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Province, terre d’inspiration, source de tout conflit! La Province oppose encore à la passion les obstacles qui créent le drame.
L'avarice, l'orgueil, la haine, l'amour, à chaque instant épiés, se cachent, se fortifient de la résistance qu'ils subissent. Contenue par les barrages de la religion, par les hiérarchies sociales, la passion s'accumule dans les cœurs.
La Province est pharisienne.
La Province croit encore au bien et au mal: elle a gardé le sens de l'indignation et du dégoût.
Paris enlève à la passion son caractère: tous les jours Phèdre y séduit Hippolyte et Thésée lui-même s'en moque.
La Province laisse encore à l'adultère tout son romanesque: le mari, l'amant, le confesseur, l'enfant y demeurent les protagonistes de tragédies admirables. Les sodomites y doivent, pour vivre, se masquer de plusieurs masques, s'envelopper d'un nuage ténébreux. Dans une ville de cent mille habitants, on n'en dénoncerait pas dix; de quelles ruses se doivent-ils s'aider et que l'assouvissement des passions y demeure périlleux! Mais à Paris, elles passent démasquées; elles ont jeté leurs couteaux et leurs masques; on ne les regarde même plus.
Paris écrème la Province: c'est vrai pour le talent, non pour la vertu.
Paris détruit les types que la Province accuse.
La Province cultive les différences: nul n'y songe à rougir de son accent, de ses manies.
Paris nous impose un uniforme; il nous met, comme ses maisons, à l'alignement; il estompe les caractères, nous réduit tous à un type commun.
Non seulement la Province seule sait encore bien haïr mais ce n'est plus que chez elle qu'une haine survit à l'homme qui la nourrit et se transmet à ses enfants.
De même qu'elle garde le secret, dans ses vastes cuisines, d'exquises recettes, c'est dans le silence, dans la pénombre de ses logis aux persiennes entre-bâillées que se montent et sont mises au point les vengeances savantes et à retardement.
Dans Paris, le bloc d'une famille se rompt, devient poussière. Paris est une ville d'individus, –d'individus accouplés, il consume les familles. La Province nourrit encore la Famille (pour combien de temps ?).
Dans Paris, ce “désert d'hommes” on ne possède essentiellement que sa valeur individuelle, mais dans une ville provinciale, chacun vaut ce que vaut sa “gens”. La famille s'y accroît sur place, s'y déploie dans l'immobilité comme un grand arbre.
Ces immenses logis de Province ressemblent à des polypiers: ils secrètent des êtres vivants qui ne se détachent guère du support original.
Beaucoup de jeunes filles, en Province, se marient dans leur ville et, s'il est possible, dans leur quartier. Depuis la guerre, elles ne quittent même pas la maison de leurs parents; rien n'est changé à leur vie, si ce n'est qu'on lâche dans leur chambre un gros lapin.
Les familles provinciales croissant et se multipliant, se suffisent à elles-mêmes; cela aussi tue la vie de société; les frères, sœurs, belles-sœurs, cousins, encombrent toutes les avenues qui déboucheraient sur d'autres milieux.
II existe dans toute bonne famille un type de femmes auquel chacune est tenue de se conformer. Les étrangères qui, par mariage, y pénètrent, risquent de mourir sans jamais avoir obtenu cette louange qui les eût consacrées: “c'est vraiment une femme de la famille”.
En Province, ce qui s'appelle vie de famille se ramène à la surveillance de chaque membre par tous les autres, et se manifeste par l'attention passionnée avec laquelle ils s'épient.
Les commentaires que suscite la moindre dérogation aux us et coutumes de la “gens” nourrissent à peu près uniquement les conversations.
Bien fin qui dira si cette attention passionnée que chacun accorde à tous les autres tient plus de l'amour que de la haine.
La Famille oppose à l'étranger un bloc sans fissure mais, à l'intérieur, que de rivalités furieuses!
O jeux de la Province! C'est à qui mariera ses filles le plus richement et le plus vite; c'est à qui le plus longtemps gardera ses domestiques.
Les membres malheureux de la Famille trouvent du secours; ils n'en sont pas abandonnés; on les entoure; on leur sait gré d'avoir besoin des autres, à condition qu'ils soient modestes et qu'ils n'aient pas l'audace de garder une servante ou un salon.
Mais en famille, il ne faut pas être trop heureux: on n'y aime pas le luxe des autres; l'esprit de famille est un esprit de justice: chaque membre, s'il veut être sympathique, doit porter sa petite croix. Celui qui n'a pas fait fortune mais qui a la santé, aime que les enfants des autres se portent mal.
Un mariage, un enterrement sont pour chaque famille une occasion de se passer en revue. II n'existe qu'une revue à date fixe: celle du Premier Janvier.
Ce qu'il y a d'admirable dans une famille provinciale, c'est qu'elle ne renie jamais ses membres, qu'elle ne rejette pas ses déchets; les plus ennuyeux, les plus bêtes, les malpropres, les idiots ont droit aux fêtes, aux solennités gastronomiques: “Ils sont de la famille”.
Dans un bourg perdu au milieu des bois ou des vignes, la lubricité trouve son compte mieux qu'à Paris.
Nous n'entendons plus l'immense appel à la débauche sur les trottoirs d'une grande ville: dans une certaine mesure, l'abondance même du poison nous mithridatise. Tant de femmes à Paris qu'on ne les voit plus, tant d'appels qu'on ne les entend plus.
Dans le silence de la campagne, l'homme entend mieux crier sa chair.
Aux champs, le désir universel devient palpable: ce nuage de pollen qui soufre l'air, cette vibration amoureuse de la prairie, –cette branche au-dessus de ta tête qui plie sous le poids de deux oiseaux; et si ta servante est jeune, ton jardin, le soir, plein de garçons comme de matous.
Tu sens battre dans tes artères le sang du monde. Tu participes à l'universelle germination.
A Paris, l'exploitation de l'amour nous en détourne, mais aux champs il nous montre une face innocente; son air de santé nous trouble, il échappe à toute métaphysique.
Les hommes de la campagne ont part à l'innocence des bêtes.
Au bord de mon fleuve, les mères se font les complices de leurs filles enamourées. La chasteté n'y est pas moquée, mais inconnue.
Le prêtre le plus austère, nul ne croit à sa vertu:
—Quand je pense, Mme Ducasse, qu'on me soupçonne...
—Hé! Monsieur le Curé, laissez dire les mauvaises langues, vous êtes jeune... vous êtes bien libre...
—Voyons, Mme Ducasse, vous n'allez pas croire...
—Vous agissez comme il vous plaît, té! Du moment que vous ne faites tort à personne...
—Mais, Mme Ducasse, encore une fois, je vous jure...
—Bien sûr, Monsieur le Curé! Hé! bé, si vous n'aviez pas le droit à votre âge!
Pas moyen d'en sortir.
Ceux qui ne l'ont jamais quittée, la nature les pétrit lentement à son image, elle les durçit, les plie à subir sans murmure ses lois aveugles, ils végètent au sens profond du terme. Toute leur vie est réglée par les astres: le soleil couché, ils ne poursuivent pas une existence factice; l'aube les éveille comme les bêtes, et comme les bêtes encore ils chassent, fouaillent la terre; le soleil seul les lave, et la pluie. Ils s'identifient avec la terre, retournent dans son sein sans murmure, –n'aiment pas que leurs ascendants subsistent au-delà du terme où il est normal d'y retourner. Ils n'appellent le médecin auprès du vieux que pour la forme et lorsqu'ils sont assurés que cette première visite sera la dernière et que le vieux n'a plus besoin de remèdes en ce monde.
Un petit drôle vient, un soir, chercher le Docteur pour son grand-père malade. “Tu es bien sûr qu'il n'est pas mort, au moins?” demande le Docteur méfiant. Le petit drôle proteste. Ils partent en cabriolet, dans la nuit d'hiver, sur la route défoncée. Pour atteindre la métairie, il faut suivre un chemin de sable en pleine ténèbre. A quelques mètres de la maison, le Docteur attache son cheval à un pin et s'avance à pas de loup. Il surprend le vacarme des rires, des chansons en patois, des bouteilles débouchées, tout l'éclat d'une joie immense parce que le vieux est mort. Mais le petit drôle, à toutes jambes, court dénoncer la venue du Docteur et donne l'alarme. En une seconde, les pleurs succèdent aux rires, les chansons se muent en cris et en lamentations.
La terre ne laisse pas le temps aux hommes de soigner leurs malades. L'usage est de faire la nuit dans la chambre du patient, de tirer les rideaux de la fenêtre et du lit, de le laisser tout le jour sans air et sans lumière.
En dépit des chemins de fer, des autos, des journaux, de l'instruction, il existe dans la campagne une âme primitive que rien n'entame. Dans nos landes, une noce de métayers en route pour l'église, s'annonce bien avant d'arriver au bourg par une mélopée sauvage, une sorte de hululement qui jaillit du plus noir des époques oubliées.
Cybèle a plus d'adorateurs en France que le Christ. Le paysan ne connaît qu'une religion, celle de la terre. II possède la terre bien moins qu'il n'en est possédé. Il lui donne sa vie, elle le dévore vivant. Le service de Cybèle détruit la jeunesse des femmes. Une femme dès quinze ans se marie pour que la métairie s'enrichisse d'un mâle et pour fournir la terre d'enfants. Même enceinte, la femme travaille aux champs. La campagne est peuplée de vieilles édentées qui ont vingt-cinq ans.
Un homme intelligent, curieux des choses de l'esprit et qui n'a jamais quitté sa campagne, s'enlise presque toujours dans une spécialité, se borne, se limite à un sujet local. Sans ressources extérieures, sans instrument de travail, il vit sur son propre fond, s'épuise, la somnolence universelle le gagne. Celui-là n'a pas besoin d'opium. Pour sa commodité, il arrête l'histoire du monde et des idées à une certaine époque et ne veut rien connaître au-delà.
Quel péril, pour un homme intelligent: que l'absence de témoins! L'homme le plus attentif ne se voit bien que dans les yeux des autres.
A la campagne, un homme cultivé sait qu'on le moque pour ce qu'il a de supérieur, mais rien ne l'avertit de ses vrais ridicules que nul ne lui dénonce.
Combien de gens, en France, ont-ils le courage d'être corrects, d'être lavés pour eux-mêmes? Cet homme que vous connûtes délicat, regardez-le: rongé de barbe, de crasse.
Le monde sert à cela surtout: il nous surveille, nous oblige à nous tenir sur nos gardes. Il nous détourne de nous-mêmes, nous divertit: A la campagne, je deviens ma propre proie.
Aucun autre événement, dans les journées de Province, que les repas. La cuisine est la pièce principale de la maison. Dans les bonnes familles, il existe presque toujours deux cuisines: l'une où se tient la dame, où elle reçoit ses métayers, fait elle-même ses terrines, ses confits, l'autre où la cuisinière prépare les sauces incomparables de chaque jour.
La vie domestique se concentre autour du feu sacré de la cuisine. Le “salon de compagnie” dort derrière les persiennes fermées et sous des housses éternelles.
Toute mon enfance provinciale, une odeur de cuisine à la graisse de confit l'évoque.
A la campagne, le bourgeois, celui qui possède, connu de tous, épié par tous, doit flatter le plus grand nombre; il épouse les opinions avancées par prudence, par peur, il aspire à figurer dans les cadres politiques.
Le paysan vote, les yeux fermés, à gauche, il est sûr de ne pas se tromper en votant contre ceux qui vont à la messe et qui se lavent les mains. Il exècre tout ce qui se distingue: par les idées, par les occupations, par le costume.
Pour qui connaît la Province, c'est d'un péché capital qu'est né la France contemporaine: l'Envie.
Le paysan se méfie des histoires de l'autre monde et de ceux qui les lui racontent.
Il croit que chacun cherche comme lui son intérêt. C'est un malin qui ne veut pas qu'on le roule.
Comment faire pour mettre la religion à sa portée? Autant qu'on la réduise, elle ne sera jamais assez basse.
L'épreuve écrasante du Curé de campagne, c'est la certitude qu'aucune de ses ouailles ne croit plus avoir besoin de lui.
Ils appellent le prêtre pour bénir le parc à cochon. Si la religion était une sorcellerie exploitée par des habiles, elle aurait vite fait de reconquérir la campagne.
Le même paysan qui naguère haïssait le curé bien nourri et invité au Château, le méprise aujourd'hui que sa soutane est verdie, qu'il n'a plus de servante et ne mange pas à sa faim. Sans doute l'attrait des gros salaires, du cinéma vident les provinces au profit de Paris et des grandes villes industrielles. Pourtant le paysan s'enrichit; il aurait tout à gagner en demeurant sur sa terre. Des cinémas ambulants s'installent chaque semaine sur la place principale, et la jeunesse campagnarde danse autant que celle des villes. Enfin l'alcool a partout le même goût. Mais les câbles sont rompus qui retenaient l'homme immobile. La Religion morte, les liens familiaux desserrés, l'homme tranquille qui naissait, vivait, mourait sur place, n'a plus d'amarres: il dérive.
La terre exige un travail forcené de l'aube à la nuit. Le paysan découvre à son tour qu'il existe un bien plus précieux que l'argent: le loisir. Il fallait de fameuses ancres pour attacher à la terre cette part de l'humanité qui nourrit l'autre.
La race la plus âpre, la plus soumise à la matière, voici qu'elle sacrifie son intérêt sordide à la recherche d'un bonheur indéterminé. Une métairie perdue dans les bois, même si elle enrichit le métayer, risque de demeurer vide: jusqu'au paysan qui ne peut plus rester seul avec son propre cœur!
Les autos violent la campagne, elles entretiennent dans l'esprit de ceux qui les regardent passer la nostalgie du voyage. Autrefois, le chemineau faisait horreur, le saltimbanque était méprisé. Les sédentaires se jugeaient supérieurs aux errants. Aujourd'hui, l'homme immobile regarde l'homme bolide écraser sa volaille et disparaître dans une poussière de gloire.
L'affreux de la vie à la campagne, c'est d'être livré sans recours à la pluie, à la boue, à la neige, à la nuit. Notre vie de Paris échappe aux phénomènes atmosphériques; son rythme ne dépend pas de la météorologie. A la campagne en proie au mauvais temps, l’homme des villes découvre qu’il est un animal inadapté. Comment vivre? Comment la pensée subsiste-t-elle sur ce globe inondé, glacé, ténébreux?
Douceur de la parole humaine? C’est à la campagne que je découvre qu’il est au-dessus de mes forces de ne parler qu’à moi-même.
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1926-09-01
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Notes sur la Province
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MEL_0108
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4e année, t.IV, n°43, p.1-10
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François MAURIAC
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André Lafon
André Lafon avait tout de même accepté de me rejoindre à Malagar au mois d'août 1914. Quand s'allongeraient démesurément les ombres des peupliers, nous dînerions en face des collines noires. Rien ne présageait que le moindre événement pût troubler les plus calmes, les plus silencieuses vacances. De grandes chaleurs donnaient tout son prix à ce domaine assez élevé pour ne perdre aucun souffle. Les vastes horizons du côté de Sauternes et des Landes empêchent qu'on y souffre de l'immobilité...
L'accueil qu'André Lafon fit à la guerre témoigne de son détachement absolu. Il aurait pu s'appliquer la réflexion de Pascal: “Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main oh! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur! La nécessité et les événements en sont infailliblement”. André Lafon montra une soumission, un abandon d'enfant qui ferme les yeux parce que son père lui tient la main. Certes, rien en lui d'un Psichari, soldat de métier qui aime l'action et pour qui la guerre est une épreuve attendue, désirée et, de tous les sacrifices, celui que le cœur accepte avec la plus joyeuse passion. André n'était pas exactement “un jeune homme d'aujourd'hui”. Il allait se promener le dimanche avec un volume des Confessions de Jean-Jacques dans sa poche et ne mettait rien au-dessus de Dostoïevski, de Charles-Louis Philippe, de Francis Jammes. Les raisons du cœur chez lui, se moquaient de la raison. Mais attaché à sa terre aussi profondément qu'un arbre, et y puisant sa plus secrète nourriture, il se faisait de la patrie une image concrète, familière, adorée. De même que dans le cœur d'un Maurice de Guérin, si Dieu, chez André, parfois s'était heurté à Cybèle, ce ne fut jamais qu'à la Cybèle dont le visage sourit entre la Mer du Nord et les Pyrénées. Dans le wagon, il s'indignait de me voir lire ou sommeiller et détourner, un seul instant, mes yeux du paysage. Malgré sa hâte de retrouver Blaye, la chambre de son enfance ornée de livres de prix et de daguerréotypes, il succombait toujours à la tentation d'une halte à Blois, à Chartres. Le dernier cadeau qu'il m'offrit –car ce pauvre avait la folie de donner et je suis comblé de ses souvenirs– c'est une petite croix d'or achetée chez un bijoutier de Saumur et dont il m'avait écrit: “Voici peut-être la croix d'Eugénie Grandet...” Après son Grand Prix, je lui conseillai un voyage en Italie. Il ne s'y fût jamais décidé avant d'avoir visité la dernière sous-préfecture de France.
Auxiliaire et non d'abord appelé, il attendit à Blaye le conseil de révision en soignant les premiers blessés. Ce qu'il m'écrivit des prisonniers allemands qu'il put voir dans la sous-préfecture étonne par l'absence complète d'emphase, soit guerrière, soit humanitaire –à une époque où les plus simples forçaient la voix, où tout le monde se reconnaissait le droit d'être emphatique: “Sur les douze cents prisonniers infligés à notre petite ville, trois cents sont blessés, et la plupart atrocement; il n'y a plus de place, plus de pansements, ces malheureux sont dehors, sous des tentes, dans les fossés du fort et la plus horrible puanteur les environne. Ils sont blessés et pansés depuis six ou sept jours et il n'y a pas assez de mains charitables pour verser le baume sur tant de membres rompus. Devant cette misère d'un autre âge je me demande si nos ennemis qui, eux, achèvent ne sont pas plus humains que nous. Peut-être blâmez-vous mon indulgence mais toute colère tombe devant ces loques humaines qui ne sont plus que des victimes de l'immense catastrophe actuelle... Je perçois la même détresse dans le regard de ces vaincus tombés et dans celui de nos frères blessés; et certains (annexés peut-être), ont si peu dans le visage de cette brutalité qu'on dit les distinguer! J'ai vu un de ces hommes ne prendre que deux grains d'une grappe de raisin qu'on lui tendait au sortir du train, et la passer au voisin plus malade; la grappe a fait ainsi le tour de la tente où dix malheureux gisaient dans leur sang corrompu...”
André terminait cette lettre par ces mots: “Ce que je sais, c'est que je n'oserai plus vivre si le sort me fait rester ici.”
Le 7 Novembre 1914 il pouvait m'annoncer enfin: “Voilà qui est fait. Avant peu j'aurai l'uniforme; je viens d'être versé dans le service armé... Je suis comme délivré de l'humiliation que j'éprouvais à demeurer inemployé sans raison valable.”
Ce rêveur de trente ans, mal entraîné aux fatigues du corps, était merveilleusement préparé pour souffrir, pour être froissé, d'abord à la caserne de Libourne, puis au camp de Souge près de Bordeaux, et pourtant ses dernières lettres nous montrent de quel visage serein il accueillit l'épreuve:
“…J'ai revu toutes les étoiles à la fois par une belle nuit sur les routes, et dormi, chaque soir, assez chaudement dans la paille. La grossièreté des chambrées, l'obscurité des chants de marche ne sont pas une légende, mais il faut se garder de juger les cœurs là-dessus et de s'en laisser abattre au début. J'ai trouvé chez mes camarades, jeunes ou vieux, de la loyauté, une vraie bravoure, avec, chez les plus humbles, le désir de rendre service et de reconnaître le moindre bienfait. J'ai éprouvé aussi, mon ami, que la Foi est bien la seule consolation des hommes, la plus puissante en tout cas. L'heure où, à l'abri de ma couverture, et tandis qu'autour de moi on se chicane, on s'injurie, je puis dire mon chapelet, cette heure me délivre du poids terrible de la journée et, plus que le sommeil, me rend des forces pour le lendemain... J'ai fait la connaissance d'un jeune séminariste et d'un novice de Fiesole... et cela m'est très doux.”
Souge est un camp désolé dans la Lande. Certes, André ne me célait pas sa peine aux heures trop lourdes, mais toujours soumis il ne demandait qu'à Dieu le secours et le réconfort. A peine une plainte, le jour de Noël 1914 où il lui fut défendu d'aller dans sa famille, –et puis il avait vu, la veille, un départ de volontaires: “Des petits 1916 à qui je m'étais attaché; ceux qui venaient, le soir, lire ou causer autour de ma bougie... Je prie beaucoup et me sens plus que jamais uni à Notre-Seigneur. J'ai pu, hier soir, m'étant adressé en haut-lieu, aller à quelques kilomètres chercher la messe de Minuit. J'ai trouvé un jeune prêtre solitaire dans sa modeste église romane. J'ai veillé dans sa chambre près de lui...”
Toutes ses lettres, à son insu, trahissent l'influence qu'il prenait sur ses jeunes camarades et le rayonnement extraordinaire de cette âme: “Je vous écris sur mes genoux, à la lueur d'une bougie dont la clarté fait se grouper quelques camarades: l'un mange, l'autre fume, l'autre coud, un autre dort qui est un enfant de dix-sept ans venu du Vénézuéla servir la France, et qui a froid.”
Un dimanche de Mars 1915 nous nous rencontrâmes à Malagar pour la dernière fois. Rien ne m'avertissait du don que Dieu me faisait sur cette terrasse d'oü nous avions vu s'obscurcir tant de beaux jours heureux. André, qui n'avait qu'une heure à me donner, voulut respirer l'odeur du salon. Puis, nous nous assîmes devant le point de vue. Il toussait un peu. Des nuages glissaient sur les collines basses. Je revois ce visage régulier, ce front haut, cette bouche un peu lourde: il ramassa des violettes. A l'instant du départ nous nous sommes embrassés. De la terrasse, j'ai pu suivre longtemps ce nuage de poussière qui emportait mon ami dans l'éternité. Si rien ne désigna à mon cœur la solennité de cet adieu, peut-être en avait-il reçu la révélation, lui qui m'écrivait peu après: “Le plaisir que j'eus dimanche à me rendre et à demeurer quelques instants auprès de vous m'a aidé à passer la semaine. Je me suis ému de retrouver Malagar et j'en ai gardé quelque chose qui a persisté dans mon souvenir tous ces jours-ci. Il a toute la poésie des vieilles demeures et j'y retrouve jusqu'au parfum de fruits et d'anciennes cretonnes et qui était celui de la Grangère et de mes vacances d'enfant heureux. J'ai béni M... qui m'a permis ce beau voyage: la route était fleurie et les clochers qui la jalonnent semblaient sonner plutôt pour le printemps revenu que pour les vêpres commençantes... La semaine monotone a repris dès le lendemain. Nous couchons maintenant à la belle étoile... Le seul désespoir de ma mère me retient et me torture... Que faire? Je mets mon sort aux mains de Dieu et me tiens prêt à répondre à son appel.
...Je me réfugie et m'apaise en pensée près de vous, quelquefois, le soir, après les durs exercices. Je sors à la tombée du jour; il y a, près du camp, un modeste village tout tintant de clarines dans l'église duquel je vais... J'y pense à vous et à ceux qui vous aiment.”
Un dimanche, il cueillit son dernier bouquet de lilas, à Saint-Ciers-sur-Gironde. Quelques jours après, une angine le retint à l'infirmerie. Les symptômes de la scarlatine se manifestèrent; il fut transporté à Bordeaux (à l'hôpital militaire du Cours Saint-Jean). Il n'a pas vu rôder la mort. Un lourd sommeil l'a abattu dont il s'est réveillé auprès du Père, le 5 mai 1915.
Ses parents ne purent lui fermer les yeux. Je ne l'ai pas enseveli mais me suis agenouillé seulement devant son cercueil. Il glissa sans secousse, sans surprise, d’un songe éternel à l'éternelle réalité –depuis longtemps détaché, emporté par un flot de grâce– trop enclin peut-être à la contemplation du monde invisible pour avoir eu conscience du passage– voyageur qui imaginait avec tant d'amour l'île bienheureuse dont le vaisseau approche, qu'il reconnaît ce port inconnu et qu'il pénètre sans étonnement dans cette lumière.
André ne devait pas s'échapper de la vie par une porte sublime. Il fallait que cet humble fût un numéro dans une salle. Il lui fallait ce lit d'hôpital, cette agonie sans témoins.
Je songe qu'il doit à cette fin la plus obscure de reposer au cimetière où le menaient ses promenades du dimanche lorsqu'il était un petit enfant et que, poète et souffrant, il continua de chérir. André n'a jamais séparé dans sa tendresse la cité des morts de celle des vivants, comme il le dit dans cette prière de La Maison sur la Rive:
“Mon feu s'éteint. Rien ne bruit plus sur la petite ville. Voyez-la, ô mon Dieu, toute paisible, étagée au bord du grand fleuve où vous l'avez voulue; ceinte et comme défendue au loin par ses champs plantés de ceps bas, hérissés de piquets; ne souffrez pas que la discorde, que la misère viennent sur elle; bannissez-en l'impiété; éloignez l'insecte nuisible aux racines et aux fruits; donnez chaque année une belle récolte à ceux qui peinent pour l'obtenir; que votre miséricorde descende sur nous; qu'elle descende aussi sur l'autre cité de pierre où reposent tant de morts, où chaque étroite maison porte votre croix; sur l'enclos béni d'où le silence qui s'y retire pendant le jour semble dès le crépuscule s'élever et s'étendre sur la ville sommeillante comme pour faire plus profonde notre communion avec les morts.”
Puisse cette miséricorde qu'appelaient ses mains levées au-dessus de la ville, accueillir dans l'éternité le poète au simple cœur.
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