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— Le problème du romancier catholique, nous savons que c'est l'essentiel problème qui s'est posé à vous, celui qu'avec le meilleur de vous-même, dans un engagement total et dernier, vous avez résolu. Nous ne voudrions pas être indiscrets. Et cependant c'est sur votre vie la plus intime que nous osons vous interroger; mais depuis longtemps, par nécessité, par vocation, vous vous êtes livré à nous. Et vous savez que nous ne nous lassons pas d'un don si généreux; que toujours vos luttes, vos joies, votre mal même et vos révoltes ont été notre bien. Ce que nous vous demandons de nous redire, n'est-ce pas votre combat avec l'Ange?
—J'ai toujours pensé, dit l'auteur de la Fin de la Nuit, que parmi les hommes, le romancier était celui auquel est réservé le plus difficile destin; j'ai dit de lui qu'il ressemblait à Dieu —qu'il était “le singe de Dieu”. N'est-il pas créateur d'êtres vivants, inventeur de destinées, maître des événements et des catastrophes qu'impunément, selon son bon plaisir et pour sa plus grande gloire il entrecroise, organise, fait aboutir? Ses créatures sont, elles aussi, immortelles, s'il a vraiment su prendre le pouvoir de les faire vivre.
Pouvoir redoutable qui s'exerce au cœur de la réalité, va fouiller jusqu'au plus secret d'elle-même la créature qu'il anime. Pouvoir convoité depuis le premier jour par l'homme avide de posséder la “Science du Bien et du Mal”, et qui l'a perdu. Poussé par le même orgueil à enfreindre la même défense, le romancier osera-t-il se targuer d'un privilège, sera-t-il assez fou pour se croire immunisé, hors de l'atteinte du mal, ou, ce qui serait pire, voué à pactiser avec lui? Chrétien, le romancier est acculé à choisir entre deux appels, celui de son art et celui de sa foi. Où trouvera-t-il le triste courage de porter, en plus de ses fautes, les souillures dont il charge les êtres de chair, les coupables personnages qui naissent et frémissent en lui? Aucune pensée ne m'a troublé davantage que la condamnation portée un jour par Maritain contre l'audace du romancier. C'est à propos de l'influence de Rousseau qu'il dit: “Il y a un secret des cœurs qui est fermé aux anges, ouvert seulement à la science sacerdotale du Christ. Un Freud aujourd'hui, par des ruses de psychologue, entreprend de le violer. Le Christ a posé son regard dans les yeux de la femme adultère et tout percé jusqu'au fond: Lui seul le pouvait sans souillure. Tout romancier lit sans vergogne dans ces pauvres yeux, et mène son lecteur au spectacle.”
Cette responsabilité m'accablait et me révoltait. Ces mystères de la sensibilité dont Maritain nous adjure de détourner notre regard, Proust nous a enseigné que c'est par eux que nous atteignons le tout de l'homme, notre but; il nous flatte de l'espoir qu'en violant ce qu'il y a de plus secret dans l'être humain nous avancerons dans sa connaissance plus loin que nos devanciers; et il est certain qu'au-delà des conflits traditionnellement étudiés par nos maîtres, de Balzac à Bourget, au-delà de la vie sociale, familiale d'un homme, au-delà des gestes que lui imposent son milieu, son métier, ses idées, ses croyances, existe une vie plus secrète: c'est souvent au fond de cette boue cachée à tous les yeux, que gît la clef qui nous le livre tout entier. Et mettre en lumière le plus individuel d'un cœur, le plus particulier, le plus distinct, ce par quoi, au-delà des apparences uniformes imposées par le cadre de la vie moderne, un homme reste “le plus irremplaçable des êtres”, n'est-ce pas à quoi nous devons nous appliquer ?
Je crois, poursuit Mauriac, que c'est dans une totale sincérité, dans un respect et un désir de vérité humaine aussi complète que possible que le chrétien pourra échapper au remords d'être romancier. Au-delà du conformisme auquel est extérieurement soumis l'homme, le romancier sait découvrir, dénuder la personne incomparable souillée de son péché. Mais au-delà du mal intime le chrétien est sûr qu'une autre lumière, pure celle-là, et divine, apparaîtra aux regards inquiets du romancier, à laquelle il devra rendre témoignage.
J'ai parlé plusieurs fois d'une “absence infinie” dans l'œuvre magistrale de Proust. Je pense, en effet, qu'en lui le romancier s'est accompli totalement mais qu'il lui a manqué une sincérité ultime, un dernier et profond regard qui lui aurait révélé qu'une certaine foi en un monde différent, qu'une aspiration fait partie intégrante de notre cœur au même titre que les passions les plus basses. C'est parce qu'il a vu dans ses criminelles et dans ses prostituées des êtres déchus mais rachetés, que l'œuvre du chrétien Dostoïevsky domine celle de Proust.
—M. Maritain, que vous citiez tout à l'heure, n'a-t-il pas donné la règle d'or de cette sincérité difficile, en affirmant qu'elle doit se réaliser sans connivence avec le mal qu'elle peint, sans avilissement à son contact.
—On ne peint pas de haut des créatures avilies. Elles doivent être, pour vivre, plus fortes que leur créateur. Il ne les conduit pas; c'est elles qui l'entraînent. S'il n'y a pas connivence, il y aura jugement, intervention, et l'œuvre sera manquée. Il faudrait être un saint... mais alors, on n'écrirait pas de roman.
Un écrivain catholique n'est pas un triomphant mais un militant en danger. Dans chacune de ses œuvres il se risque tout entier, corps et âme. Il avance sur une crête étroite entre deux abîmes: ne pas scandaliser, mais ne pas mentir; ne pas exciter les convoitises de la chair mais se garder aussi de falsifier la vie. Il joue avec le feu et se brûle. Mais c'est au prix d'un tel risque qu'il se sauvera entier. Il est le sel qui ne doit pas s'affadir. Une hérésie de la fadeur existe —sur laquelle je préfère ne point porter de jugement. Ce n'est point avec elle que j'ai à lutter, mais avec moi-même, avec ce mal trop aimable qu'il n'appartient qu'à la grâce de vaincre tout à fait.
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Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1935-03-25
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Enquête sur le problème du romancier catholique (entretien)
Publisher
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La Vie intellectuelle
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MEL_0121
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7e année, p.478-481
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Interview
Enquête
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Xavier de LIGNAC
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<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328890612/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF</a>
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Français
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François MAURIAC
Emile BAUMANN
Henry BORDEAUX
Jacques MADAULE
Joseph MALÈGUE
Henri POURRAT
Henri DANIEL-ROPS
Gabriel MARCEL
Subject
The topic of the resource
roman, péché, intimité, création
Description
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Répondant à une interview, François Mauriac montre que le créateur de romans, pour rendre compte de la vérité humaine, doit fouiller l’intimité des êtres et évoluer dangereusement au contact du péché.
création
intimité
péché
roman
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Texte
Ressource textuelle
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J'avais l'espoir de vaincre, en avançant dans ce travail, l'impression de témérité, et presque de sacrilège qui m'avait troublé d'abord. Mais le livre fini, je n'éprouve pas une moindre honte. En vain, pour ne pas demeurer seul avec Blaise Pascal, ai-je eu recours à l'ombre de sa sœur Jacqueline: la présence de cet orgueilleux ange n'a pas allégé l'atmosphère.
Nous ne devrions jamais rien écrire sur les maîtres qui ne sont pas de notre race. Tout le génie de Racine n'empêchait pas un romancier d'entrer sans trop de peine dans ses sentiments; mais l'univers du géomètre Pascal, comment ne lui serait-il fermé? Il est vrai que ce savant mettait l'étude de l'homme fort au-dessus des sciences abstraites. Et puis l'on me rassure en disant: “Vous ne vous occupez que du chrétien...” Non: nul n'a le droit de se tailler, dans ce prodigieux esprit, un petit grand homme à sa mesure. L'unité, l'autonomie, voilà ce qui frappe d'abord dans Pascal; il n'est rien en lui qui ne corresponde à l'ensemble. L'observateur du cœur humain use des méthodes qu'a inventées le géomètre ou le physicien, et tel écrit sur l'esprit géométrique, une préface au Traité du vide, nous éclairent le développement de sa pensée religieuse. Et comme l'œuvre de Pascal est chargée de tout le futur, qu'elle porte le germe en elle de la science moderne, le don d'universalité doit être exigé de ses historiens.
Nous l'admirons dans plusieurs d'entre eux. Car il y a cela aussi qui achève de me confondre: Pascal a attiré et retenu les meilleurs esprits de chaque génération. Du côté où, psychologue de profession, j'eusse pu m'engager à la suite de Sainte-Beuve, avec une timide espérance, M. Henri Bremond m'a précédé: c'est dire que je n'ai plus rien à dire. Après avoir lu son admirable Prière de Pascal (“ Histoire du Sentiment religieux”, tome IV), je me sens bien ridicule avec ma petite lanterne.
Du moins ce livre peut-il inciter quelques lecteurs à chercher auprès des maîtres une réponse aux questions qui se posent à chaque instant de cette vie: Pascal a-t-il aimé? Pascal fut-il un pécheur? A-t-il été plus janséniste que catholique? S'est-t-il rétracté au moment de mourir?
Peut-être aussi quelques-uns sauront-ils gré à l'auteur du présent ouvrage de cette familiarité qui est chez lui signe d'admiration et qui l'oblige de chercher, au delà de l'immense génie, l'homme charnel, le semblable, le frère. Presque tous les historiens de Pascal gardent en sa présence une attitude un peu figée; ils sont comme frappés de respect, ils tombent à genoux devant lui, selon l'exemple donné par Boutroux dont on se rappelle l'exorde fameux: “Pascal, avant d'écrire, se mettait à genoux, et priait l'Être infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s'accordât avec cette bassesse. Par les humiliations il s'offrait aux inspirations. Il semble que celui qui veut connaître un si haut et si rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue, et, tout en usant selon ses forces de l'érudition, de l'analyse et de la critique, qui sont nos instruments naturels, chercher dans un docile abandon à l'influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui seule peut donner ci nos efforts la direction et l'efficace.”
Déification de Pascal contre laquelle il faut se tenir en garde. Le culte qui lui est voué n'apparaîtra pas ici dans un “docile abandon”, mais dans des résistances. Je n'ai pas craint de découvrir le péché capital qui ronge ce grand homme et qu'il n'a vaincu qu'à la fin de sa vie (où ce fut sa victoire que de redevenir un enfant): l'orgueil, cet orgueil pascalien dont Jacqueline est atteinte au même degré que lui, qu'a développé dangereusement l'atmosphère de la fameuse abbaye, et qui a inspiré au pamphlétaire des Petites Lettres tout ce qu'il a fait de mal. “Libido sciendi, libido dominandi”, ces deux fleuves de Babylone n'ont été pour lui qu'un seul fleuve de feu qui longtemps l'a roulé.
Enfin, même si ce livre ne présentait pour personne le moindre intérêt, il lui resterait d'avoir beaucoup aidé son auteur à se mieux connaître. Chaque page témoigne d'une réaction vive contre le Jansénisme, et qui va jusqu'à l'horreur. Pourtant trop de critiques ont relevé dans l'œuvre du romancier des traces de cette hérésie, pour qu'il puisse douter d'en avoir subi quelque atteinte. On peut dire, en gros, que beaucoup de ses personnages sont pris ou rejetés par une grâce dont aucun mouvement libre, chez la créature, ne complique le jeu souverain. Il y a une certaine manière de mettre l'accent sur la nature invinciblement corrompue, sur l'irrésistibilité de la concupiscence, sur la délectation victorieuse de la grâce, qui porte la marque de Port-Royal; et cette marque se retrouve jusque dans des récits qui eussent fait horreur à ces messieurs (bien qu'ils aient été indulgents à Phèdre “malgré soi perfide, incestueuse”).
L'exemple de Pascal peut aider le romancier à se juger plus clairement. Tandis qu'il discerne que c'est sa raison qui rejette avec horreur le Jansénisme, et sa sensibilité qui en demeure pénétrée, il voit au contraire chez Pascal une raison asservie à l'atroce logique janséniste et un cœur délivré par les inspirations, par les illuminations, par des signes sensibles qui le persuadent merveilleusement de son propre salut. Car peut-être n'ai-je pas assez appuyé dans ces pages sur ce Pascal réjoui, évidemment choisi, élu avec éclat (la Nuit de feu, le Miracle de la Sainte Epine), et qui ressemble si peu au Pascal de la légende. Toute l'angoisse que dans les Pensées il prête à l'homme sans Dieu, les critiques ont cru que lui-même l'éprouvait. Mais la part de l'autobiographie, dans les Pensées, est plus réduite qu'on n'imagine, et les traits noirs dont il use pour marquer la destinée de ceux qui refusent la lumière, ne concernent en rien ce bienheureux malade.
M'accusera-t-on de blasphème? J'ai eu le dessein de me défendre contre l'éblouissement de la sainteté et du génie, et de retrouver en lui les faiblesses, les misères, la concupiscence, l'orgueil, l'ambition dont il avoue lui-même qu'il a été possédé, tout cela qui nous permet de le comprendre; car c'est par leur misère que nous tenons aux grands hommes: “On tient à eux, nous enseigne Pascal, par le bout par où ils tiennent au peuple; car quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis au moindre des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non; s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.”
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1931-04-10
Title
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L'Orgueil de Pascal
Publisher
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La Vie intellectuelle
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MEL_0118
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4e année, n°1, p.104-108
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Critique littéraire
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François MAURIAC
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Français
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Ressource textuelle
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Au-delà des interprétations et des commentaires accumulés pendant des siècles, nous nous efforçons de dégager la personne humaine du Christ, telle que la contemplaient ceux qui se demandaient les uns aux autres: “Qui est cet homme?” Qu'ils fussent attirés, ou, au contraire, enclins à le haïr, il apparaissait, à leurs yeux, comme un homme entre les hommes, aux caractères accusés, irritants, adorables. Et sans doute, certains s'acharnaient-ils contre cet inconnu avec une passion décuplée par le mouvement intérieur qui les portait vers lui et qu'ils voulaient dominer coûte que coûte.
Si personne jamais ne put le convaincre de péché, du moins les méchants pouvaient-ils interpréter avec malice certains traits de sa nature. Nous savons maintenant qu'il était l'amour vivant, que l'amour était la source de cette violence, de cette impatience dont frémit encore chacune de ses paroles. Mais la plupart de ceux au milieu desquels il vivait ne pressentaient rien de cet amour. En revanche, ils entendaient ces imprécations, ces menaces, parfois suivies d'effet; ils virent un jour le fouet cingler les épaules des marchands. Ils constataient cette exigence stupéfiante qu'il affichait, d'être préféré à tout le reste du monde; et non seulement d'être le plus aimé, mais d'être le seul aimé. Ils trouvaient scandaleux ce parti-pris de déchirer les êtres, de les séparer les uns des autres, de rompre les liens du sang, et, pour finir, de vouer ceux qui l'avaient suivi à la haine, à la persécution et au martyre.
Le Fils de l'homme n'a pas beaucoup de temps pour se délivrer de son secret. A la dernière montée vers Jérusalem, il pourrait croire que rien n'est fait encore, que personne ne sait pourquoi il est venu. Il est venu allumer un feu qui doit embraser la terre et la renouveler, et seules quelques âmes commencent d'être ardentes! Même ses proches amis en sont à attendre de lui une réussite temporelle. Au sujet des plus limpides paraboles, ils lui posent des questions d'enfant. Dès qu'il leur parle ouvertement, ils s'étonnent et s'attristent. Il lui reste à peine quelques semaines; impossible de ménager ces Juifs: ni ceux qui cherchent à le lapider, ni ceux qui veulent faire de lui un roi. Voilà donc ce que, déjà au terme de sa course, le Fils de l'homme a pu obtenir de ses amis et de ses ennemis: une menace de lapidation, l'offre d'une royauté éphémère! Ce n'est pas sans doute qu'il juge méprisable cette fidélité, ni même ces espoirs un peu sordides... Mais quand il ne sera plus là, qu'attendre de ces pauvres incendiaires chargés de porter le feu aux quatre coins du monde? Il faudra donc que l'Esprit fasse tout en eux...
Oui, il y a je ne sais quoi de pressé, de haletant, et même d'irrité dans certaines exclamations du Christ: “Et vous non plus, vous ne comprenez pas? Êtes-vous donc aussi sans intelligence?”
En vérité, quand il s'irrite vraiment, et qu'il ne retient pas les imprécations ni les malédictions, il s'adresse toujours à des groupes, à des castes, jamais à un homme en particulier. Dès qu'il se trouve devant une âme, fût-ce celle de Judas, il se démasque, et c'est la face de l'amour qui apparaît. Il hait et maudit la richesse; il crie: “Malheur aux riches!” Il leur ferme la porte du ciel. Mais il lui suffit d'un regard sur le jeune homme riche, et déjà il l'aime.
Et de même, Jésus dénonce l'adultère, et son exigence va jusqu'à vouloir que ses disciples arrachent leur œil plutôt que de céder au désir impur. Il impose d'un seul coup à ces hommes charnels cette pureté du cœur contre laquelle l'humanité regimbera jusqu'à la consommation des siècles; il jette dans les ténèbres extérieures, avec une douceur terrible et en l'appelant son ami, l'homme qui n'est pas revêtu de la robe nuptiale. Oui... mais cet homme est le personnage d'une parabole. Dès que Jésus rencontre une créature de chair qui a péché dans sa chair, il lui adresse les mots dont se nourrit encore l'espérance humaine (le plus humble chrétien connaît cette grâce, lisant par exemple l'évangile de la femme adultère, d'entendre soudain, comme si elle s'adressait à lui-même en particulier, la parole : “Et moi non plus, je ne te condamnerai pas...”). Ses menaces aux scandaleux font frémir: “Il vaudrait mieux leur attacher une meule de moulin au cou...” Et pourtant, voici une femme de mauvaise vie par qui beaucoup d'âmes ont été entraînées au mal... Cette Madeleine, bénie dans les siècles! Sans doute, touchons-nous ici à ce qui devait frapper et irriter au plus haut point les ennemis du Christ. Les paroles de pardon et d'amour adressées à Marie-Madeleine décident Judas à le trahir. Ce qui choquait les habiles, dans le Christ, c'était ce que nous appellerions aujourd'hui son illogisme. Il s'asseyait à la table des publicains après avoir maudit la richesse; il jetait l'anathème à des hommes d'une grande vertu apparente et refusait de leur dire qui il était. Mais, un soir, au bord de la route, reprenant souffle sur la margelle d'un puits, il se révélait à cette Samaritaine adultère qui l'interrogeait au sujet du Messie: “Je le suis, moi qui te parle.” Et le secret qu'il avait refusé de confier aux scribes et aux pharisiens, il le livrait à un pauvre mendiant, à cet aveugle-né qui, tombant à ses pieds, l'adora. C'est que cette créature coupable à laquelle il s'adresse en particulier, Jésus la voit d'un regard de Dieu qui embrasse le réseau infini des hérédités, la chaîne sans fin des effets et des causes: l'amour tient sous son regard cet écheveau d'une seule âme. Lui seul, le Fils de Dieu, peut mesurer la conséquence infinie, dans cette âme pécheresse, du moindre soupir vers lui: “Seigneur, souvenez-vous de moi...” Et voici le pauvre larron qui entre avec son Dieu au corps déchiré (on pourrait confondre leurs deux corps) dans la gloire.
La justice de l'amour apparaît aux pharisiens et aux sages de tous les siècles comme un comble d'injustice. Il sera donné à celui qui a déjà reçu, les ouvriers de la première heure ne touchent pas plus que ceux de la dernière, ni le fils aîné plus que le prodigue: le cœur du Christ a des raisons que notre raison ne connaît pas, et contre lesquelles notre sagesse s'irrite. Ses pensées ne sont pas nos pensées... Et c'est pourquoi ses ennemis feignaient de croire qu'il avait une prédilection pour le pécheur, en tant que pécheur. Au vrai, comment le Christ eut-il aimé le péché par lequel son corps ne fut plus qu'une plaie? Mais il est venu sauver ce qui était perdu, c'est son affaire que notre conversion: il nous préfère nous, pécheurs, comme un homme préfère l'objet de son travail. Peut-être aussi (mais n'est-ce pas beaucoup s'avancer?) discerne-t-il chez tel ou tel, que l'amour humain égara, un cœur exigeant, —et c'est justement cette race de cœurs exigeants qu'il charge de conquérir le monde en son nom. Lui seul, qui voit le secret des êtres, découvre la richesse intérieure, le trésor sans prix que dilapide, au hasard des passions, une Marie-Madeleine. Peut-être enfin obtient-il plus aisément du pécheur repenti cette reddition dernière où un cœur lui est tout livré et ne se débat plus. Le pécheur n'a pas à le croire sur parole, comme les purs, lorsqu'il l'assure de sa misère. Le pécheur ne connaît pas son infamie par ouï-dire. Il a traversé ce désert, et ses pieds saignent encore. Il a été ce lépreux, il a eu ces mouches immobiles sur ses plaies; il a gardé les pourceaux, et les pourceaux le gardaient.
Et maintenant il ne ruse pas, il consent à sa totale défaite; il est ce cœur rompu, sur les pieds de l'amour.
Pourtant le disciple que Jésus aima, l'Église croit qu'il avait toujours sauvegardé la pureté de son cœur et de son corps. Venu pour les pécheurs, le Fils de l'homme a choisi un ami qui n'avait pas gravement péché. Et de même s'il s'est adressé, avec une prédilection particulière, aux ignorants et aux esprits incultes, le front de celui qu'il aima entre tous rayonnait d'intelligence et de génie. Sans doute la mère de Jean demanda-t-elle pour lui et pour son frère une place à la droite et à la gauche de Jésus, dans le royaume promis. En dépit de cette faiblesse, Jean eut toujours l'esprit attentif aux plus profondes paroles du Seigneur. C'est bien le même Jésus qu'a vu et entendu l'apôtre bien-aimé, le même qu'écoutaient André, et Thomas, et Judas. Seulement, grâce à l'intelligence illuminée par l'amour, que Jean eut tôt fait de démasquer son Dieu! Ce qu'il a entendu, ce qu'ont vu ses yeux, ce qu'il a contemplé et ce que ses mains ont touché, c'est ce que les onze autres ont entendu et vu, et contemplé, et touché. Mais lui, plus profondément que Pierre, peut-être, a compris ce qu'il aimait et aimé ce qu'il comprenait. Une intelligence qui aime, un amour qui comprend... C'était sans doute cela, mon Dieu, qui vous le faisait chérir entre tous les autres.
Comment Judas n'aurait-il pas été jaloux ? Vous étiez injuste, vous aviez des préférences, vous attiriez par des prestiges et vous trompiez ceux qui vous suivaient en négligeant les sources légitimes de gain. Vous affectiez la vertu, mais vous aviez de mauvaises fréquentations. Judas s'asseyait à des tables où il eût rougi de prendre place avant de vous connaître. Vous gâchiez un pouvoir extraordinaire; vous compromettiez une partie gagnée d'avance; vous vous mettiez tous les puissants à dos. Vous vous livriez à des violences regrettables contre les docteurs de la Loi, contre des marchands et des changeurs bien vus de tout le monde. Après vous être répandu en paroles simplement imprudentes, l'orgueil vous poussait à tenir des propos de fou touchant votre corps qui serait du pain, et votre sang du vin! Oui, vous en étiez venu là! et du coup —au soir d'un de vos miracles le mieux réussis, pourtant! —vous aviez perdu les meilleurs partisans, les seuls qui fussent raisonnables et de bon conseil. Vous compromettre vous-même, c'était votre affaire. Mais ceux qui s'étaient confiés à vous avaient une revanche à prendre. Doué comme aucun homme ne l'était, vous aviez réussi à vous aliéner tous les partis, et la seule carte qui vous restât, votre dernier atout, la faveur populaire, vous refusiez de la jouer... Vous ne vouliez pas être roi...
Il voulait être roi! mais il avait choisi de ceindre cette couronne, et non une autre; de revêtir ce manteau écarlate, et non un autre; de tenir ce sceptre de roseau, et non un autre; de s'étendre enfin sur ce trône, le seul auquel ses amis n'eussent jamais songé et où son amour le retient encore. Il a consenti à ce que le peuple le fît roi, mais en demeurant caché. Cette hostie adorée dans le silence de l'amour, dans la gloire de la liturgie, ce pain vivant qui avance vers toutes ces bouches tendues, qui se multiplie selon les besoins des cœurs mourant de faim, puis qui se dérobe de nouveau au fond du tabernacle: telle est la manifestation de sa royauté dans le monde, éclatante pour ses amis, mais invisible à ceux qui ne le connaissent pas.
Nous l'avons tellement rapproché de nous, nous nous sommes tellement servis de lui, le prenant et le rejetant tour à tour, que nous avons fini par ne plus discerner, dans le Christ, ce Fils de l'homme, différent de tous les autres, ce “caractère” si entier qu'il suscita l'extrême de l'amour et l'extrême de la haine. Car ceux qui ne souhaitaient pas de mourir pour lui voulaient le lapider. Même ce Thomas Didyme dont nous n'avons retenu que l'incrédulité, avant la Passion du Christ aspirait déjà au martyre: lorsque, à la nouvelle que Lazare était mort, Jésus voulut revenir en Judée, ses disciples cherchaient à le retenir à cause des Juifs. Et ce fut Thomas qui leur dit: “Allons-y, nous aussi, et mourons avec lui.” Ainsi l'aimait celui qui avait, en apparence, la moindre foi.
Mais nous? Oubliant qui était le Fils de l'homme, et ce qu'il est réellement, nous décidons de son indulgence à notre égard, nous supposons qu'il nous préfère. Nous interprétons sa volonté, ses desseins sur nous. On dirait qu'il s'agit d'un Dieu complaisant, inerte, qui ne s'oppose pas, qui prend la forme de notre désir et prononce les paroles intérieures dont nous avons besoin. Mais si tout chrétien a raison de croire qu'il est immensément aimé par le Christ, il ne saurait sans témérité s'arroger des droits particuliers sur son cœur, se donner des permissions, tabler sur son indulgence, escompter un traitement de faveur. Parce que dans l'Évangile nous voyons les crimes de toute une vie anéantis par un acte de foi, par une seule larme de repentir et d'amour, nous oublions que dans le même Évangile la vertu apparente d'une existence ne tient pas contre la haine, contre l'avarice, contre la sécheresse du cœur. Ce ne seront pas ceux qui crient : “Seigneur ! Seigneur!...” Aucun texte ne nous paraît plus terrible que celui-là. Crier : “Seigneur! Seigneur!” cela nous donne tellement l'illusion d'aimer et d'être aimé! Cela nous aide tellement à vivre le plus loin possible des pauvres, des malades, des prisonniers qui sont le Christ! Malheur à nous si, au jour du jugement, nous nous trouvons en face d'un juge inconnu, si aucun de ses traits ne rappelle ceux que nous lui avions prêtés à notre convenance, si nous ne reconnaissons pas cet étranger, dont nous parlions sans cesse —et qui, lui non plus, ne nous reconnaîtra peut-être pas...
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Nous qui avons beaucoup aimé le P. Lacordaire, lorsque nous arrêtons sur lui notre pensée nous ne l'imaginons pas comme un homme qui vivait dans les premières années du XIXe siècle et qui mourut longtemps avant notre venue au monde. Il est un ami de notre adolescence. Nous nous sommes confiés à lui; il nous a écrit des lettres; il domine le petit groupe de nos compagnons à notre entrée dans la vie. Peut-être était-ce lui, ce frère aîné que j'allais voir chaque semaine au Séminaire d'Issy; lui encore ce jeune prêtre qui un jour, à un congrès du Sillon, me fit signe de venir m'asseoir à son côté. Lorsque je contemple le portrait que Chassériau a peint à Sainte-Sabine, c'est du fond de mon propre passé que m'arrive son admirable regard, et ce visage me touche comme l'un de ceux que j'ai connus et aimés sur la terre.
Ceux qui lui reprochent d'avoir été l'homme d'une époque, un enfant du siècle dont les cris feraient sourire aujourd'hui, oublient que ce qui change le moins d'une génération à l'autre, en dépit des modes et des courants de surface, c'est justement le cœur d'un jeune homme, et que ce qu'en disait le P. Lacordaire rejoint l'image qu'en a retracée Bossuet. Lacordaire s'adressait à un auditoire qui se renouvelle d'année en année, mais c'est toujours le même printemps: il est l'apôtre de la jeunesse éternelle.
Le secret du Père, pour toucher les jeunes cœurs de son vivant et longtemps après sa mort, tient tout entier, il me semble, dans l'Évangile du jeune homme riche: “Jésus l'ayant regardé, l'aima...” Le secret du P. Lacordaire est un secret d'amitié, mais d'une amitié exigeante qui demande beaucoup, et même qui demande tout.
Je ne voudrais point insinuer ici qu'il ne fut pas d'abord un homme de doctrine. J'ai écrit autrefois, avec la légèreté de mes vingt ans, que Lacordaire n'était pas le moins du monde théologien. Il l'était sans doute, ou plutôt il aspirait à le devenir lorsque à la Quercia, novice bientôt quadragénaire, il écrivait à Mme de La Tour du Pin: “Nous avons classe de théologie soir et matin. Ces nouvelles études me remplissent de joie. Si j'avais eu saint Thomas pour maître dès l'origine, j'aurais eu bien des peines de moins... Je me dis souvent que nos jeunes gens sont heureux: ils acquièrent à peu de frais une sagesse qui m'a coûté bien des larmes.”
En vérité, ce qu'Henri Lacordaire avait à transmettre de la part de Dieu aux jeunes gens de 1830, de 1848, comme à ceux des générations qui leur ont succédé, ne se trouve pas dans les livres; et de son œuvre, ce qui a vieilli, ce sont justement les vues historiques, la fausse érudition qui l'encombre. Mais ce qui vibre encore, c'est un certain accent, dont on pourrait dire ce qu'il disait lui-même de la parole du Christ: qu'elle a produit plus que l'amour, des vertus fructifiant dans l'amour.
Et voilà le miracle: cet accent demeure perceptible à la lecture, surtout dans les discours consacrés à la vie intime de son Maître, et chaque fois qu'il s'adresse à lui directement, avec cette passion, avec cette surnaturelle tendresse qui est sa marque propre et qui nous permettrait de distinguer sa voix entre celles des plus grands mystiques. Je songe au début de la première conférence de 1846: “Seigneur Jésus, depuis dix ans que je parle de votre Église à cet auditoire, c'est au fond toujours de vous que j'ai parlé, mais enfin aujourd'hui plus directement j'arrive à vous-même, à cette divine figure qui est chaque jour l'objet de ma contemplation...” Mais j'imagine, mes Révérends Pères, que vous connaissez la suite par cœur, et aussi le passage sublime du sermon sur l'établissement du règne de Jésus-Christ qui m'enchantait dans ma jeunesse, celui qui commence par une plainte si humaine: “Poursuivant l'amour toute notre vie, nous ne l'obtenons jamais que d'une manière imparfaite et qui fait saigner notre cœur...”, et qui s'achève par un des plus beaux cris que l'amour du Fils de l'homme ait arraché à une créature.
D'autres introduisent d'abord les esprits à la connaissance de la sagesse; lui, il compromet d'abord les cœurs dans cette amitié avec le Christ, qui sans doute avant lui n'était pas inconnue: personne n'a jamais rien inventé dans les rapports de l'homme avec Dieu... mais il a mis cette amitié à la portée des jeunes hommes, ses contemporains, qui avaient bu à tant de sources troubles et qui nous en ont transmis le poison: il l'a rendue accessible aux fils de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Cette gloire ne lui sera point ôtée de leur avoir fait monter du cœur aux lèvres ce cri qui fut plus tard celui de Paul Claudel : “Et voici que Vous êtes quelqu'un tout à coup.”
Ce qu'est pour moi le P. Lacordaire, c'est, au seuil de l'histoire contemporaine, ce jeune prêtre qui, dans la scène horrible de l'Ecce homo, finit par rejeter Pilate dans l'ombre et, se substituant au Procurateur, se tient au côté de son Maître et le désigne à la foule non plus blasphématrice, mais à genoux et en larmes. Voilà l'homme, voilà un homme comme vous qui vous regarde et qui, vous ayant regardé, vous aime.
Mes Révérends Pères, il est beau que votre Ordre, illustré par le Docteur de l'Église universelle, par ce saint Thomas dont l'œuvre propre a été, comme l'écrit Jacques Maritain, d'amener toutes les vertus de l'intelligence au service de Jésus-Christ, et dont la sainteté a été la sainteté de l'intelligence que la contemplation illumine, il est beau que cet Ordre des Frères Prêcheurs ait eu pour restaurateur dans notre France ce jeune prêtre si proche de chacun de nous, si mêlé à nos débats, à nos difficultés et à nos luttes, et dont la grâce particulière fut d'obliger le jeune homme riche ou pauvre, héroïque ou lâche, que nous sommes tous, à soutenir ce regard, ne fût-ce qu'un peu de temps, mais son salut aura peut-être dépendu de cette minute où il ne s'est pas éloigné: “Un jour, s'écriait le Père dans une conférence de Toulouse, au détour d'une rue, dans un sentier solitaire, on s'arrête, on écoute, et une voix nous dit dans la conscience: Voilà Jésus-Christ! Moment céleste où, après tant de beautés qu'elle a goûtées et qui l'ont déçue, l'âme découvre d'un regard fixe la beauté qui ne trompe pas.”
L'amitié du P. Lacordaire pour le Christ était une amitié jalouse. S'il a consacré toutes les forces de son génie à lui conquérir des disciples, il n'a cessé de monter la garde aux pieds de son Maître pour écarter de lui ceux qui cherchaient à lier le Dieu vivant à leur misérable politique humaine. La passion du P. Lacordaire pour la liberté n'a pas d'autre objet que la liberté du Christ et de son Église. Jusqu'à sa mort, il eut pour adversaires les hommes qui associaient indissolublement les destins du catholicisme en France à ceux des régimes politiques abolis. Bien qu'il fût un royaliste convaincu, il tressaillit de joie, lui qui avait vu la fureur antichrétienne des révolutionnaires de 1830, lorsque, en février 1848, les émeutiers portèrent avec respect et amour à Saint-Roch la croix de la chapelle des Tuileries. Non qu'il ait jamais nourri pour la révolution la moindre faiblesse, mais ce geste témoignait de cette délivrance du Christ à laquelle il avait travaillé de toutes les forces de son génie.
Le P. Lacordaire ne voulait pour son Maître d'autre parti que celui des âmes, c'est-à-dire des pécheurs, des pécheurs que tous nous avons trop tendance à situer du côté de la barricade où nous ne sommes pas. En politique il a fait preuve d'un bon sens auquel on n'a pas suffisamment rendu justice. Il écrivait à un ami en 1850: “Toutes mes idées politiques se réduisent à ceci: en dehors du Christianisme il n'y a point de société possible, si ce n'est une société haletante entre le despotisme d'un seul et le despotisme de tous. Secondairement, le Christianisme ne peut reprendre son empire dans le monde que par une lutte sincère où il ne soit ni oppresseur ni opprimé. Je vis là-dedans, et je suis étranger à tout le reste.” Qui de nous ne pourrait faire sienne cette profession de foi?
Je n'irai pas plus avant sur ce sujet. Nous devons cette charité aux morts de ne pas les mêler à nos querelles, surtout lorsque de leur vivant ils furent, comme le P. Lacordaire, en proie aux attaques et même aux persécutions. Que leur tombe, du moins, connaisse la paix; que leur mémoire chère et bénie ne soit rappelée au milieu de nous que pour rassembler le troupeau divisé!
Des adversaires? Celui que nous glorifions aujourd'hui en eut toute sa vie, mais des ennemis? Je ne le crois pas. Bien peu résistèrent à ce charme que nous subissons encore et qui naissait, il me semble, des divers mouvements en lui de la nature et de la grâce, pour parler comme l'Imitation.
Il en demeurait conscient lui qui, séminariste, osait écrire: “Je me plais à me faire aimer, à conserver dans un séminaire quelques grâces dérobées au siècle.” Au vrai, ces quelques grâces dérobées étaient des vertus humaines surnaturalisées, si j'ose dire. Toute sa vie, Lacordaire eut le secret d'allier à l'humilité chrétienne une noblesse, une fierté qui demeuraient aux limites de l'orgueil et ne les dépassaient pas. Il sut obéir le front haut et le regard droit: chez lui, l'abaissement fut toujours sans bassesse. Un jeune homme qui le suivait ne doutait point qu'il dût être éprouvé et brisé, mais il savait aussi qu'il garderait toujours intacte en lui cette dignité de la créature sortie libre des mains de Dieu.
Le P. Lacordaire trouva d'ailleurs un maître plus dur, plus impitoyable qu'aucun de ceux qui auraient pu lui être imposés en ce monde, —et ce maître, ce fut lui-même. Jusqu'où il porta l'amour de la Croix, vous le savez, vous qui sans doute avez médité sa vie, et jusqu'à quels excès il fut entraîné par cette passion de la Passion. Le P. Chocarne, voulant nous prouver que Lacordaire fut du petit nombre de ceux pour qui la Croix n'eut pas d'épouvantement, en donne des exemples qui font frémir. Aimer, pour lui comme pour tous les saints, ce fut de se conformer à ce qu'il aimait, et ce qu'il aimait était un crucifié. Je doute que beaucoup soient allés plus loin dans cette voie sanglante. Et peut-être poursuivait-il aussi, au secret de son corps, un ennemi qu'il était seul à connaître, cet ange qui nous soufflette et qui ne nous quittera qu'à la mort.
La mort, le P. Lacordaire l'a vaincue en ce monde même, puisque vous êtes là, mes Révérends Pères. Il vit en Dieu, mais par vous il demeure sur la terre. Je connais les héritiers de ses vertus, oserai-je dire de son regard? Il me semble même qu'en plusieurs d'entre vous, après un siècle, il s'est pris d'un plus grand amour pour ceux qui travaillent de leurs mains, ou du moins qu'il les approche de plus près. Sans doute échange-t-il encore des lettres avec des personnes aussi parfaites et aussi distinguées que Mme Swetchine ou que Mme de La Tour du Pin, mais j'imagine qu'aujourd'hui il a beaucoup de correspondants plus humbles.
Pourtant, notre époque ne l'étonnerait pas, il oserait en soutenir l'horreur en face: “Je n'ai jamais regardé qu'en haut, a-t-il écrit, pour y lire le devoir et les destinées. Il faut avoir la certitude absolue, infinie, que ce qui vient de Dieu est le meilleur, même quand il nous semble le pire au point de vue humain. J'ai vu cela vingt fois dans ma vie, et j'ai toujours acquis de cette expérience un abandon sans mesure à la volonté de Dieu qui est maintenant ma plus grande force.”
Il nous enseigne la confiance, l'abandon. Il nous rappelle aussi la modération dans les controverses inévitables. Il avait horreur des hommes qui, écrivait-il, “en cherchant la pensée dans leur esprit n'y trouvent jamais que l'injure”. Il adresse à Ozanam cette louange qui étonne d'abord et qui est magnifique: “Il fut juste envers l'erreur.”
Le P. Lacordaire ne fut impitoyable que pour lui-même, —et, aux approches de la mort, il devint indifférent à tout ce qui n'était pas son amour, et même à ce premier amour de sa vie, à la gloire qu'il avait tant désirée.
Il était déjà frappé, l'unique fois où il parut à l'Académie française. L'humble moine avait consenti à cet honneur parce qu'il ne refusait aucune occasion de montrer à la France la robe qu'il portait et de la rendre familière au public. Mais surtout, lui qui à vingt ans était parti pour Rome, “pèlerin de Dieu et de la liberté”, il venait, avant de mourir, invoquer une dernière fois, dans une circonstance solennelle, cette liberté dont, en 1861, il ne fallait prononcer le nom qu'à voix basse. Non, ce n'était pas pour lui qu'il se trouvait ainsi exposé aux regards et aux louanges d'un protestant, M. Guizot. Vêtu de la robe blanche, il tenait déjà la palme dans ses mains; et, de ce haut lieu, il montrait à son pays ce que la grâce peut accomplir dans une créature. Ce jour-là, tout un peuple comprit que ce qu'il y a de plus grand au monde c'est le génie humain lorsqu'il se perd dans la sainteté.
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1939-04-25
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Le Père Lacordaire
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MEL_0124
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11e année, n°2, p.165-173
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<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328890612/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF<br /></a>Repris p.99-107, in François Mauriac, <em>Lacordaire : Textes recueillis et présentés par Keith Goesch</em>, Paris : Beauchesne, 1976.<br />Repris p.7-13, in <em>Lacordaire et nous</em>, par François Mauriac, de l'Académie française, Robert Garric, Paris: Gallimard, 1940.<br /><br />
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Devant cette œuvre explorée en largeur, hauteur et profondeur par tant d’esprits fervents, il ne reste que de se poser une question presque naïve: Que veux-je dire quand je dis que j’aime Claudel? De quoi est fait le bonheur qu’il me donne?...
Avant toute littérature, c’est le catholique en moi qui est profondément “claudélien”. J’entre, je me signe, je m’agenouille derrière un pilier. Je suis pris, avant même qu’aucune voix ne s’élève. Claudel est à la fois illustre et inconnu parce qu’il est le poète d’une chrétienté qui a perdu conscience d’elle-même. Je n’ai jamais cherché à le faire comprendre par des hommes qui ne savent pas ce que c’est que d’aimer le Père qui est au ciel, ou dépourvus de toute expérience sacramentelle. Mais le chrétien le plus misérable, s’il a une seule fois appuyé son front suant d’angoisse contre la grille du confessionnal, s’il a une seule fois pleuré de honte et d’amour au moment du “Domine non sum dignus”, se reconnaît dans l’œuvre de Claudel; il y pénètre, il avance les yeux fermés.
Le secours qu’il en reçoit est très singulier, d’un autre ordre que ce qui peut lui venir des saints. Voilà ce que je voudrais faire entendre. Chez les saints, la créature est dépassée: “Moi seul et mon Créateur...” Chez Claudel la créature demeure toujours en tiers si le Créateur est toujours préféré. Elle est toujours là, rebutée mais présente et terriblement puissante. Le héros claudélien, les pieds dans l’argile comme un grand arbre, et plein de sang, ne peut pas se passer de quelqu’un qui est Dieu. La créature l’obsède, le harcèle, mais lui, il préfère Dieu. Sa victoire est de préférer ce Dieu dont l’absence empoisonne tout autre amour. Celui qui dans les délices du péché ne perd jamais le sentiment d’une intolérable usurpation, celui-là comprendra Claudel. Mais préférer Dieu, cela ne signifie pas: ne plus aimer la créature; la créature sacrifiée se dresse toujours, debout de l’autre côté de la mer –comme dona Prouhèze, au-delà de l’Atlantique, tend les bras à Don Rodrigue: “Adieu donc ici-bas; adieu, adieu , mon bien-aimé! Rodrigue, Rodrigue, là-bas, adieu pour toujours!”
Ce Claudel, si éloigné de toute complaisance pour le péché, et qui connait et qui a exprimé mieux que personne l’horreur de ce déicide, n’en demeure pas moins l’un des très rares auteurs chrétiens dont le regard sur le pécheur dépasse le péché, se porte au-delà de ce qui en nous se débat contre la mort. Et même, s’il lui faut, pour atteindre l’âme, franchir dans un être des abimes de ténèbres, il l’atteint tout de même, cette immortelle, élue et bénie, et qui ne peut pas ne pas avoir reçu sa vocation: “Il y a beaucoup de vivants, écrit-il dans son dernier livre (Conversations dans le Loir-et-Cher), et c’est à peine si nous en voyons briller quelques-uns tandis que les autres s’agitent dans le chaos et dans les tourbillons d’une sombre vase, il y a beaucoup d’âmes mais il n’y en a pas une seule avec qui je ne sois en communion par ce point sacré en elle qui dit: Pater Noster.”
Tel fut le regard de Claudel sur Rimbaud et qui lui a frayé la route, qui lui a ouvert ce cœur, jusqu’à la flamme inextinguible. Il y a dérobé ce feu que le Christ est venu allumer sur la terre et dont le reflet embrase la figure angélique de Rimbaud enfant. C’est un grand mystère que cette vocation des êtres en apparence déchus, que ce bouillonnement de la source dans la boue.
Mais Claudel remonte sans hésiter, dans les plus tristes vies, jusqu’au point d’où jaillit la grâce. Et il n’est rien dans toute son œuvre qui me touche autant que ces deux poèmes sur Rimbaud et Verlaine. Vous vous souvenez?
L’enfant trop grand, l’enfant mal décidé à l’homme plein de secrets et plein de menaces,
Le vagabond à longues enjambée qui commence, Rimbaud , et qui s’en va de place en place,
Avant qu’il ait trouvé là-bas son enfer aussi définitif que celle terre le lui permet...
Le voici pour la première fois qui débarque, et c’est parmi ces horribles hommes de lettres et dans les cafés,
N’ayant rien autre chose à révéler, sinon qu’il a retrouvé l’Éternité...
Ce que Claudel a reçu de Rimbaud, cette sensation presque physique du surnaturel, il nous la transmet à nous pécheurs, –lui qui ne s’évade pas de la vie, qui y est tout empêtré comme chacun de nous (ainsi le voyons-nous dans La Messe Là-Bas, séparé des siens, sur l’immense quai de Rio, et tandis qu’il transforme les sacs de sucre et de café en milréis, il dépouille la Bible et écoute dans les palmes respirer Dieu).
Ce Dieu qui est “quelqu’un” pour Claudel, je le reconnais: voilà bien Celui qui me parle. La voix ineffable et que nous n’avions su capter –comme une voix de femme ou d’enfant–c’est bien elle qui se plaint dans ces poèmes, dans ces grands coquillages que le poète exilé a ramassés au bord de toutes les mers.
“Omnia ad me lraham.” Claudel, à l’image de son Maître, attire tout à lui; il ne se sépare pas du monde pour s’élever à Dieu; il emporte avec lui le monde dans son ascension; il nous délivre de cette angoisse qu’un Nietzsche exploite: nous ne renions pas la vie, nous ne méprisons pas la passion de notre cœur. Nous nous étions trompés; nous avions pris pour le bonheur ce qui est à la place du bonheur. Mais il n’y a pas deux amours. Cette faim, cette soif de possession si violentes que nous nous précipitions comme des fous sur des idoles de chair et de sang, elles étaient à la mesure de la petite hostie que Claudel a vue s’élever tant de fois durant cette messe de l’aube, toujours la même, au Brésil, en Chine, à Paris, à New-York, et dont le cierge unique éclaire, au fond de son œuvre immense, l’Évangile ouvert.
Mon repos est-il assez profond pour toi? Que dit-il, ce pauvre cœur?
Pour ne pas me préférer, il aurait fallu ne pas me connaitre...
Pour aimer l’œuvre de Claudel, il faut avoir entendu déjà cet appel, cette voix...
Ce n’est pas une question de forme qui éloigne ses adversaires, ce n’est pas son art poétique: “Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est...” S’ils parlent ainsi de lui, c’est que le disciple n’est pas plus grand que le Maître. Aujourd’hui, Dieu est terriblement inconnu; et le poète du combat spirituel, même quand il parle de l’amour humain, ne saurait éveiller aucun écho chez tant d’hommes d’à présent qui n’ont même pas l’idée de cette souffrance, de ce déchirement, du partage de midi”. Combien peu sont capables de comprendre ce qui sépare Mésa d’Ysé! “Je suis venu séparer...”, dit Jésus. Et pourtant la créature est là, vivante, à portée de notre bouche: “Si j’étends la main, je puis vous toucher, et si je parle, vous me répondez et vous entendez ce que je dis...” Elle est là, celle qui n’est pas le bonheur, qui est à la place du bonheur. Nous la préférons un instant, cette usurpatrice. Nous faisons semblant d’être heureux, nous étreignons notre propre mort. C’est cet empêchement, ce terrible malentendu qui demeure incompréhensible pour la plupart: ce drame n’est pas leur drame.
Mais non plus cette joie n’est pas leur joie: cette exultation, cette jubilation de l’homme avec Dieu!
ll n’empêche que tout homme est venu en ce monde pour cette joie: Claudel éveille un écho dans beaucoup de cœurs non chrétiens. Il les bouleverse et soudain y met à jour les traces de cet Inconnu, de cet Oublié, jamais tout à fait inconnu, jamais tout à fait oublié.
Cher Claudel, vous le savez depuis le 28 mars: la solitude d’un grand poète n’est qu’apparente; vous avez entendu gronder cette immense foule muette que vous avez blessée au cœur et qui vous aimait en secret. Mais le bien que vous nous avez fait, vous ne le connaîtrez qu’au jour du jugement.
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1935-07-10
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Quand je dis que j’aime Claudel
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MEL_0122
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7e année, t.37, n° spécial, p.203-207
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François MAURIAC
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<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328890612/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF</a>
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Lorsqu'un “frère séparé” lit le Magnificat et qu'il arrive au verset: “Et toutes les générations me proclameront bienheureuse”, ne se sent-il pas séparé, en effet, de ces générations dont la jeune fille, bénie entre toutes les femmes, entendait monter la marée?
Comment un pécheur se passe-t-il de la Vierge? “Mais justement, disent-ils, elle est l'ouvrage de votre faiblesse. Vous l'avez créée à la mesure de votre lâcheté. Vous avez peu à peu construit ce mythe indispensable. Comme votre mère selon la chair vous quitte bien avant que vous ayez cessé d'avoir besoin de son amour, vous lui substituez celle dont l'Église vous propose la dévotion...”
Il est vrai... Mais ce n'est pas parce que l'objet de la foi correspond à une exigence de notre misère qu'il doit nous devenir suspect. Cette place suréminente de la Vierge, ce n'est pas nous qui la lui donnons, ni même l'Église seule, mais l'Esprit-Saint. Il suffit de méditer chacun des versets qui dans saint Matthieu, saint Luc et saint Jean la concernent.
Cette petite fille de Nazareth se tient au centre d'un tel abîme de grandeur que j'entre dans les sentiments de M. de Saint-Cyran, tout hérétique qu'il soit sur d'autres points, quand il écrit de la Vierge: “Sa grandeur est terrible. Pour la révérer, il ne faut que savoir qu'elle est le chef de l'Ange; en montant des créatures à Dieu, au-dessus d'elles toutes, vous trouvez la Vierge; et en descendant de Dieu aux créatures, après le Saint-Esprit, vous la rencontrez...”
Cette grandeur terrible ajoute du mystère à ce lien particulier qui unit Marie aux pécheurs. Non qu'elle n'appartienne d'abord aux purs, comme on le voit par le don que fait d'elle le Christ mourant au disciple bien-aimé. Mais enfin, d'un mouvement irrésistible, les pécheurs se sont emparés d'elle. Sans doute raisonnent-ils par analogie: aussi loin qu'un homme avance dans le mal, sa mère lui demeure fidèle; aussi bas qu'il descende, elle ne le renie pas. De même, aux heures où nous nous dérobons devant la face de Dieu, nous osons nous tourner encore vers l'Immaculée comme s'il existait une correspondance, comme s'il s'établissait un équilibre entre cette pureté sans ombre et cette souillure. Ce n'est pas un hasard s'il n'est presque aucune des prières à la Vierge qui ne puisse être encore récitée sans mensonge par un chrétien coupable.
Alors qu'il ne lui est plus possible de dire le Pater, dans ces heures atroces où il est résolu à ne pardonner aucune offense, où il ne se lasse pas de succomber à la tentation, où pour rien au monde il ne voudrait être délivré du mal, de son mal, même à ces heures-là il lui reste de répéter: “ Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort... ”
Certains hommes n'ont jamais cessé, dans les pires orages, de réciter avant de s'endormir le Souvenez-vous: cri jeté dans la tempête, main tendue au-dessus des vagues, dernier signe donné à la miséricorde...
Que la Vierge corresponde à ces sentiments du pécheur, elle en a témoigné dans tous les lieux de la terre qu'elle a élus. A Lourdes, il existe une grâce particulière: cet étroit espace (qui n'est pas une prairie comme le prétend Barres) entre la Grotte et le Gave, cet asphalte si dur aux genoux, recueille les intarissables eaux de tendresse et de pardon qui ruissellent invisiblement de la sainte montagne: voilà l'endroit du monde où l'homme le plus orgueilleux, dépouillé de sa fausse grandeur, mêlé au troupeau, ne s'en distingue plus que par le nombre et la malice particulière de ses péchés. Et pourtant il déborde de confiance, comme lorsque, enfant, à un léger mouvement des lèvres de notre mère nous comprenions que son regard allait s'adoucir, ses bras s'ouvrir, que c'était le moment de s'y précipiter.
Ce n'est pas que Marie n'ait en exécration le péché, ni que son exigence à notre égard ne soit celle même du Père: que nous demeurions unis à son Fils comme les pampres au cep; —et son maternel amour pour nous se mesure, si j'ose dire, au resserrement de cette union. Mais sans faiblesse pour nos crimes, la Vierge se dresse, aux heures mauvaises, entre le désespoir et nous. Elle empêche le tremblement de tourner au désespoir. Sa tendresse arrête sur nos lèvres le refus irréparable. Son nom prononcé interrompt le cri qui consent aux ténèbres. C'est par sa grâce que nous avons l'espérance chevillée au cœur, et plus que l'espérance, la certitude que nous ne serons pas voués à la réprobation sans fin. Notre dévotion pour elle s'enracine en nous dans cette part préservée de l'enfance, dans ce qui subsiste en tout homme de son vrai cœur:
Mon vrai cœur, celui qui s'attache
et souffre depuis qu'il est né...
Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache
que ma mère m'avait donné...
La Vierge voit dans l'homme vieillissant et souillé, l'écolier avec son chapelet et son brassard qui pour l'amour d'elle renonçait au mal encore inconnu. Quand nous faisons le compte de nos vies, peut-être oublions-nous que les années innocentes influent sur le résultat. La Vierge le sait, qui remonte le cours de ces pauvres vies tourmentées et en retrouve la source toute pure. Elle nous y ramène par la main; elle nous dit : “penche-toi...” et nous voyons le reflet de son visage bienaimé à côté du nôtre, et nous comprenons que pour elle, nous avons toujours été cet enfant.
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1938-07-10
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Refuge des pécheurs
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La Vie intellectuelle
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MEL_0123
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10e année, n°1, p.75-78
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François MAURIAC
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