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L'amitié que me témoigne votre jeune équipe me remplit de joie et de confusion. Autrefois, je m'étonnais de la sévérité des catholiques à mon égard. Aujourd'hui, c'est leur indulgence qui m'effraye: il y a si loin de mes écrits à ma vie!
•
Mais le monde lui-même, comme il nous fait confiance, dès que nous nous réclamons de Jésus-Christ! Tel adversaire nous croira sur parole parce que nous sommes chrétiens. L'autre jour, un de mes amis, nettement anticatholique, écrivain de gauche, déplorait devant moi que la France n'eût pas traité avec le chancelier Brüning. Quel ne fut pas mon étonnement lorsqu'il ajouta: “C'est un homme auquel nous pouvions nous fier: il appartient au Tiers-Ordre!”
•
Mais vous savez aussi bien que moi, vous qui avez, comme moi, la passion de la sincérité, comme on souffre de se sentir si indigne du Maître adoré. Efforçons-nous de réduire l'écart qui subsiste encore entre nos paroles et nos actes. Votre vie publique de chrétiens ne donnera de fruits que dans la mesure où vous serez unis dans le secret de votre cœur à Jésus-Christ.
•
Chers amis, que je vous envie ce bonheur de pouvoir Lui donner un cœur de vingt ans que le monde Lui dispute –DE POUVOIR LE PRÉFÉRER AU MONDE! Il y a beaucoup de tristesse, croyez moi, à ne Lui revenir qu'éclopé et que fourbu!
•
Chers amis, je vous remercie de ne point me juger sur tel ou tel livre, de prendre l'ensemble de mon œuvre, d'y voir un long et douloureux effort pour ne trahir ni ma Foi, ni mon art. Je ne nie pas les difficultés de cet accord. Il n'empêche que, romancier, je me rends mieux compte aujourd'hui de tout ce que je dois à mon catholicisme. Je me targuais d'avoir fait, sur ce point, à Dieu, quelques sacrifices. Mais non! Pas même cela! Le meilleur de mon œuvre, ce qui lui donne de l'accent, du pathétique –et, plus simplement, de l'intérêt, tout cela vient de ma foi profonde. Même sur ce plan-là, je dois tout à Jésus-Christ. C'est la joie et la paix de Sa présence –et ce fut, hélas! l'angoisse de Son absence;– ce fut l'état de péché, et c'est l'état de grâce qui ont fait le jour et la nuit dans l'humble monde que j'ai imaginé, –ces ténèbres traversées de rayons.
•
Je souhaite pourtant que vous vous écartiez le plus possible de la partie ténébreuse de cette œuvre. C'est là une de mes grandes angoisses, bien qu'il appartienne au Christ (comme à Cana Il changeait l'eau en vin) de faire qu'un livre trouble aide une âme à se mieux connaitre, et à trouver sa voie. J'ai reçu, je reçois souvent, à ce propos, les plus surprenants témoignages qui m'aident à ne pas perdre cœur.
•
Et soyez assurés que je ne considère pas comme la moindre des grâces reçues, votre affection, votre confiance, chers jeunes gens de REX!
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Ces Femmes
La faculté maîtresse de la femme c’est la force; et toutes les erreurs que nous commettons à son sujet, viennent de la persuasion où nous sommes qu’elle est faible.
Sans doute est-elle faible aussi, puisque c’est sa vocation que de découvrir coûte que coûte le maître sans lequel il ne lui est pas possible de vivre. Mais pour cette recherche d’un maître, et (lorsqu’elle croit l’avoir découvert) pour assurer sur lui sa domination, elle déploie une puissance telle que l’Ecriture la déclare aussi redoutable qu’une armée rangée en bataille.
Cette force, dans la vie ordinaire, se dépense tout entière au service d’un homme. Mais presque toujours, telle est la disproportion entre la violence de la passion chez la femme et l’individu qui en est l’objet, que le drame serait inévitable si ne survenaient les enfants. Ils accaparent, ils fixent cette force surabondante; ils lui fournissent un aliment. Et c’est pourquoi, en dehors de la famille, le couple humain ne résiste guère au temps. Les seules amantes totalement fidèles, parce qu’elles sont les seules dont l’exigence n’ait pas été déçue, c’est parmi les saintes que nous les trouverons.
*
Pour qui a mesuré la force de la femme, rien de moins surprenant et, à un certain point de vue, rien de moins miraculeux que l’histoire de Jeanne d’Arc. Lorsque l’être que la femme poursuit et atteint est l’Etre même, lorsque l’amour qu’elle possède est l’Amour lui-même, sa force ne connaît plus d’obstacle. A y regarder de près, le cas de Jeanne d’Arc nous étonne moins que celui de beaucoup d’autres saintes, car plusieurs facteurs humains peuvent expliquer, en partie du moins, sa merveilleuse épopée.
Mais que peu de temps après la mort de Jeanne, Catherine, la petite Siennoise illettré, consumée par la pénitence et par la maladie, suivie d’un cortège de disciples, traverse l’Italie en dépit de la guerre civile, de la famine et de la peste, qu’elle poursuive le Pape Grégoire XI jusque dans sa palais d’Avignon, le ramène à Rome presque contre son gré, et malgré la rage des Cardinaux; que revenue à Sienne, elle passe ses nuits à dicter des lettres pour la chrétienté entière; qu’elle soumette, par sa seule présence, Florence révoltée, voilà qui nous aide à mesurer la puissance que Dieu à donnée aux filles d’Eve.
Catherine porte sur ses épaules le vaisseau de l’Eglise. Lorsqu’un antipape, soutenu par la France se dresse contre Urbain VI, cette moribonde est vraiment à elle seule une armée rangée en bataille pour la défense du Pape légitime.
“Dans la nature, ô Dieu éternel, a-t-elle écrit, je reconnais ma propre nature. Et qu’est-ce que ma nature? Ma nature, c’est le feu.” Qu’on y prenne garde: il n’existe pas de femme dans laquelle ne couve quelques étincelles de ce feu.
Et le poids extérieur des affaires de l’Eglise qui écrase Catherine de Sienne n’est rien au prix du fardeau des crimes qu’elle assume; car le vaisseau de saint Pierre est chargé de péchés. C’est le prodige que voient seulement ceux qui croient: ce courage de la nature, en apparence la plus faible qui soit, pour consentir à être crucifiée.
*
Voici, maintenant, Thérèse d’Avila qui, à sept ans, soupirait: “Eternité! éternité!” La petite fille qui, avec son frère Rodrigue, fuyait la maison paternelle pour aller convertir les Maures. Elle aussi, la réformatrice, la fondatrice de Carmels, porte le monde sur ses épaules. Appuyée par Philippe II, combattue par le nonce du Pape, elle avance contre vents et marées. Le massacre de la Saint-Barthélemy, le pillage de Malines, il ne s’accomplit pas un crime en Europe qui ne la fasse pleurer devant Dieu.
L’autre Thérèse, la petite de Lisieux, celle qui pourrait vivre encore, et dont nous voyons les images mièvres sur les murs du métro; l’enfant crucifiée et si mal connue, victime de l’effroyable campagne d’affadissement déchaînée contre elle par tous ceux qui mettent la sainteté en actions, ne nous propose pas un exemple moins étonnant. Elle nous aide à comprendre ce qu’est l’immolation de ses sœurs obscures. Les aventures de la sainte d’Avila ou de Catherine de Sienne touchent à l’histoire et au roman. Mais la petite sainte de Lisieux désespère les professionnels de l’hagiographie. Histoire ordinaire mais qui, à cause de cela même, nous montre admirablement que ce qu’une Catherine de Sienne, une Thérèse d’Avila accomplissaient en pleine lumière et à la face du monde, se renouvelle dans les ténèbres, à chaque instant, et partout où il existe des cloîtres: le monde est porté par des vierges; il ne le sait pas.
*
Mais pourquoi ne pas remonter à l’exemple suprême, et nous arrêter aux répliques, aussi sublimes soient-elles? Pour ceux qui n’ont pas la Foi, le culte de la Vierge apparu assez tard dans l’Eglise primitive, se forme et se développe autour d’un mythe gracieux. Pour le croyant, qui s’en tient à l’Ecriture et qui médite l’histoire de l’Incarnation telle qu’elle est [fixé] dans l’Evangile de Matthieu, et dans celui de Luc, l’histoire de cette enfant galiléenne, témoigne d’une force sans égale dans l’histoire de l’humanité.
“Voici la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon votre parole” Celle qui gardait ce mystère dans le silence, celle qui a couvé cet amour, celle qui portait cet Agneau dans ses bras, sachant qu’il serait immolé un jour; celle qui l’a vu grandir, devenir un homme pareil à tous les hommes (et soudain le tumulte autour de lui, tout ce qui commence de s’accomplir : la réalisation progressive du secret que, depuis trente années, la mère repassait dans son cœur) celle-là fut la plus forte entre toutes les créatures humaines.
*
La force, chez la femme, est un autre nom de l’amour: elle est toute force parce qu’elle est tout amour. L’enfant l’accapare, dès avant sa naissance. Et longtemps après, il vit encore de cette substance, il la boit, il s’en nourrit. Plus tard, quand il retrouvera la femme, ce sera pour l’utiliser selon sa convoitise. C’est sans doute un étonnant mystère que la plus forte de toutes les créatures ait pu être réduite à l’esclavage, qu’il existe aujourd’hui encore des troupeaux de prostituées parquées dans certains quartiers, dans certaines maisons. Mais, n’est-il pas plus étrange que celles dont les corps sont offerts au premier venu se gardent toujours pour un seul; qu’elles détiennent le pouvoir de se réserver? La fille la plus publique reste maîtresse de son cœur, et même de son corps. Elle vend un cadavre à ses dupes, et garde jalousement, pour l’homme qu’elle chérit, un trésor qu’aucune puissance au monde ne peut lui ravir.
Et sans doute, il lui arrive d’abuser de cette force. Cette puissance ne se laisse pas toujours capter. Il y a de terribles retours de flammes. Avec quelque imprudente légèreté, les hommes laissent une femme entrer dans leur vie. Ils sont pris aux premières paroles, selon ce qu’a écrit le poète; mais le besoin de caresse et d’amour n’est peut-être pas ce qui les décide d’abord; c’est bien plutôt l’absurde vanité du mâle.
Voici donc établi, au centre de votre destinée, l’être dangereux entre tous, dont l’amour est toute la vocation et qui y dépense une invincible force. Mais vous, vous avez bien d’autres soucis en tête: il s’agit d’un délassement, d’une petite histoire en marge de la vie quotidienne et monotone. Malheur à vous, s’il n’en va pas ainsi pour votre complice; craignez de devenir l’objet même de sa recherche, l’être indispensable à sa vie, et qu’elle se creuse une place dans votre destin, et qu’elle vous détruise.
*
La vie des saintes et les faits divers quotidiens nous fournissent ainsi, dans l’extrême lumière et dans les extrêmes ténèbres, des exemples de cette toute-puissance de la femme, selon qu’elle s’ordonne au souverain bien, ou qu’elle tourne à la destruction et à la mort. Mais à ces deux extrémités, c’est toujours le même être à qui peut s’appliquer la parole de sainte Catherine de Sienne: “Ma nature, c’est le feu!”
Pourquoi évoquer Catherine et les deux Thérèses plutôt que l’une des innombrables vierges fortes qui les précèdent et qui les suivent dans l’histoire de la Sainteté? Le monde ignore jusqu’om va l’héroïsme des saintes. C’est précisément à une sainte, à Angèle de Foligno qu’est adressée la parole du Christ: “Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée…” Ce qu’elle a subi, dans les deux dernières années de sa vie, ne saurait être raconté ici. Aussi forte que soit la femme, elle aurait succombé, mais elle n’était pas seule. “Je suis plus intime en ton âme, lui avait dit le Christ, que ton âme à soi-même.”
Plus discret dans son expression, mais dépassant toute mesure humaine, nous apparaît l’héroïsme de sainte Jeanne Chantal (1572-1641), la grand’-mère de Mme de Sévigné, et qui, devenue veuve, sous la conduite de François de Sales s’arrachera lentement au monde, passera sur le corps de son fils couché en travers de la porte, pour fonder le premier monastère de la Visitation. Mais, là seulement s’achèvera l’œuvre de son dépouillement “cette entière démission et soumission d’esprit” qui exige une force au-dessus de l’humain. Il ne lui restait plus qu’un sacrifice à consentir: le renoncement à saint François de Sales dont elle brûla les lettres sans pouvoir retenir ce cri: “Ah! les belles choses qui brûlent!” Et elle se rendit ce témoignage devant le saint Evêque: “Me voici nue et dépouillée de tout ce qui m’était le plus précieux… Quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l’intime de la moelle qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c’est chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu…”
*
Ces femmes, qui souffraient un tel martyr intérieur, ont eu souvent les charges les plus lourdes, d’écrasantes responsabilités, tous les soucis matériels qu’entraînent les fondations, les directions. Leur sens pratique, leur équilibre, fait le désespoir de certains [psychiâtres]. Elles échappent à tout classement. Leur Folie rejoint l’éternelle Sagesse.
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La Mère
Je me rappelle ce matin d'octobre où je fus amené dans un jardin d'enfants, rue du Mirail à Bordeaux. La voix grondante d'une religieuse dominait les cris aigus des petits garçons. Ahuri et presque hébété, je ne répondais pas aux questions qu'on me posait. Mon angoisse avait crû d'heure en heure. Je suis certain qu'on peut connaître à cinq ans le désespoir. J'étais vraiment un désespéré, lorsque soudain, dans l'encadrement de la fenêtre ouverte sur la cour, ma mère m'apparut. Ce flux de joie qui me recouvrit d'un seul coup, l'élan fou qui me précipita vers ses bras tendus, cette impression de délivrance, de total abandon, tout me demeure présent comme si plus de quarante années ne me séparaient pas de ce jour.
Telle m'apparaissait notre mère: une créature au-dessus de toutes les créatures, et le peuple hostile des ogres, des bohémiens, des voleurs d'enfants, des fantômes tapis dans les coins obscurs ou cachés derrière les rideaux de la fenêtre se dissipait comme de la fumée, dès qu'elle pénétrait dans la chambre.
Il est étrange de penser que les femmes les plus médiocres, et même les plus méchantes, ont été aux yeux de leur petit garçon cet être presque divin. Mais, depuis Adam, la nature de l'homme est blessée; il n'est rien en nous qui n'ait subi quelque altération, rien d'excellent qui ne puisse tourner au mal.
Il faut que l'enfant grandisse, s'éloigne de sa mère, qu'il prenne de la distance pour juger cette créature dont il est né. Il faut qu'elle-même consente à laisser cet homme, son fils, tenter sa chance, courir des risques, aimer une femme et la prendre avec lui. Cela paraît tout simple et conforme au vœu de la nature. Et c'est pourtant cela qui suscite un drame, plus fréquent qu'on ne l'imagine, dans les familles et singulièrement dans les familles françaises.
La poule éloigne à coups de bec le poussin grandi qui s'obstine à la suivre; mais beaucoup de femmes n'ont pas cet instinct. Dans leur fils, elles ne voient jamais mourir l'enfant; et cet homme grisonnant qu'elles soignent, qu'elles morigènent, est toujours à leurs yeux un petit garçon, le petit garçon qui leur appartient. Et lui-même, bien qu'il souffre de cette domination, il ne s'y dérobe pas. Il ne peut renoncer à la chaleur du nid: enfant, il tenait la main de sa mère pour traverser les rues; il n'a pas lâché cette main pour traverser la vie.
*
Telle est l'histoire de Genitrix. Peut-être ce drame est-il plus fréquent dans les familles où il n'y a qu'un enfant, ou du moins qu'un seul garçon; pourtant, il m'a été donné de l'observer dans des familles nombreuses; la mère demeurait attachée à un de ses enfants, entre tous les autres. Il semblait qu'elle se fût réservé celui-là. Le reste de la couvée s'était dispersé; chacun menait sa vie particulière; un seul demeurait soumis à sa mère, et son existence dépendait encore de la sienne. Peut-être faut-il voir là une revanche de l'épouse déçue, qui n'a pas trouvé l'apaisement de sa plus profonde exigence. Autour de l'enfant cristallise une immense passion inutilisée. L'amour maternel s'enrichit alors de tout ce que n'a pas consumé l'amour conjugal. Le plus désintéressé de tous les sentiments humains, qui est la tendresse de la mère pour son enfant, subit ainsi une profonde altération; il s'y mêlera, désormais, des éléments moins purs, et nous y retrouverons des traces de ce que la passion humaine comporte d'égoïsme et de férocité.
La jalousie, surtout, sera révélatrice de ce désordre: cette antipathie qui va souvent jusqu'à la haine, et quelquefois jusqu'au crime, de la mère pour la femme de son fils.
*
A l'antipode de Genitrix existe la mère qui ne pèche pas par excès d'attachement et de passion, mais par inintelligence. Elle ne sait pas, ou elle ne veut pas, tenter l'effort nécessaire pour comprendre cet étranger que son enfant est peu à peu devenu. Elle continue de traiter en petit garçon ce grand adolescent farouche; elle ordonne, elle tranche, elle l'humilie; et, quand elle se heurte chez lui à une résistance, elle use de cette arme qui, entre seize et vingt ans, nous atteint quelquefois irréparablement: l'ironie, la moquerie.
Il existe dans la vie de nos enfants une saison dangereuse, où toutes les paroles portent et leur font mal, où un sourire les blesse. Heureux ceux dont la mère prend conscience de cette minute solenelle et sait mettre au monde l'homme nouveau qui se débat dans son fils, comme elle fit autrefois du petit enfant qu'il n'est plus. Mais cela demande un grand effort pour dominer les habitudes prises, et, lorsqu'il s'agit d'un garçon qui a le goût de l'intelligence et qui est ouvert aux choses de l'esprit, cela exige aussi, de la part de la mère, un courage presque viril pour élargir son horizon à mesure que s'élargit celui de son fils, pour entrer dans ses préoccupations nouvelles, s'intéresser à ses efforts, le suivre dans le débat où il s'est engagé. Vous jugerez que c'est là plutôt le rôle du père; mais, dans beaucoup de familles, le père a dû se spécialiser et ne s'intéresse plus qu'à une technique. Aujourd'hui, c'est souvent la mère, qui s'intéresse aux idées générales, à tous les problèmes que pose la vie, et qui montre le plus d'aptitudes pour y suivre ce jeune étudiant, son grand fils.
*
Dans Le Désert de l'Amour, en voulant peindre tous les aspect de ce désert qui sépare les êtres humains, l'auteur n'a pas oublié de nous montrer celui qui règne entre l'adolescent et une mère à l'esprit routinier, incapable de rien tenter pour comprendre cet être nouveau qui lui échappe et qui regimbe sous l'aiguillon. Il est tellement plus facile d'incriminer le caractère de son fils que d'essayer de le comprendre pour le redresser! Il est tellement plus simple d'attacher une importance démesurée aux défauts de tenue, aux manques d'égards, si fréquents à cet âge, que d'en rechercher et d'en découvrir la cause profonde!
Mais, dans ce drame aux cent actes divers que suscite le détachement de la mère et du fils, cette séparation que la vie rend inévitable, gardons-nous d'accuser seulement la mère; le fils aussi, à ce moment-là, se montre souvent d'autant plus injuste qu'il a situé sa mère plus haut et qu'il en a fait une femme au-dessus de toutes les femmes. Le premier regard de l'enfant qui juge celle dont il est né, comme il est redoutable! A l'âge où il découvre la vie, ses passions, ses misères, il risque aussi de découvrir dans sa mère une créature comme les autres, tentée elle aussi, coupable peut-être!
*
Nous en avons fini, maintenant, avec les mères exceptionnelles, celles qui pèchent par excès ou par défaut de passion. Je ne me fusse pas permis d'arrêter votre attention sur des cas presque monstrueux si ailleurs, et surtout dans Le Mystère Frontenac, je ne m'étais appliqué à peindre une mère dévouée à ses enfants jusqu'à l'immolation, et dont je n'ai pas eu à chercher loin le modèle.
A mesure qu’il avance dans la vie, peut-être le romancier s'arrête-t-il moins aux détails, à l'incident qui autrefois l'a choqué ou blessé; il a pris de la distance pour peindre ses modèles. Il n'aurait jamais songé à s'inspirer de sa mère vivante; mais, maintenant qu'elle n'est plus là, il peut suivre la ligne de faite de cette destinée humble et magnifique et l'embrasser tout entière. Sans doute peut-on dire que la mort flatte nos modèles, qu'elle en estompe ou recouvre les défauts et met en vive lumière ce dont il nous est deux de nous souvenir. Mais l'image trop embellie que nous gardons de nos parents morts est tout de même plus vraie, croyons-nous, que les vues fragmentaires qu'il nous était possible de prendre d'eux lorsqu'ils étaient vivants. La mort nous permet de faire, si j'ose dire, le total d'un être. Dans Le Mystère Frontenac, toute la lumière porte sur une veuve de trente ans qui a choisi d'immoler en elle la femme à la mère, qui a renoncé au plaisir mais aussi au bonheur, qui met tout son enjeu sur ces cinq frêles vies. Il n'est pas un seul de ses petits qui lui paraisse plus précieux que l'autre. Elle se donne également à chacun d'eux, –davantage peut-être à celui qui a plus besoin de sa tendresse, mais seulement dans la mesure où il en a plus besoin.
Et, pourtant, c'est une femme: rien en elle qui ressemble à ce qu'on dénomme communément une “mère poule”. Une femme qui sait à quoi elle renonce et qui ne croit pas qu'elle atteindrait toute seule à ce renoncement. Une aide toute-puissante lui est nécessaire: il ne lui faut rien de moins que Dieu pour accomplir la tâche qu'elle s'est assignée.
Chez une mère de cette race, l'idée de Dieu est donc étroitement liée à celle d'obligation et de devoir. Sa religion aura un aspect un peu dur, un peu sec et, pour tout dire, utilitaire. L'accent n'y sera pas mis sur l'amour, et l'amour ne sera pas assez puissant pour l'entraîner très loin au-delà du devoir maternel et du don total de sa vie à ses petits. Et c'est pourquoi j'ai cru voir, en Blanche Frontenac, le type accompli de la mère avec sa grandeur, mais aussi avec ses limites: ses enfants bornent son univers; ils obstruent toutes les routes qui lui permettaient de déboucher sur l'humain, –et même sur le divin. Dans une certaine mesure, ils s'interposent entre elle et Dieu. Car l'inquiétude excessive, les perpétuelles alarmes que suscitent ces vies fragiles dont elle a la charge, l'obligent à se tenir toujours devant Dieu en solliciteuse, en quémandeuse, et lui rendent presque impraticable ce détachement, cet abandon sans lequel il n'existe pas de vie chrétienne. Une mère comme Blanche Frontenac, si détachée en ce qui la concerne, ne l'est pas pour ce qui touche ses enfants. Elle risque de devenir ambitieuse et intéressée dès que leur sort est en jeu; elle transfère sur eux quelques-unes des passions qu'elle a refoulées. Mais, au-delà de leur bonheur temporel, c'est tout de même de leur âme qu'elle a souci; c'est leur salut qui demeure à ses yeux l’essentiel.
*
A mesure que nous avançons dans la vie, nous nous apercevons que l'homme à son déclin a autant besoin de sa mère que lorsqu'il était un enfant. En vérité, l'enfant ne meurt jamais en nous; et dès que la maladie nous touche et nous désarme, il est là de nouveau, cet enfant exigeant qui a besoin de gâteries, de confiance, qui veut être consolé et bercé. Et c'est pourquoi, bien souvent, l'épouse, d'instinct, redevient mère au chevet de ce malade; elle assume auprès de l'homme que sa faiblesse ramène à l'enfance le rôle de la mère qui n'est plus là.
Et telle est peut-être la merveille dernière du cœur féminin, lorsque l'amour maternel et l'amour conjugal se rejoignent en lui, s'y confondent, pour n'être plus que cette tendresse de l'épouse penchée sur le compagnon blessé et souffrant; cette tendresse dont rêvait peut-être le pauvre Verlaine lorsqu'il écrivit ces deux vers:
Que je vais vous aimer, vous un instant [pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!
Ici, nous touchons au point de résistance que la famille oppose à ceux qui ont résolu de la détruire. On peut tout détruire de la famille, sauf ce noyau indestructible; non seulement l'amour de la mère pour ses enfants, mais encore le besoin d'amour maternel que l'homme éprouve jusqu'à la fin de sa vie et qui, bien souvent, ressuscite la mère dans l'épouse.
Au sein d'une société de moins en moins chrétienne, ce n'est pas le nombre des divorces qui surprend; et la ruine de tant de ménages ne nous étonne pas. L'admirable, c'est qu'ils ne soient pas plus nombreux et que tant d'unions subsistent et, même, avec le temps, se consolident. Car enfin, sur le plan humain, pourquoi se condamner à un seul amour? Et, au milieu des difficultés de la vie présente, pourquoi se charger de responsabilités si lourdes? C'est qu'au-delà de l'amour passionné l'homme cherche d'instinct une tendresse égale, inaltérable, et sur laquelle le temps n'ait pas de prise; la même qu'il connût à l'aube de sa vie; celle qui donne tout et ne demande rien en échange, qu'aucune misère ne rebute et qui est toujours là, qui demeure jusqu'à la fin lorsque le reste s'éloigne.
Les partisans de la révolution peuvent se vanter de changer l'homme, de susciter un homme nouveau, détaché de tout intérêt familial, et dévoué âme et corps à la collectivité. Nous doutons qu'ils aient aucune prise sur cet indestructible amour autour duquel la famille humaine, autant de fois qu'on la détruise, se reformera toujours.
Mais tout se passe dans le monde moderne comme s'il existait un meneur du jeu, un maître du bal, qui a le sentiment que c'est la mère qu'il faut d'abord atteindre, pour réaliser ses desseins. Tout tend à détourner la femme de son rôle essentiel et à la plier aux besognes de l'homme. Il semble que l'enfant soit devenu dans sa vie l'erreur, l'accident qu'il importe d'éviter coûte que coûte. II ne subsiste aucune place pour l'enfant dans son logement minuscule d'où son travail l'éloigne jusqu'au soir.
Hélas! ce n'est pas par vertu, ni par sentiment du devoir, que la plupart consentent encore à être mères; mais, au contraire, le plus souvent, par abandon, par négligence, et parce qu'à un certain degré de misère l'être humain ne calcule plus. Ce que nous souhaitons, ce ne sont pas de ces mères-là, mais de celles qui, connaissent leur devoir, l'envisagent tout entier et l'acceptent d'un cœur joyeux. Dans le monde qu'il va falloir reconstruire, l'effort devra porter sur ce point: restituer à la femme sa vraie place, la rendre à sa mission essentielle.
On peut établir, en règle absolue, que la mère a un ennemi dans les partis de tendance socialiste; elle doit s'opposer dans la mesure de ses forces, à ceux qui proclament le droit de l'Etat sur l'enfant. En revanche, elle est l'alliée naturelle de toute doctrine qui accorde une valeur absolue à la personne humaine. La mère joue un rôle de premier plan dans une destinée religieuse. A travers les âges, combien de mères chrétiennes ont versé les larmes de sainte Monique? Notre mère occupe la première place entre tous les protagonistes de drame où chacun de nous est engagé et qui est le drame du salut. Mère selon la chair, mais aussi selon l'esprit, c'est elle qui nous a enfantés à la vie de la grâce; et après que nous l'avons perdue, c'est encore à ses prières, et à ses larmes que, comme saint Augustin, nous devons d'avoir retrouvé la lumière.
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Partir de l’homme pour dépasser l’homme
L’Humaniste et le Chrétien
A mesure que le monde retourne au paganisme, le Christianisme, lui aussi, semble remonter à sa source. Et non seulement la Foi et l’Amour se fortifient dans les âmes fidèles, mais le recul même de l’idéal chrétien découvre un vide qui ne se comble pas. Dans ces immenses foules que le reflux de l’esprit laisse à découvert, se trahit un manque, une déficience: c’est un trou béant, c’est une absence infinie qui frappe les moins prévenus. D’ailleurs le trait commun à tous les extrémismes philosophiques ou littéraires, en faveur aujourd’hui, c’est que ce sont des mystiques privées de Dieu et que ces mystiques dans Dieu sont à base de désespoir. Je pourrai ajouter, en notre siècle de drogues et de stupéfiants, que le désespoir est partout et qu’il n’épargne pas la bourgeoise la plus gavée: la foule s’accroît chaque jour de ceux qui s’adonnent à ce qui enivre et à ce qui endort. Sans doute ce n’est qu’un petit nombre. Mais jamais n’a paru d’un sens plus éclatant cette affirmation du Christ qu’il est la Vie. Il est la Vie, à la lettre, et même pour les corps. Son absence est mortelle pour tous ceux qui, l’ayant perdu, se réfugient dans l’ivresse et dans le sommeil:
Je veux dormir, dormir plutôt que vivre
dans un sommeil aussi doux que la mort…
Dans ces vers de Baudelaire, nous entendons gémir l’immense troupeau des drogués, de ceux que les Paradis artificiels ne consolent pas d’avoir perdu le Paradis véritable.
Mais beaucoup de sages [sourieriont] sans doute, et jugeront que je vois tout en noir pour les besoins de ma cause. Beaucoup me diront qu’ils ne se livrent à aucun excès, qu’ils ont la tête solide et le cœur bien en place et qu’ils n’éprouvent nullement le besoin d’une croyance en Dieu pour vivre selon la raison, pour réaliser entre leurs instincts et leurs aspirations un suffisant équilibre. Ils se glorifient du titre d’Humanistes au sens le plus fort du terme. Ils sont hommes et rien de ce qui est humain ne leur est étranger; mais, en revanche, tout ce qui dépasse l’humain leur est, à tout le moins, suspect. Ils ne veulent pas que le sentiment empiète sur la pensée. Ils ne connaissent qu’eux-mêmes avec certitude: c’est en eux-mêmes, et non dans un surnaturel invérifiable, qu’ils prétendent découvrir les éléments de leur personnalité.
Pourtant ceci me frappe, chez ces humanistes, chez ces sages adversaires de la métaphysique chrétienne. Ils ne méconnaissent plus le secours que l’humanité a trouvé, et continue de trouver dans la foi. Bien loin de traiter la religion par le mépris, ils s’efforcent de lui ravir son secret. Sans doute, ils ne connaissent rien au monde que l’humain et rejettent tout ce qui dépasse l’expérience humaine; c’est sur la connaissance d’eux-mêmes qu’ils veulent édifier leur vie personnelle. Mais toute la question pour eux est de savoir si cette vie personnelle leur tiendra lieu de vie religieuse, s’ils trouveront en eux l’aide quotidienne que les croyants trouvent dans leur vie religieuse.
Ils ne ressemblent donc pas tout à fait à Voltaire. Au vrai, ils ressemblent beaucoup moins à Voltaire qu’à Montaigne; Montaigne qui, dans ses Essais, usa sa vie à se regarder vivre, s’épie, et n’a d’autre souci que de ne rien travestir en lui, Montaigne à qui l’idée chrétienne de progrès intérieur, de perfectionnement est odieuse, et qui s’aime et se veut tel qu’il est: voilà bien en effet le père authentique de nos humanistes d’aujourd’hui.
Mais, je le répète, hostiles à la pensée chrétienne autant que le pouvaient être Voltaire et son école, ils ne partagent pourtant pas le dédain de Voltaire à l’égard du Christianisme. Bien loin de penser comme lui qu’il faut une religion pour le peuple, ils seraient plutôt tentés de dire qu’il faut une religion pour l’élite. Il ne leur échappe pas que le Christianisme a résolu ce qui demeure pour eux le difficile problème: selon un modèle éternel et toujours présent, il organise la vie intérieure, il utilise, élimine, choisit sans chaque être de quoi constituer une personne vivante.
Certes, pas plus que Taine et que les rationalistes d’il y a cinquante ans, les humanistes d’aujourd’hui n’admettent que l’Etre inconnu puisse être constaté, ni qu’il puisse devenir un objet de certitude. Pourtant, s’ils continuent de penser que les croyants projettent en dehors d’eux des valeurs qu’ils découvrent en eux-mêmes, et avec lesquels ils créent de toutes pièces ce Dieu, objet de leur adoration, du moins ne sont-ils plus aussi sûrs de la ruine proche ou lointaine d’une religion vers laquelle ils voient s’orienter tant d’esprits. Et par là encore, ils sont bien différents de Voltaire. Car les philosophes du dix-huitième siècle et leurs héritiers du dix-neuvième ont été dominés par cette idée que le christianisme était virtuellement fini, que la période théologique de l’humanité était close; que dans sa marche en avant, le monde moderne éliminait les vieilles métaphysiques, et que leur régression serait en raison directe des progrès de la science.
Nos humains d’aujourd’hui n’ont plus la même assurance. Ce n’est pas qu’ils aient renoncé à tirer parti des difficultés que les sciences historiques opposent à la religion. Mais, après plus d’un siècle que dure le débat, la preuve semble faite que, sur ce terrain-là, rien de décisif ne sera obtenu conte le Christ de l’Histoire. Les progrès mêmes de l’Exégèse, son perpétuel devenir remet sans cesse en question ce qui paraissait acquis. Aujourd’hui, la critique indépendante, touchant l’historicité du Nouveau Testament, se rapproche chaque jour davantage de ce qu’a toujours enseigné l’Eglise. Les exégètes catholiques tels que le Père de Grandmaison ou le Père Lagrange voient leur position fortifiée par les découvertes d’un illustre Jésuite, le Père Jousse, sur la psychologie du langage et sur la transmission orale des Paroles du Christ. A vrai dire, les difficultés d’exégèse soulevées contre l’Eglise me paraissent de peu de poids auprès de ce fait formidable qu’elle peut dresser contre ses adversaires et qui se formule d’un mot: le fait du Christ: cet homme, ce signe de contradiction qui, à un intervalle précis de l’espace et du temps est venu partager l’histoire humaine. Il est assuré maintenant qu’aucune objection de l’ordre historique ne prévaudra contre le charme chrétien. La vieille chanson religieuse, dont se moquait Jaurès, s’il est trop vrai qu’elle berce de moins en moins les âmes populaires, retentit de plus en plus dans les esprits attentifs, comme une symphonie immense, à la fois humaine et divine.
Charme détestable sans doute, aux yeux de l’humaniste car, selon lui, le Christianisme, en proposant à l’homme dans la personne du Christ un modèle extérieur auquel il faut se conformer, en lui imposant la distinction du bien et du mal, codifiée une fois pour toutes, l’oblige au sacrifice d’une part essentielle de lui-même, au nom des valeurs qui n’ont plus cours et qui ne répondent plus aux exigences de la vie moderne.
L’humaniste ne se résigne pas à mutiler son moi; il s’accepte tout entier. “Un honneste homme, disait Montaigne, c’est un homme meslé.” Le terrible défaut du christianisme à ses yeux, c’est justement de vouloir démêler l’homme ondoyant et divers; et sous prétexte qu’il faut l’élever, le hausser jusqu’à le rendre conforme au Christ, c’est de le diminuer, de le rétrécir. Selon l’humaniste, nous ne devenons chrétiens que par le sacrifice de ce qui en nous est le plus nous-mêmes. Il nous propose donc de ne rien sacrifier, et de composer notre vie (une vie qui peut-être un jour, et pour les autres, fera tableau) en utilisant nos vertus et nos vices, sinon sans aucune préoccupation de morale traditionnelle, en utilisant le meilleur et le pire, –ou plutôt il n’y a pas de meilleur, à ses yeux, il n’y a pas de pire. Tout est bon, tout peut nous servir pour la création d’une figure héroïque; tout doit être soumis aux risques de l’expérience. Et M. André Gide cite avec admiration ce mot de Montaigne: “Il n’est train de vie si sot et si débile que celui qui se conduit par ordonnance et discipline.”
Mais comment se fait-il que le chrétien ainsi diminué, appauvri, réduit, selon l’humaniste, à suivre des préceptes désuets, démodés, qui ne correspondent plus aux besoins profonds de sa vie, comment se fait-il qu’il témoigne, par le seul fait qu’il est chrétien et aussi humble soit-il, d’une conduite si personnelle, si particulière, si singulière? Chez ce chrétien que vous prétendez mutilé, d’où vient ce développement presque excessif de sa vie intérieure. Ceci me frappe: la philosophie de la personnalité, telle que la conçoit, par exemple, Ramon Fernandez, ne peut, de son propre aveu, remplacer le catholicisme qu’en devenant une vie religieuse. La totalité de nos moyens étant connus, il faut nous risquer, dit-il, “comme par l’ordre d’un Dieu”. Ce sont ses propres expressions, or, justement, c’est cela l’irréalisable: un Dieu ne s’invente pas, ne se crée pas.
Et c’est ici que nous découvrons l’ineffable mystère chrétien qui, d’un coup, réduit à néant l’objection de l’humaniste touchant la diminution, l’appauvrissement à quoi nous condamnerait l’imitation du Christ, le mystère qui nous livre le secret de cette brûlante vie personnelle, du perpétuel drame intérieur qui intensifie une destinée chrétienne. Ce modèle uniforme, cet unique Christ auquel on nous reproche de vouloir ramener toutes les créatures humaines, n’est pas un modèle inerte, extérieur à nous, dont il s’agirait de reproduire patiemment les traits par une copie plus ou moins habile. A vrai dire, il s’agit bien moins de l’imiter, de le copier, que de s’unir à lui. L’union au Christ, par ce seul mot nous répondons à l’objection humaniste. Lorsque saint Paul s’écrie: “Ce n’est pas moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi…” il est bien évident qu’aucun des traits qui caractérisent la formidable personnalité de saint Paul n’est atténué ni détruit, mais au contraire infiniment renforcé. Le Christ vivant en nous nous occupe tout entier et, bien plus que l’homme livré à lui-même ne le peut faire, il utilise tout, il se sert de tout, il change l’eau en vin, transmue en vertus les vices dans ces secrètes noces de Cana célébrées en chacun de nous. Il ne s’agit pas de proverbes, de dictions d’après lesquels par hérédité, par habitude, par éducation nous dirigerions, tant bien que mal, notre vie morale; c’est en nous une voix vivante qui, dans chaque cas particulier, nous laisse entendre ce qui est exigé de nous. Rien de moins fixe, au fons, rien de moins figé, de plus personnel que la vie chrétienne. Certes, je l’avoue, rien n’est laissé au hasard, nous savons où nous allons: “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.” Ce commandement est pour tous: il s’agit de devenir des saints.
Cela est vrai. Mais si la direction est la même pour tous, la diversité prodigieuse des bienheureux que l’Eglise propose à votre vénération, témoigne comme elle a su résoudre le problème de la personnalité. En dépit du mystique lien qui les unissait, qu’il y a loin de sainte Thérèse à saint Jean de la Croix! Et de celui-ci à Saint Ignace de Loyola! Autant de vies chrétiennes, autant de tableaux différents. La diversité même des ordres religieux témoigne de ce que l’unique vocable de vie parfaite comporte de différences, d’oppositions, de nuances.
Et ici, n’hésitons pas à passer à l’offensive: osons prétendre que le Christ est le plus grand créateur de personnalités qui ait jamais été au monde. C’est une affirmation qu’il est facile d’apporter devant les compagnons de Thérèse et de Jean de la Croix, de Pierre d’Alcantara et d’Ignace de Loyola. Sans doute, le Christ vivant en nous, nous occupe tout entiers: mais comme l’aimant attire la limaille de fer et, la fixant à soi, en aimante chaque parcelle, il attire, il fixe, il harmonise, il divinise nos instincts, nos désirs, nos passions, nos sentiments, nos pensées. Avec cette multiplicité, il reconstitue dans son amour, notre âme, immortelle unité.
L’humaniste, lui, aux prises avec sa propre multiplicité, soucieux de composer à lui seul, et sans rien sacrifier de lui-même, sa personne, de devenir quelqu’un, de se réaliser enfin, trouve sous ses pas une première embûche à laquelle il est bien rare qu’il ne succombe pas. Plus fort que le désir de se créer lui-même, il découvre le plaisir que l’homme trouve à se regarder, à s’observer, à jouir de soi. “Tout en lui-même, écrit de Montaigne, André Gide, tout en lui-même reste pour lui objet de curiosité, d’amusement, de surprise.” Ainsi, séduit par le jeu même de ses états de conscience, par son fourmillement intérieur, l’humaniste ne s’aperçoit pas d’abord que ce qui en lui l’étonne et le diverti est très éloigné d’être une force anodine; ce monde intérieur qu’il observe en se gardant d’intervenir, il lui faut du temps pour découvrir que des instincts redoutables le composent. Ce jeune amiral dont nous charment les grâces félines, nous ne voyons pas d’abord la bête féroce qu’il est près de devenir; mais tôt ou tard le jeu qu’on mène avec lui devient dangereux, ses morsures font mal, ses coups de griffes emportent la chair, les plaies s’enveniment.
*
Et puis, ce qui bénéficie de notre complaisance envers nous-mêmes, de notre parti-pris de ne pas intervenir, c’est presque toujours nos instincts d’en bas, ceux qui nous différencient le moins, qui nous dépersonnalisent le plus: dans les actions honteuses, le grand philosophe ne se distingue plus du rôdeur ou du voyou. Ce serait le cas de dire que celui qui, ne se refusant à rien, veut sauver sa personnalité, la perd.
Vous ne prétendez, dites-vous, qu’à réaliser votre vie par des tâtonnements, et des ajustements? Mais les éléments qui s’offrent à vous, pour cette œuvre, ne sont pas inertes et tels que vous puissiez les laisser ou les prendre: ce qui vous tombe sous la main, ce qui s’impose impérieusement à votre choix, c’est justement ce qu’eût rejeté la partie haute de votre âme: “Nous ne nous entendons pas nous-mêmes, disait Thérèse d’Avila, nous ne savons pas ce que nous voulons et nous nous éloignons infiniment de ce que nous désirons.” Faisant écho à cette parole de votre sainte, un grand philosophe français contemporain, qui est aussi un grand catholique, M. de Maurice Blondel, s’écrie: “Tantôt je ne fais pas tout ce que je veux, tantôt je fais presque à mon insu ce que je ne veux pas. Et ces actions, dès qu’elles sont accomplies, elles pèsent sur toute ma vie. Je me trouve comme leur prisonnier.”
Car vous avez beau dire, ce qu’il est convenu d’appeler le moi, n’est pas de tout repos; il ne dépend pas de vous, de ne pas en tenir compte, il ne dépend pas de vous déchaîner ou de maintenir ces forces obscures comme vous feriez de forces naturelles. Justement, me répond l’humaniste, vous avez peur. Vous ne songez qu’à vous mettre à l’abri d’une religion. Mais le renoncement est toujours une lâcheté; c’est nous, les libertins, qui consentons à vivre dangereusement. Vivre dangereusement, tout est là. Oui, tout est là. Ne pas avoir peur de nous-mêmes; trouver en soi la force et le courage de contempler son cœur et son corps sans dégoût; avoir l’audace d’imposer à ses contemporains et, si l’on a du génie, à la postérité, une image violente de soi-même, fût-elle rehaussée des vices les plus honteux. De ce point de vue, sainte Thérèse ou saint Jean de la Croix ne font pas plus grande figure que Néron ou que César Borgia et ne sont pas mieux réussis. Et, tout compte fait, ce sont les beaux monstres qui, ayant le plus risqué, ont le plus droits à notre admiration.
Tel est, un peu poussé, le point de vue humaniste. Certes, ce n’est pas devant un public espagnol qu’il est nécessaire de défendre les saints contre ce reproche de défendre les saints contre ce reproche de faiblesse et de couardise. Non seulement pour les saints, mais pour le plus humble chrétien qui s’efforce de vivre selon la Grâce, il ne s’agit certes pas de se mettre à l’abri, ni de se défendre contre les risques de la vie. Non, il s’agit d’aimer. Qui dit amour, dit souffrance. Mais quel amour? La sanctification d’une âme est une œuvre de longue haleine, un arrachement quotidien au monde et qui exige des luttes obscures, de longs héroïsmes silencieux. C’est le contraire du sommeil, c’est le contraire du non-être et de l’anéantissement. L’union à Dieu est le fruit d’une victoire surhumaine. Il s’agit bien d’abri! Il s’agit bien de repos! Votre héroïque Thérèse elle-même parfois ne peut retenir un cri d’amoureuse angoisse: “O vie longue! O vie cruelle! O vie où je ne vis plus!”
Au vrai, celle qui pousse ce cri n’est-elle pas aussi dominée, aussi asservie par cet amour d’en haut, que risque de l’être l’humaniste par l’amour d’en bas lorsqu’il s’efforce à lui seul de se constituer une pensée et une conduite personnelle.
Je le crois. Je crois que l’homme quel que soit son parti pris de n’être qu’un technicien, un ingénieur, n’échappe pas au dilemme fameux posé par saint Augustin: “L’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu –L’amour de Dieu poussé au mépris de soi.” Car nous ne sommes pas une matière inerte qui puisse être livrée sans dégâts, au hasard des expériences. La conscience humaine existe; c’est un monde vivant qui a ses lois dont aucun de nous n’est libre de ne pas tenir compte, sous prétexte que, seule, l’occupe la vie pratique. D’ailleurs des saints ont été des rois, ont été soldats, ont été mariés et le parfait accomplissement de leurs devoirs d’état ne les a jamais détournés du monde intérieur, ce monde de l’âme qui nous propose des signes qu’il s’agit de déchiffrer, des traces qu’il faut relever, des pistes qu’il faut suivre et qui peut-être nous mènerons où nous ne voulions pas aller.
*
A mon sens, l’erreur de certains humanistes c’est de se croire le maître de cet univers intérieur, c’est de se croire libre de choisir tels éléments et de ne pas tenir compte des autres. C’est, par exemple, de considérer comme non avenues ces lois dont un homme aussi éloigné du Christianisme que l’était Marcel Proust, dénonçait l’existence dans un passage fameux de La Prisonnière: “Tout se passe dans notre vie, écrit Proust, comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien; à être délicats… Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent de celui-ci et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner vivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées…”
Le chrétien, lui, sait de quel monde il s’agit; et pour lui, comme cette révélation de la conscience s’éclaire à la lumière de la révélation du dehors! Comme la voix du Christ de l’histoire répond à celle de notre Christ intérieur! Car, tout autant que l’humaniste, le chrétien cherche en lui-même les éléments de sa personnalité, mais toute la différence vient de ce qu’il y découvre infiniment plus que lui-même.
Vous le savez, de saint Augustin à notre Pascal, de Newmann à Maurice Blordel, il y a toujours eu dans l’Eglise des apologistes pour nous révéler, au plus infime de nous-mêmes, le point de départ de notre ascension vers Dieu. C’est toujours à partir de la vie personnelle que nous atteignons le transcendant. “Le surnaturel est exigeant en nous.” Et la foi jaillit de la rencontre entre cette exigence intérieure et la révélation historique; elle jaillit d’une conformité entre le Christ de l’histoire, toujours vivant et enseignant dans l’Eglise, et cette profonde aspiration du cœur humain. Le chrétien est humaniste qui ne s’arrête pas à la surface de lui-même et qui part de l’homme pour dépasser l’homme. J’accepte l’humain comme point de départ, mais c’est l’humain même qui est touché de divin. Cet écart entre l’idéal et le réel, je le nie: le réel est touché d’idéal. “Le Royaume de Dieu est au dedans de nous.”
A quoi l’humaniste, sans doute, m’objectera que cette exigence intérieure de Dieu, il ne la découvre pas en lui, qu’il ne relève en lui aucune de ces traces divines dont je parle. Et cela est vrai; mais les humanistes nieront-ils qu’au départ de toute leur vie intellectuelle et morale, il y a une négation délibérée du surnaturel? Ils jouent d’une certaine humilité, ramène tout à l’organisation de la vie pratique et à l’adaptation aux nécessités quotidiennes: ils commencent de raisonner à partir d’un refus de Dieu. Chez beaucoup de penseurs modernes, cette résistance p[r]éalable au transcendant, ce reniement passionné avant toute autre démarche, suffirait à expliquer leur insensibilité aux choses de Dieu, –insensibilité provoquée, acquise. Ils ont d’avance rompu tous les canaux par où les pourrait atteindre la Grâce. On n’imagine plus rien qui puisse leur arriver dans l’ordre surnaturel qu’une intervention foudroyante, que le coup de foudre qui renversera saint Paul.
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L’Humaniste et le Chrétien
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Rostand
Malgré les triomphes qu'il connut, ce poète fut un poète malheureux: personne jamais ne lui rendit justice, ni ceux qui voulaient qu'il fût Shakespeare, ni les jeunes gens qui voulaient qu'il ne fût rien; mais les premiers surtout lui ont fait du tort en le condamnant à forcer sa voix; leurs dithyrambes l'ont à jamais persuadé qu'il n'était propre qu'aux grands sujets alors qu'au contraire il était excellent dans les petits. La Princesse lointaine garde encore bien du charme –et le premier acte de l'Aiglon, quelle jolie vignette romantique! Sa nature ne l'inclinait que trop à se persuader qu'il pouvait toucher à tout: avant même les enivrements de Cyrano, il met le Christ sur la scène –un Christ esthète, beau diseur, qui fait des mots et qu'on a bien de la peine à lui pardonner. Après Cyrano, désormais rien ne lui fera peur: l'Aiglon devint son Hamlet; Chantecler ne l'aida pas à se connaître puisque, nous dit-on, il [aisse] un Don Juan, un Faust: un peu plus, il eût recommencé l'Illiade.
Au vrai, Rostand était un charmant et précieux poète de ruelle –un acrobate auquel il ne manque, dans ses acrobaties, que le respect de la langue française pour mériter que nous l'appellions un frère de Banville– et le compliment n'est pas petit! –Or, ce poète, qu'auraient adoré Cathos et Madelon, se trouva, par miracle, posséder à fond toute la cuisine du théâtre; à ce mélange qui n’a rien donné de vraiment grand, nous devons tout de même la réussite de Cyrano: ici les défauts du grand homme le servent; comme il fait grouiller sur la scène le monde charmant et fou de la Fronde, il peut s'en donner à cœur joie, ajouter au gongorisme, nous aveugler de concetti; le mauvais goût, en l'[occurence], est de rigueur: le naturel est de n'en pas avoir: Cyrano n'est-il pas en somme un parent riche de Mascarille et Cathos, une sœur pauvre de Roxane?
Bien que je ne goûte qu'à demi cet idéal de bravacherie, d'enthousiasme à vide, –ce fameux “panache” enfin qui se pourrait définir: prendre, aux yeux de la galerie, l'attitude la plus avantageuse, –tout de même le sage doit inscrire, en exergue de cette comédie héroïque, la parole d'olympien bon sens qu'Eckermann recueillit sur les lèvres de Goethe: “Ce qui dure vingt ans et se maintient avec la faveur populaire est bien quelque chose.”
Les jeunes hommes de lettres ont montré au triomphateur moins d'indulgence. Ce ne fut pas jalousie ou haine du succès: à vingt ans, on a d'abord la passion d'admirer. Mais tous ceux que nous aimons comptèrent peu ou prou parmi les familiers de ces mardis de la rue de Rome où Stephane Mallarmé entouré de Viélé-Griffin, d'Henri de Moréas, pontifiait. Rostand a traversé son époque, sans en être. Ce romantique n'a rien retenu (si jamais il les a lus) de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud, ni d'aucun de nos bien-aimés; mais enfin c'était son droit, et ce n'était pas le nôtre de méconnaître son mérite de poète populaire. En dépit d'un style de tarabiscotage et de mièvrerie, Rostand est peuple: son Flambeau n'ajoute rien au vieux de la vieille des images d'Epinal, son Metternich est exactement le personnage noir qu'à l'Ambigu, le paradis siffle. Nul homme ne porta si loin le courage, l'audace du lieu commun: c'est chez lui coquetterie que de fignoler un couplet sur le drapeau, la croix d'honneur, le petit chapeau; il triomphe dans le morceau de bravoure et [déclanche] des applaudissements automatiques.
Rostand parfois se hausse jusqu'à tenir avec convenance l'emploi d'interprète officiel de la nation; il fut un très suffisant poète de circonstance: les écarts même de son goût amuse et nous rendent supportable ce genre décrié. Le “oh! oh! c'est une impératrice!” ne me déplaît pas et il faut connaître par cœur le sonnet où il nous dit que Krüger débarque dans son cœur. Mais retenons surtout cet émouvant Vol de la Marseillaise qui sera récité, tant qu'il y aura des écoliers, en France.
N'en déplaise aux chroniqueurs, Rostand ne fut pas notre plus grand poète, –il ne fut pas notre plus un grand poète– mais un poète simplement, qui avait le goût des grands sujets et une jolie adresse à les dénichir: Chantecler traité par un autre, quelle forêt de symboles! Sa muse jamais ne fut bucolique: dans ce [tisu] de calembredaines, de calembours et de coq-à-lâne, reniflons-nous une seule odeur de forêt ou de plaine? Pour Chantecler, un liseron est un récepteur de téléphone et une fleur s'appelle un promenoir!...
Voilà que souhaitant de louer ce fameux auteur, malgré nous notre louange tourne court: un tel désaccord éclate entre son mérite et le rang qu'il occupa, qu'en dépit de nous-mêmes, d'abord il faut le remettre à sa place; mais nous ne sommes pas si riches en poètes, que nous ne sentions douloureusement tout ce que perdirent avec lui les lettres.
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Rostand
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Mes souvenirs
INTRODUCTION
J’ai naguère écrit le premier chapitre de mes souvenirs; il m'a suffi de le relire pour décider de m'en tenir là. Est-ce bien moi cet enfant que je rappelais ainsi à la vie? Sans doute, quand je m' appliquais à ce travail, n'avais-je pas l'intention de me confesser; du moins étais-je résolu à ne rien dire qui ne fût vrai. Mais pour peu que l'art apparaisse dans ces sortes d'ouvrages, ils deviennent mensonge; ou plutôt, l'humble et mouvante vérité d'un destin particulier se trouve dépassée. malgré l'auteur, qui atteint, sans l'avoir cherché, à une vérité plus générale. Il compose, après coup. ce qui n'était pas composé et ménage la lumière selon l’effet à produire: ainsi des régions immenses de sa vie se trouvent plongées dans les ténèbres et il éclaire ce qui en lui prête à de beaux développements.
Même un auteur qui se couvre de boue et qui décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de gagner des cœurs par son audace. On vantera son courage, son humilité. On trouvera mille raisons de l'absoudre sans révéler la véritable: c'est que celui qui confesse tout, aide au soulagement de ceux qui n'avouent rien.
Pour en revenir à ce premier –et dernier– chapitre de mes souvenirs, j'admire avec quelle audace j’y ai mis l’accent sur la solitude et sur la tristesse de mon enfance. Au vrai, j'avais beaucoup d'amis et nul n'a eu plus que moi le goût des palabres sans fin, des confidences, des lettres. Etais-je si désespéré? Les jours de congé me paraissaient trop courts parce que je voulais à la fois les passer chez mes cousines, dévorer un livre, aller à la foire.
De tous mes plaisirs, le plus cher me venait de ce cœur mélancolique justement, que dans mes souvenirs je me suis plu à monter en épingle. Je me rappelle mon émerveillement lorsqu'à seize ans, je découvris dans l'homme libre, de Barrès, la mirobolante formule: sentir le plus possible en s'analysant le plus possible. Cela me jeta dans des transports. C'était ce que je faisais depuis l'âge de raison. Un enfant jouait à être solitaire et méconnu; et c'est le plus passionnant des jeux... Peut-être parce qu'un instinct l'avertit qu'il y a là beaucoup plus qu'un jeu: une préparation. un exercice pour devenir homme de lettres. Aimer à se regarder souffrir, signe évident de vocation; mais il faut commencer par souffrir et je me souviens que je faisais flèche de tout bois...
Attention! me voilà sur une piste qui, si je l'avais suivie, m'aurait fait découvrir un enfant encore plus étranger à moi-même que celui dont j'ai naguère tenté de reproduire les traits.
Es[t]-ce à dire que les souvenirs d'un auteur nous égarent toujours sur son compte ? Bien loin de là: le tout est de savoir les lire. C’est ce qui y transparaît de lui-même malgré lui qui nous éclaire sur un écrivain. Les véritables visages de Rousseau, de Chateaubriand, de Gide, se dessinent peu à peu dans le filigrane de leurs confessions et mémoires. Tout ce qu'ils escamotent (même si c'est le bien) tout ce sur quoi ils appuient (même si c'est le mal) nous aide à retrouver les traits qu'ils ont mis, parfois, beaucoup de soin à brouiller.
Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité: il faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle passion qu'il éprouva, mais qui furent, dans la réalité, mêlés à beaucoup d'autres, imbriqués dans un ensemble, il faut bien qu'il les isole, qu'il les délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir compte de leur durée, de leur évolution insaisissable. C'est malgré lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit.
Il ne faut pas non plus faire grief à un auteur de ce que ses mémoires sont le plus souvent une justification de sa vie. Même sans l'avoir voulu au départ, nous finissons toujours par nous justifier; nous sommes toujours à la barre, dès que nous parlons de nous, –même si nous ne savons plus devant qui nans plaidons: Mémoires, confessions, souvenirs témoignent qu'à toute foi religieuse survit, dans la plupart des hommes, cette angoisse du compte à rendre. Tout auteur de mémoires, chacun à sa façon, et fût-ce en s'accusant, prépare sa défense... Devant la postérité? peut-être; mais inconsciemment ne cherche-t-il pas à fixer l'aspect qu’aura son âme aux yeux de Celui qui la lui donna et qui peut la lui redemander à chaque instant?
Ce désir inavoué de se justifier me parait être un trait commun aux confessions les plus différentes; et c'est, semble-t-il, le caractère étrange de l'œuvre d'un Proust (ces mémoires à peine romancés) qu'il y décrit des actions dont non seulement la portée morale ne l'intéresse pas mais où il ne voit rien qui puisse éveiller d'autre sentiment que l'intérêt ou la curiosité.
Je pense ici beaucoup moins à la description de certains vices, qu'à tels actes ignobles qu'il relate comme la chose la plus ordinaire: par exemple lorsque pour être éclairé sur les mœurs de sa maîtresse morte, le héros (celui qui dit je) donne de l'argent à un domestique d'hôtel, et le charge de mener une enquête à ce sujet. Mais justement, si Proust semble avoir perdu l'instinct de sa propre défense et de sa justification, c'est peut-être dans la mesure où ses mémoires sont romancés et où il n'a plus le sentiment d'être lui-même en cause. Et surtout, il pulvérise la personne humaine en “moi” qui se succèdent et meurent, sans qu'aucun d'eux puisse hériter des crimes de celui qu'il remplace.
En somme, Saint-Augustin est peut-être le seul auteur de Confessions qui ait été conscient de l'instinct auquel cède un homme qui raconte sa vie. Et sans doute, celui qui est assuré d'écrire en présence de la Trinité redoute de mentir. Il parle à un Dieu qui connaît tout, qui lit au fond de notre cœur... Pourtant, du seul point de vue humain, de tels mémoires risquent de nous égarer pour de plus hautes raisons que ceux de Jean-Jacques. Chez un saint, l'objet de sen étude, qui est lui-même, s'anéantit devant Dieu. Devant Celui qui est, il devient celui qui n'est pas.
Mais c'est chercher bien haut des excuses, pour m'en être tenu à un seul chapitre de mes mémoires. La vraie raison de ma paresse n'est-elle pas que nos romans expriment l'essentiel de nous-même? Seule, la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue.
I.
LA MORT DE MON PERE.
LA PRIERE DU SOIR.
LE JARDIN D’ENFANTS
Je ne me suis jamais accoutumé à ce malheur de n'avoir pas connu mon père. J'avais vingt mois lorsqu'il est mort: quelques semaines de grâce accordées par la Providence, et je me fusse souvenu de lui; car sa mère qui lui survécut à peine une année, je la revois.
Je [la] revois dans le vestibule de la triste maison langonaise où j'ai situé le drame de Genitrix, vaste demeure mal fermée que les trains de la ligne Bordeaux–Cette faisaient tressaillir, la nuit. La vieille dame, atteinte d'une maladie de cœur, demeurait assise dans un fauteuil près du guéridon où il y avait la sonnette et la boîte de pastilles. J'en volais une, et elle me menaçait, en riant, de sa canne
Mais mon père, qui la précéda de quelques mois dans la tombe, je ne le revois pas. Il était allé dans les propriétés de la lande, entre Saint-Symphorien et Jouanhaut, l'héritage récent de son oncle Lapeyre. Ce soir-là, il revint avec un grand mal à la tête. Bien plus tard, si le jour de la composition de calcul je décidais de ne pas ailer au collège, je savais qu'il suffirait de passer ma main sur mon front avec un air dolent, pour que ma mère s'inquiétât et me retint au logis.
Je ne me rappelle pas mon père, mais je me souviens du temps où ses traces étaient encore fraîches; et quand ma mère ouvrait l'armoire de sa chambre, je regardais, sur la plus haute étagère, un chapeau melon noir, “le chapeau de pauvre papa”.
Nous n'habitions plus la maison de la rue du Pas-Saint-Georges où j'étais né et où il était mort: la jeune veuve avec ses cinq enfants avait cherché un refuge chez sa mère, rue Duffour-Dubergier. Nous y occupions le troisième étage. La vie se concentrait dans la chambre maternelle tendue de gris, autour d'une lampe chinoise caillée d'un abat-jour rose cannelé. Sur la cheminée, la Jeanne d'Arc de Chapu écoutait ses voix. Selon les saisons, les cris des martinets déchiraient le soir étouffant, ou le bourdon de la cathédrale emplissait la nuit de Noël, ou les sirènes des bateaux gémissaient dans le brouillard. Dès neuf heures, notre mère se mettait à genoux et nous nous pressions autour de sa robe. Mes frères se disputaient “le coin” entre le prie-Dieu et le lit. Celui qui occupait cette place privilégiée enfouissait sa tête dans les rideaux qui tombaient du baldaquin et pouvait s'endormir aux premières paroles: “Prosterné devant vous, ô mon Dieu! je vous rends grâce de ce que vous m'avez donné un cœur capable de vous connaître et de vous aimer....” et ne se réveiller qu'aux ultimes supplications: “Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me surprendra pas cette nuit, je vous recommande mon âme, ô mon Dieu, ne la juger pas dans votre colère”
A quel âge ai-je commencé d’être sensible à cette admirable prière en usage dans le diocèse de Bordeaux? Il me semble que dans ma petite enfance, déjà je m'émouvais de cette incantation; de moi-même, j'y ajoutais du pathétique. C'est ainsi qu'au lieu de la formule: “Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me surprendra pas cette nuit” pendant des années, j'ai entend: “Dans l'incertitude où je suis, que la mort ne me surprenne ah! pas cette nuit!” Il est vrai que ma mère couvrait sa figure de ses mains, la découvrait tout à coup, sa voix d'abord étouffée, soudain éclatait: ainsi imaginais-je ce “ah!” ce râle d'angoisse guetté chaque soir et qui, peut-être, a suscité en moi le goût de l'émotion exprimée, rendue sensible par un artifice.
Nos chemises de nuit étaient si longues que je n'eusse pu me gratter le pied. Nous savions que l'Etre Infini exige des enfants qu'ils dorment les mains en croix sur leur poitrine. Nous entrions dans le sommeil les bras repliés, les paumes comme clouées sur notre corps, étreignant les médailles bénites et le scapulaire du Mont-Carmel que pour le bain même il ne fallait pas quitter. Ces cinq enfants serraient contre eux, d'une étreinte déjà passionnée, l'invisible amour. Le souffle de notre mère cherchait chacun de nos visages dans la nuit. Et elle descendait enfin chez ma grand'mère qui habitait les étages inférieurs. Je me souviens du bruit retentissant et terrible de la porte d'entrée qu'elle fermait derrière elle. Contre une telle solitude, il ne restait que le refuge du sommeil.
Dès cinq ans, ma mère m'amena au Jardin d'Enfants que dirigeait sœur Adrienne, rue du Mirail, en face de cette Institution Sainte-Marie où les Marianites en longue redingote noire, en chapeau de soie et en pantoufles de feutre s'occupaient d'instruire mes frères. J'avais une blouse longue et des petites culottes blanches qu'il était prévu que je pouvais salir, puisque sœur Marie-Lorette en détenait une pile de rechange. C'était une converse qui nettoyait nos doigts à la pierre ponce, ces doigts déjà un peu meurtris, quelquefois, par le claquoir de sœur Ascension, aux yeux de braise.
Pour nous dégourdir les jambes, les sœurs nous faisaient marcher à la queue leu-leu dans la grande salle, avec des pas compliqués, scandés par un cantique à Jeanne d'Arc:
Honneur à la bannière!
Honneur à ton drapeau!
L'odeur de chlore des cabinets emplissait ce couvent. Nous faisions tristement de petits jardins avec les cailloux de la cour. Les Sœurs auraient voulu que nous ayons des costumes de velours noir et des cols dentelle pour les “séances” qui étaient des cérémonies où des élèves serinés d'avance passaient au tableau devant les parents réunis, tandis que les plus petits suçaient des sucres d'orge. Seul mon frère Pierre, sans doute à cause de ses belles boucles, bénéficia de ce costume et de ce col. Pour moi, on n'essaya jamais de m'embellir: une paupière déchirée avait agrandi un de mes yeux; on m'appelait Coco-bel-œil et j'avais l'aspect pauvre et chétif.
La classe finissait à quatre heures; comme mes frères, dans le collège d'en face, n'étaient libres qu'à six heures et demie, il fallait attendre que la bonne Octavie les vînt chercher, pour que je pusse sortir aussi. Durant ces deux heures, avec quelques autres petits garçons, je demeurais immobile sur une chaise, dans une pièce exiguë, près de la porte cochère. Pour que nous restions tranquilles, la tourière nous donnait à manger du PAIN DES ANGES: ainsi appelait-elle les débris de pain azyme que le couvent fabriquait pour les paroisses de la ville. Pendant deux tours d'horloge, nous nous repaissions de cette blanche pâte où s'arrondissaient les trous que le moule avait dessiné.
II. LES PAUVRES MORTS
Ainsi repu de pain azyme, je regagnais avec mes frères le petit troisième où notre mère en deuil nous attendait. Bien que ce fût un appartement médiocre, il y régnait une abondance que nous jugions alors naturelle. Nos métairies landaises nous fournissaient les poulets gorgés de millade (toujours cuits à la broche). L'homme d'affaires Ardouin était le meilleur chasseur de bécasses du canton. Nous mangions les bécasses en pâté, en purée; les confits de canard et de chapon nous paraissaient le mets le plus ordinaire. Mon grand-père arrivait toujours de Langon avec des foies gras ou quelque volaille de choix. Je me souviens de sa dernière visite, l'avant-veille de sa mort (j'avais cinq ans) . Il s'assit lourdement dans un fauteuil, regarda des photographies de personnes mortes parmi lesquelles était la sienne: “Quel cimetière!”, soupira-t-il. Il mangea beaucoup de poulet aux nouilles qu'on avait préparé exprès pour lui. Il rentra, le lendemain, dans le triste logis de Langon, au bord de la ligne Bordeaux-Cette, qu'il avait fait construire pour ses trois enfants dont un seul survivait, et où il habitait seul. Que de fois ai-je entendu le récit de sa mort! Ce jour-là, il alla revoir tous les endroits qu'il aimait, sa propriété de Malagar, l'hospice de Langon qu'il administrait; puis après le diner, il se rendit chez de vieux amis où il faisait chaque soir sa partie de boston; et c'est ici qu'intervient le surnaturel: “Monsieur Mauriac, je vais à la bénédiction, voulez-vous m’accompagner?” lui demanda la dame amie. Mon grand-père avait été fort anticlérical toute sa vie, adversaire juré des Pères Maristes de Verdelais. Bien qu'il se fût adouci (sous l'influence de ma mère qu'il adorait), il n'avait pas mis les pieds à l'église depuis des années. Or, à la surprise générale, il accepta d'accompagner la vieille dame et parut très recueilli jusqu'à la fin du Salut. Au retour, sur la route, devant chez les demoiselles Merlet, il défaillit, s'affaissa. On le porta jusqu'à son lit. Il eut le temps de répondre à l'amie qui le suppliait de prier: “La foi nous sauve...” et il joignit les mains.
Je n’assistai pas à l'enterrement; mais la maison da Langon où n'habitait plus que la vieille sœur de mon grand-père, servie par trois domestiques inoccupés, me paru plus vaste, plus sinistre. Je me souviens de ma terreur lorsque j'entrebâillais la porte de la chambre où bon-papa é tait mort. Les persiennes en étaient toujours closes. De grands rideaux chocolat enveloppaient à larges plis le lit funèbre, les fenêtres. Ma sœur me montrait l'endroit où avait été placé le cercueil. Les trains faisaient trembler le verre d'eau.
Pauvres morts oubliés de ma famille, c’est Malagar où je suis, Malagar que vous aimiez, et seul d'entre vos descendants, j'ai hérité de cet amour. Les tiroirs sont remplis de lettres qui n’ont même pas jauni après un demi-siècle: celle où mon oncle Louis est grondé pour avoir, à dix-sept ans, suivi l'enterrement de Victor Noir et s'être exposé au feu des canons rangés devant les Tuileries; celle que mon père signait, en 1870, JEAN-PAUL MAURIAC, SOLDAT DE LA REPUBLIOUE. Dans ce vieux salon où je pense à eux, quel étonnement de découvrir que je pense à eux REELLEMENT, pour la première lois de ma vie peut-être. C’est que je me sens tout proche de cette tombe où ils sont étendus, à trois kilomètres d'ici, dans le cimetière de Langon, contre le mur que dominent des piles de bois odorant.
Notre mère nous menait chaque année devant le caveau; ce pèlerinage nous avait dispensés du collège; nous nous divertissions à lire les épitaphes. Le peuple des morts nous demeurait aussi étranger que celui des poissons des grandes profondeurs. Notre mère pourtant récitait en français le psaume terrible: Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur! Seigneur, écoutez ma voix... Si vous considérez nos iniquités, qui subsistera devant Vous? Je regardais avec malaise ce petit temple, feignant de croire que le purgatoire était à l'intérieur, et je m'amusais à imaginer que chaque samedi la Vierge en soulevait le couvercle comme d'une bouilloire.
Ils ont été vivants, unis par cette tendresse, dans la triste maison dont le plus jeune de leurs petits-fils a osé se servir pour y loger les personnages de Genitrix. De là, mon grand-père pouvait gérer ses propriétés et celles de sa femme. Il préférait entre toutes ce Malagar dont j'ai hérité, sur le coteau qui domine la rive droite de la Garonne, près du calvaire de Verdelais, face à Sauternes et aux Landes. Les forêts de sa femme, à sept lieues de là, s'étendaient dans une région bien différente, quoique si proche, du côté de Villandraut et de Saint-Symphorien: des lagunes, des pins à l'infini. Ma grand'mère, née Lapeyre, venue de Villandraut, était issue elle-même, par sa mère, des Martin dont la maison transformée depuis un siècle en métairie, s'est écroulée cette année; elle s'élevait dans ce quartier perdu de Jouanhaut que j'ai décrit, dans Thérèse Desqueyroux, sous le nom d'Argelouse. Aujourd'hui encore, Jouanhaut n'est relié au bourg que par une route impraticable, et au delà s'étendent jusqu'à l'Océan les pins, les ajoncs, le sable, le marais de la Téchoueyre, la Lande du Midi. Que devait être ce pays, il y a cent ans, lorsque ces mauvaises routes n'existaient même pas? Pour aller à Bordeaux, les Martin avaient le choix entre le cheval avec la femme en croupe, ou la charrette à bœufs des rois fainéants. On tendait un drap sur la charrette, on y installait des chaises de cuisine; en plus de temps qu'il n'en faut aujourd'hui pour atteindre Varsovie, ils arrivaient à Preignac, d'où le bateau descendait le fleuve vers Bordeaux.
III
CHATEAU-LANGE
L'AMITIE DE JESUS-CHRIST.
LA TRISTE ENFANCE.
L'ENFANT OUI PLEURE POUR RIEN
Quel entant étais-je, dans cette atmosphère? Un enfant triste et que tout blessait. Pourtant l'extrême austérité de notre maison n'empêchait pas qu'elle fût joyeuse; j'avais trois frères, une sœur, des cousins et des cousines que j'entends rire encore sous les arbres de Château-Lange.
Château-Lange était “du coté de chez ma mère”, à Grandignan, près de Bordeaux, au bord de la grand'route qui va vers l'Espagne. Les employés du tram l'appelaient la maison des curés, parce que chaque fois qu'il y avait une soutane dans le tram, elle descendait toujours à Château-Lange. La piété généreuse de ma grand'mère eût suffit à attirer le clergé; et puis, elle avait sa chapelle, où la Messe était souvent célébrée, privilège dont nous demeurions éblouis. Nous pensions que le Saint-Sacrement devait être mieux chez nous qu'à la cathédrale. Dans l'ancien colombier où ma grand'-mère l'avait logé, les fleurs accumulées nous donnaient la migraine. Il ne fallait pas crier à l'entour; mais cette Présence ne diminuait pas la joie de nos parties de cache-cache.
Que les distances étaient longues autrefois! Je me rappelle, à la fin de juillet, par les soirs de poussière et d'horrible chaleur, du trajet en landau jusqu'à Château-Lange. Ces sept kilomètres nous étaient un véritable voyage. Je renifle encore l'odeur de la ville en ces années d'avant les autos. Le pavé sec, mais imprégné d'urine de cheval, avait été chauffé tout le jour, et dégageait, le soir, une odeur de cirque. Pas un souffle; on passait la barrière de Saint-Genès. Vers Talence, aux relents d'acide hippurique, commençait de se mêler un parfum d'herbes brûlées, de vaches et de figuiers chauds. “Ça commence à sentir la campagne”, disions-nous. Et soudain apparaissait une tour qui nous annonçait l'approche de Château-Lange. Aussi souvent que nous ayons accompli ce trajet, la vue soudaine de la tour nous surprenait chaque fois, comme lorsque les Croisés aperçurent les murs de Jérusalem.
Les cousines avaient entendue le bruit des roues sur le gravier; des capricornes volaient dans le soir pesant; la table était servie près du massif de fuchsias; bonne-maman tricotait sur le perron; la sœur garde-malade lisait le Pèlerin. On n'avait pas beaucoup de temps pour jouer avant que le dîner fût servi; il ne fallait pas perdre une minute. On criait: “Ne vous mettez pas en nage!” Il était défendu de boire tout de suite. On imposait aux enfants de ma génération le supplice de la soif qui nous incitait à boire en secret, dans nos verres à dents, le liquide tiède et pelucheux du pot-à-eau.
Pourquoi donc étais-je un enfant triste? Ce serait fou d'incriminer la religion: Elle me donnait alors plus de joies que de peines. Qu'était-ce donc que les scrupules dont je me tourmentais au prix des émotions si douces de ces grandes fêtes, pendant les vacances à Saint-Symphorien, à l'ombre des pins baignés d'azur? Emotion peut-être un peu affadie par les cantiques du Père Hermann et de Gounod. La tendresse céleste des messes de Première Communion imprégnait notre vie. Comme ma grand'-mère avait quinze petits enfants, chaque année nous célébrions une de ces cérémonies délicieuses où ceux d'entre nous qui en avaient déjà connu la Grâce “renouvelaient”, et où les plus jeunes savouraient un avant-goût de ce jour entre les jours. Et au vrai, cette apparente fadeur n'empêche pas que notre enfance ait reçu la révélation d'un immense amour. La fréquente Communion ne nous familiarisait pas avec ce Tabernacle que le cantique de ma Première Communion qualifiait de redoutable. Chaque dimanche, avec le même tremblement, je récitais les Actes avant la Communion extraits de l'Imitation de Jésus Christ. Après trente ans, je retrouve ce sentiment de terreur amoureuse qui me courbait sur mon banc lorsque je relis les mêmes formules: “Mais qui suis-je, Seigneur, pour oser m'approcher de Vous? L'immensité des cieux ne saurait Vous contenir, et Vous dites Venez tous à moi... Malade je viens à mon médecin; affamé et altéré à la fontaine de Vie; pauvre au Roi du Ciel; esclave, à mon Maître; créature à mon Créateur; affligé, je me jette entre les bras de mon Consolateur... Mon cœur est brisé de douleur, le poids de mes péchés m'accable, les tentations m'inquiètent, je suis tourmenté par mes passions; je ne vois personne qui puisse me secourir et me sauver, si ce n'est Vous-même, mon Seigneur et mon Dieu...”
Paroles de feu qui marquent un cœur pour la vie. Bien loin que la religion ait enténébré mon enfance, elle l'a enrichie d'une joie pathétique. Ce n'est pas à cause d'elle, c'est malgré elle que je fus un enfant triste, car j’aimais le Christ et Il me consolait. De quoi me consolait-il? De rien doit je puisse faire reproche à ma mère qui ne vivait que pour nous. Et sans doute n'aurais-je su le dire moi-même. Peut être était-ce l'obscur sentiment d'une différence, –à la lois d'une faiblesse et d'une supériorité, l'une empêchant l'autre de s'affirmer, de s'imposer. Je n'étais pas un très bon élève; je semblais chétif et de pauvre mine. Tout m'atteignait, me blessait: terreur des maîtres, angoisse à cause des leçons pas sues, des compositions, des examens; impuissance à vivre loin de ce que j'aimais, séparé, fût-ce pour un seul jour de ma mère. Tout ce qui touchait à elle prenait à mes yeux un caractère sacré et avait part à sa perfection, jusqu'aux domestiques, aux objets. Comme on disait devant moi qu'une de mes tantes avait une vilaine robe, je fus stupéfait qu'une sœur de ma mère pût avoir une vilaine robe. Il arrivait parfois que cette mère adorée fit un séjour à la compagne pendant lequel nous étions pensionnaires. Terribles semaines! ce dortoir, cette flamme du gaz, l'ombre du surveillant sur le mur, les dernières adjurations avant le sommeil: “Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi dans ma dernière agonie...”. Au vrai, c’était là ma dernière agonie que la vie devait renouveler si souvent, lorsque le cœur se sent loin de ce qui lui est nécessaire et qu'il n'espère plus de le rejoindre jamais.
Cette tristesse de mon enfance, je me rends compte qu'elle né reposait pas sur une illusion, mais qu'elle correspondait à un sentiment profond de ma faiblesse. Je ne pouvais prévoir alors que j'aurais quelques dons pour écrire et que ce radeau, plus tard, me recueillerait. Et il est certain que sens cette chance inespérée, je n'eusse été capable de rien faire. Toul ce qu'accomplissent les autres: jeux, sports, me semblait dépasser infiniment mes forces. Comment vivre dans cette cohue? Les disputes violentes de la récréation préfiguraient pour moi une vie où je me voyais déjà bousculé, piétiné, vaincu.
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1934-09-21
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Mes souvenirs
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Rex
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MEL_0770
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3e année, n°37, p.20
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François MAURIAC
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IV.
LA LECTURE.
LA PROMENADE.
LE DESERT DE l'AMOUR.
LA VERTU DE PURETE.
Jamais je n'eus, comme dans ces premières année, le goût de la solitude. La promiscuité du collège, à dix ans, me faisait souffrir au point que je me souviens d’être resté enfermé une heure dans les effroyables latrines, pour cela seulement que j'y étais seul. Le jeu des patins à roulettes m'agréait fort parce qu'on y pouvait jouer sans le secours d'aucun camarade.
Déjà j'aimais à me réciter des vers; les poèmes contenus dans la Corbeille de l'Enfance m'émouvaient autant que le firent plus tard ceux de nos plus grands poètes. La Pauvre Fille de Soumet m'arrachait des larmes:
Je fuis un pénible sommeil
Qu'aucun songe heureux n'accompagne.
J'ai devancé sur la montagne
Les premiers rayons du soleil....
Et naturellement le Petit Savoyard de Guiraud, et Jeanne d'Arc de Casimir Delavigne:
Silence au camp, la Vierge est prisonnière.
Je n'avais pas tort, en ce temps-là, de juger Victor Hugo fort inférieur à Soumet et à Casimir Delavigne, car l'auteur de la Corbeille de l'Enfance avait choisi, entre tant de chefs-d'œuvre, le poème qui commence par ce vers ridicule:
Quand l'été vient, le pauvre adore.
Adore quoi? Mais le vers qui suit est plus mauvais encore:
L'été, c'est la saison du feu
Quand je me rappelle la passion avec laquelle je lisais alors, je juge qu'aujourd'hui je n'aime plus la lecture: “il dévore des livres, disait ma mère, on ne sait plus que lui donner”. C'est que maintenant une autre issue m'est ouverte: je me délivre dans l'invention . Enfant, les livres des autres m'étaient l'unique délivrance; Mme de Ségur, Alexandre de Lamothe, Zénaïde Fleuriot, Raoul de Navery, Maryan, Marliti, Jules Verne, Paul Féval, tous les auteurs de SAINT-NICOLAS et du PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE étaient chargés de me fournir d'images où je pusse retrouver mon angoisse confuse. Je me réjouissais, les jours de congé, lorsque la pluie empêchait toute promenade. Je haïssais le dehors, la rue, la boue, la foule. Rien alors ne me paraissait plus facile, ni même plus désirable que de demeurer seul dans une chambre, pourvu que je n'eusse pas froid et que je pusse lire.
A l'Institution Sainte-Marie de la rue Mirail et magnifique hôtel trop exigu pour un collège, les classes n'allaient pas au delà de la quatrième. Les Marianites achetèrent aux portes de Bordeaux, à Caudéran, le domaine de Grand-Lebrun et commencèrent d'y bâtir un collège luxueux; mais les lois contre les Congrégations interrompirent les travaux. Pendant une année, mes frères allèrent à Grand-Lebrun, tandis que je demeurais rue du Mirail; c'était eux qu'on allait chercher le dimanche; et il m'arriva, plus d'une fois, d'aller “en promenade” avec les pensionnaires. A défiler ainsi dans les rues, j'éprouvais le sentiment d'un homme libre qu'on eût obligé à prendre rang dans une chaine de forçats. Je me rendais compte moi-même à quel point cette honte était disproportionnée, inexplicable, et je n’essayais même pas de la rendre intelligible aux grandes personnes. Mais d'ailleurs je me rappelle beaucoup d'autres sentiments que je cachais au plus secret de moi-même. Certains enfants ont une conscience très nette de l'incommunicable. C'était, il me souvient bien, l'un des éléments de ma piété: “un Dieu qui connaît tout, qui lit au fond de nos cœurs...”. Un Dieu qui savait tout sans qu'il fût besoin de lui rien dire. LE DESERT DE L'AMOUR! Je suis né avec la connaissance de ce désert, résigné d'avance à n'en pas sortir. C'est l'amour qui nous enlève provisoirement cette résignation; et c'est peut-être à l'âge où il renonce à ne plus rien espérer de l'amour humain, que l'homme ressemble le plus au petit garçon qu'il fut. Chez certains, l'enfance et la maturité ont cela en commun qu'elles n'attendent rien d'autrui et, pour la même raison, cèdent à l'appel de Dieu: l'une parce qu'elle n'aime pas encore les créatures, l'autre, parce qu'elle est décidée à ne plus les aimer.
Et il est vrai que je n'aimais pas encore. En vain je m'efforce de trouver dans mon passé d'enfant des passions analogues à celles que beaucoup m'assurent avoir éprouvées, bien avant l'âge de la puberté. Sauf pour ma mère, je ne me souviens d'aucun amour. Il est vrai que scrupuleux, je m'étais accoutumé à fuir l'approche de certaines pensées. Cette terreur de “la mauvaise pensée” se trahissait par un tic, par une grimace, par un mouvement de la tête de droite à gauche, pour dire non au péché.
L'homme dont l'enfance et la première adolescence furent sans péché, s'interroge parfois sur le bénéfice qu'il eut de cette candeur. Il ne lui a servi de rien, croit-il, d'avoir plus longtemps que beaucoup d'autres revêtu la robe nuptiale; sa vie, au demeurant, fut-elle plus pure! Oui sait même si des tentations, des convoitises n'en ont pas été fortifiées?
Mais un jour, l'homme qui tournait en dérision sa pureté première, qui plaignait sa jeunesse trop contenue, après les défaites de la vie se souvient de la maison paternelle. Il se hâte sur le chemin du retour, sans oser croire qu'une si longue accoutumance au mal lui permette d'accepter la loi que le Père de famille impose à ses enfants. Il a cédé à trop d'appels, il a connu des sommeils trop pesants. Ce joug, fût-il le plus doux des jougs, ne peut que rebuter, croit-il, un cœur débile. Or, voici le miracle sous l'épaisse croûte des fautes quotidiennes, l'eau toute pure de l'enfance s'était conservée; à travers le passage ouvert par la Grâce (comme après qu'une mine a éclaté) le flot se précipite et tout, à la fois, est rendu à l'âme pénitente: les prières du soir, les communions de l'aube, la hantise de la pureté et de la perfection.
“Aussi loin que vont mes souvenirs je ne me souviens pas d'avoir été pur”. Cette confidence est la plus triste que j'aie jamais reçue. Mais même celui qui me la faisait, au delà de ses souvenirs, avait-il eu du moins son temps de pureté. Il existe, dans la plus souillée des créatures, une indestructible enfance qui peut à chaque instant ressusciter; une part d'elle-même qui n'a pas connu la corruption. Que de fois, à travers la flétrissure d'un visage, nous est apparue cette candeur ensevelie! Il arrive que le commandement du Christ: “Si vous ne devenez semblable à l'un de ces petits...” retentisse en nous avec ce sens plus étroit: “Si vous ne devenez semblable à l'enfant que vous avez été...”.
V.
GRAND-LEBRUN. LE REVEIL. LE FEU.
LE PARCOURS. LE COLLEGIEN.
L'enfant que je fus, je continuerai de le poursuivre dans les corridors dallés blanc et noir de Grand-Lebrun, ce collège englouti au fond de mon passé, monde minuscule où pendant des années j'ai vécu d'avance ma vie d'homme, où j'ai joué avec les modèles réduits de mes passions futures. Le ciel fumeux, les platanes du jardin, la récréation de quatre heures, l'odeur de l'étude du soir... Etrange univers qui avait ses lois, ses superstitions, ses triomphes et ses désastres. L'amour de Dieu et celui des créatures y déchiraient des cœurs. La liturgie catholique imposait au temps son rythme accordé sur celui des saisons et conférait à certains jours une atmosphère solennelle de deuil, d'espérance ou de joie.
Grand-Lebrun que je porte dans mon cœur ne me porte pas dans le sien. Jean Giraudoux a présidé la distribution des prix du lycée dont il est la gloire; les frères Tharaud ont connu le même honneur à Périgueux. Il faut que j'en fasse mon deuil: je ne serai jamais à pareille fête. Mais Grand-Lebrun, qu'il le veuille ou non, demeure mon bien propre et nul ne me l'aliènera. Je peux lui répéter la plus profonde parole qu'un amant ait jamais prononcée: “Cela ne te regarde pas si je t'aime.” Grand-Lebrun comme tout ce qui est aimé, ne peut rien comprendre au sentiment qu'il inspire. Je ferme les yeux, je ressuscite un jour pris au hasard entre tous les jours révolus du temps où Grand-Lebrun contenait ma vie.
Il faisait encore nuit, dans ces sombres hivers, lorsque le domestique Louis Larpe venait, vers cinq heures et demie, frapper à ma porte. Il était alors naturel qu'un valet de chambre fût debout à cinq heures. A la lueur d'une lampe Pigeon, je me levais, grelottant; il n'y avait jamais de feu dans nos chambres, non par économie, ni même par austérité, mais d'après ce raisonnement “que toilette serait achevée avant que l'atmosphère ait été dégourdie...” Personne alors ne se serait avisé chez nous qu'il pût régner dans toutes les pièces une température égale. Sauf dans la salle-à-manger où brûlait nuit et jour une salamandre, le feu n'était entretenu que dans la chambre de ma mère et dans le salon de famille. Le soir nous nous serrions autour du foyer avec les gestes, les attitudes de la tribu primitive; et sans doute un reflet en demeure au fond de nos yeux, qu'on chercherait en vain dans le regard des enfants d'aujourd'hui qui n'ont jamais pu que coller leurs petits derrières à des radiateurs. Accroupi devant la flamme, quand j'étais fatigué de lire, je ne me lassais pas d'imaginer des villes incendiées, les portes embrasées de l'enfer, les tortures pleines d'espérance du purgatoire dont, à coup de pincettes. je faisais jaillir les âmes délivrées qui étaient les étincelles. Ma mère aimait tellement le feu qu'elle en avait des brûlures aux jambes; elle disait qu'elle mangeait le feu.
Mais dans ces aubes noires, lorsque le domestique Louis Larpe venait me réveiller, qu'elle me semblait loin cette heure bénie du feu reconquis! L'immense journée s'étendait devant moi pleine d'embûches et de chausses-trappes, et déjà commençait ce martyre des pieds gonflés d'engelures dans les souliers trempés de pluie. La toilette était rapide, il eût fallu être héroïque pour se laver. Après le chocolat bu en hâte, nous demeurions en faction devant la porte pour guetter le “parcours”: ainsi appelait-on l'omnibus du collège qui ramassait à travers la ville d'autres petits garçons aussi endormis et aussi mal débarbouillés que nous-mêmes.
En ce temps-là, nous habitions deux étages du vieil hôtel solennel qui fait le coin des rues Margaux et de Cheverus tout près de la jésuitière (que Combes était au moment de vider de ses pieux habitants et dont la chapelle, dite chapelle Margaux, était fort achalandée).
A l'appel d'une cloche discrète, la rue vide soudain s'emplissait d'ombres qui se hâtaient vers la première messe. Ces “petites vieilles”, moins tragiques mais aussi touchantes que celles de Baudelaire, avaient dû prendre à peine le temps de relever leurs quatre cheveux et de passer un jupon. Chaussées de feutres, elles rasaient les murs avec des laces confites. Nous avions donné des surnoms à ces saintes femmes et nous nous amusions à les dénombrer jusqu'à ce que le parcours se fût annoncé de loin par le fracas des roues. Les jour où nous étions en retard, il ralentissait un peu et le cocher faisait claquer son fouet. Mais il était rare qu'il ne nous trouvât pas aux aguets. J'aimais l'odeur de cuir de la vieille guimbarde qui suivait un itinéraire compliqué. J'en avais pour plus d'une demi-heure à somnoler dans ma pèlerine dont je rabattais le capuchon sur la tête comme un petit capucin. Mes yeux s'attachaient à la croupe des percherons que la lanterne éclairait. Le sale petit jour se levait sur la banlieue. De pauvres soucis d'écolier obsédaient ma pensée. Jamais je ne me suis senti si faible, si démuni, si perdu. Plus tard, pour retrouver le goût de ces premières heures de mes anciens jours, il m'a suffi de me redire le vers de Rimbaud:
Mais vrai, j'ai trop pleuré, les aubes sont navrantes....
Aubes navrantes, sombre ville, soif d’évasion. C’est alors qu’un cœur d’enfant, un cœur gelé, s’accoutume à la recherche de Dieu. Quand il pleuvait, les vitres de la voiture, surtout celle du fond contre laquelle j’appuyais ma tête, m’apparaissent comme des figures pleines de larmes. Les arbres de Grand-Lebrun se détachaient sur le ciel. L’énorme bâtisse illuminée ressemblait un paquebot.
Nous entrions dans l’étude que chauffaient les premiers radiateurs à eau chaude; nous entrions dans l’odeur des pensionnaires et dans celle du surveillant, odeur aigre, indéfinissable, qui ne me déplaisait pas. Une demi-heure consacrée aux leçons, puis une brève récréation, et enfin deux heures de classe; encore un quart d’heure pour jouer, et de nouveau l’étude jusqu’à midi. A une heure et demi, le travail reprenait jusqu’à six heures et demie, avec une interruption d’une demi-heure pour le goûter. Six heures et demie! Instant qui, aujourd’hui encore, après un quart de siècle, a gardé pour moi un goût délicieux de délivrance. A vrai dire, je commençais de n’être plus malheureux pendant la longue étude du soir. Le retour à la maison était proche. Rien ne me menaçait plus. Ce long temps que j’aurais pu consacrer à mes devoirs, c’était pour écrire mon journal, ou des poèmes, que j’en usais. Très tôt m’a tenu le besoin d’écrire, de me délivrer par l’écriture. Que ne donnerais-je pas pour retrouver les cahiers intimes de ma première adolescence que j’eus la sottise de brûler! A travers les vitres, mon regard cherchait le ciel. Sous prétexte d'aller aux cabinets, parfois j'obtenais de sortir. J'avançais à petits pas dans la cour déserte, je respirais la nuit qui sentait les feuilles pourries, la brume; mais je ne sais quel relent de ville composait cette odeur particulière à la banlieue. A ce moment de ma vie, “le silence éternel des espaces infinis”, s'il ne m'effrayait pas, fut du moins une réalité pour moi, et je le concevais sans effort. C'est que le ciel nocturne m'était aussi une évasion; je ne négligeais aucune issue par où mon regard et ma pensée se pussent délivrer. Sans doute vivais-je alors sans le savoir dans un perpétuel état de transe poétique, il n'était rien dans ma pauvre vie que je ne voulusse transfigurer. Ce fut le temps où les poètes commencèrent de m'entourer et de me servir, comme les anges servaient au désert le Fils de l'homme. J'[in]terposais entre le réel et moi tout le lyrisme du dernier siècle. Lamartine, Musset et Vigny entrèrent les premiers dans ma vie, et parmi les modernes j'atteignis à trouver des beautés sublimes jusque dans Sully-Prudhomme et dans Samain! Verlaine, Rimbaud, Baudelaire et Jammes ne survinrent qu'après ma sortie de collège.
Ce qu'est remarquable chez un enfant de cette espèce, c'est son impuissance à se juger, à se faire de lui-même une idée raisonnable. Je me souviens d'étranges séances devant l'armoire à glace, où je me pinçais les joues, en répétant: moi! moi! moi! J'allais d'un extrême à l'autre, tantôt me jugeant comme un avorton, l'être le plus ridicule et le plus chétif, d'avance vaincu; et tantôt me persuadant de ma supériorité intellectuelle, et je me scandalisais de ce que mes maîtres ne semblaient pas distinguer en moi un vase d'élection.
VI.
MES MAITRES.
Mes maîtres... Il en existait de plusieurs espèces: d'abord, au plus bas de l'échelle, selon la hiérarchie; que j'avais admise, ceux du dehors, les laïques auxquels les Marianites avaient recours. Je me souviens de l'un d'eux, jeune marié, et qui arrivait toujours en retard. Essoufflé, il expédiait l'admirable prière: VENI SANCTE SPIRITUS que le règlement l'obligeait de réciter avant la classe. Il nous expliquait nos versions grecques à l'aide d'une traduction juxta-linéaire. Mon voisin L... dessinait sur ses cahiers le plan de la chambre à coucher du jeune professeur; je vois encore le rectangle où figurait cette indication: LIT NUPTIAL.
Au-dessus des laïques, venaient les religieux, les frères vêtus de redingotes, coiffés d'étonnants chapeaux de soie, et, dans le collège, chaussés de feutres qui tenaient chaud et leur permettaient de marcher à pas de loup et de nous surprendre. Quelques-uns furent d'excellents professeurs; l'un d'eux, après la dispersion de la congrégation, est devenu sans effort agrégé de l'Université. Mais la plupart étaient préposés à la surveillance de l'étude et de la récréation, métier mieux fait pour aigrir un caractère que pour aiguiser une intelligence. Ce rôle est tenu, dans les lycées de l'Etat, par des étudiants pauvres, acharnés à la préparation d'une licence; nos surveillants, eux, n'avaient rien à faire pendant ces longues études du soir, lorsqu'ils ne récitaient pas leur chapelet, qu'à nous épier et à dépister nos manœuvres. Ils avaient disposé devant les lampes des écrans qui rejetaient sur nous toute la lumière. Ils excellaient à faire jouer, dans les verres de leurs binocles, des reflets grâce auxquels il nous était impossible de surveiller la direction de leur regard; et lorsque nus croyions M. V. occupé à lire CHAPUZOT EST DE LA CLASSE (son livre favori) soudain retentissait sa voix terrible: “Mauriac, apportez-moi le billet que Lacaze vient de vous jeter!” L'usage du tabac à priser faisait à quelques-uns un nez énorme mou et noir. Leur justice était redoutable parce qu'elle était mystérieuse: des peccadilles entraînaient des privations de sorties et des fautes plus graves n'amenaient pas les catastrophes attendues.
Ils aimaient le fromage, et l'un d'eux mêlait, disait-on, du vin à son café. Et presque tous étaient, au demeurant, de bons et braves religieux qui avaient fort à faire pour tenir tête à notre meute sans pitié.
Tout en haut de la hiérarchie, je plaçais les religieux prêtres; et il est vrai qu’ils m’ont laissé le souvenir de saintes gens et plusieurs, de remarquables esprits. Qu’est devenu le bon abbé Bourgeois qui me prépara à ma première communion? Les enfants de la première communion adoraient toujours leur abbé; et je scandalisais mes frères en leur soutenant que l’abbé Bourgeois était à mille coudées au-dessus de l’abbé Gaffé qui les avait dirigés. L’un et l’autre excellaient en ce saint jour, à faire sangloter les premiers communiants et leur famille par des adjurations pathétiques.
Le directeur de Grand-Lebrun était un prêtre excellent mais moqueur, et fort incapable de dissimuler aux grands bourgeois à qui il avait allaire, qu'il était sensible à leur ridicule. Je n'ai jamais vu personne rire au nez des gens avec une malice plus candide. C'est pourquoi les salons de Bordeaux dénonçaient à l'envie “son manque d'éducation première”.
Mais c'était l'abbé Péquignot, professeur de rhétorique, qui faisait la fortune de Grand-Lebrun par les succès qu'il remportait aux examens. Son prestige sur nous était immense. Le pire chahuteur n'aurait osé devant lui lever le nez. Ses cours nous paraissaient sublimes. J'ignore ce que j'en penserais aujourd'hui; mais le certain est que l'abbé Péquignot a éveillé mon intelligence, qu'il a donné à plusieurs d'entre nous le goût des idées, que les auteurs du programme m'apparurent, grâce à lui, des êtres vivants dont la rencontre ne laissait pas d'être importante. Je lui dois d'avoir, à seize ans, goûté Montaigne, entrevu ce qu’est l'apport de Descartes, et surtout chéri Pascal. L'exemplaire de PASCAL de Brunschvicg, qui ne me quitte pas, est le même dont je me servais en rhétorique.
Nous avions le manuel de littérature d'un certain abbé Blanlœil, imposé par l'établissement; mais il suffisait que nous en récitions une ligne pour que notre maître nous fît rasseoir avec un zéro. Je n'oublierai jamais son air de mépris, le jour qu'interrogé sur Montaigne, je débitai ce titre d'un paragraphe de Blanlœil: “SCEPTICISME EN THEORIE, EPICUREISME EN PRATIQUE.” –Zéro! Asseyez-vous! –Mais Monsieur l'Abbé, c'est dans le livre... –Justement, vous avez un zéro!
Cet homme étonnant se montrait tel dès la première classe de l'année qu'il employait à boucher des trous, à remplir des cases, comme il disait. Il nous demandait par exemple: “Que placez-vous au XIIe siècle?” Notre ignorance avait l'air de le consterner, mais il avait vite fait de rétablir ,dans nos esprits, les synchronismes essentiels.
VII.
LA VOCATION RELIGIEUSE.
LES CEREMONIES DU COLLEGE. FETE-DIEU.
Je me confessais à lui, le samedi. Je faisais durer le plaisir longtemps de ces courses dans le grand collège silencieux. La chambre de l'Abbé Péquignot touchait à la grande baie vitrée qui éclairait le corridor et, en attendant mon tour, je regardais rêveusement les arbres, le ciel, je m'excitais à la contrition, commençais des prières qui n'en finissaient pas.
Puis j'entrais dans celte chambre, ripolinée, anonyme. Prodigieuse humilité de ces vies consacrées à Dieu dans un Ordre comme celui des Marianites. Je me demande aujourd'hui si ce n'est pas le comble du renoncement. La vie bénédictine, en dépit de la pénitence, comporte du faste; une splendeur, pour certaines âmes, enivrante; une merveilleuse organisation du travail intellectuel et de la culture de l'âme. Il n'est rien qui ressemble plus au ciel qu'une grand'messe selon les rites des fils de Saint-Benoît. Les Trappistes, par l'excès même de leur rigueur, par cet absolu qu'ils atteignent dans le dépouillement, un mondain arrive à entrevoir ce qui les attire d'abord, et ce que peut contenir de charme cette vie terrible. Les grands Ordres religieux sont arrivés à vaincre le mécanisme du Culte, à restituer aux mystères chrétiens la fraîcheur de leurs commencements. L'odeur des Catacombes ne s'en est pas évaporée; la Fraction du Pain, le calice du Seigneur seraient reconnus par saint Paul, s'il entrait dans la chapelle de la rue Monsieur ou dans celle de la rue de la Source. La robe sombre des fils de saint Benoît, la robe blanche de leurs frères réformés par l’Abbé de Rancé, on comprend qu'une âme vaincue par Jésus-Christ brûle de revêtir l'un ou l’autre de ces vêtements, symbole d'une vie qui, entre toutes les existences humaines, comporte le plus de poésie, au sens profond du terme si, comme je le crois, poésie pure est synonyme d’absolu).
Mais quel mystère qu'une âme résolue à la vie religieuse, néglige ces sublimes phalanges et choisisse un Ordre sans prestige apparent, dépouillé de traditions, de liturgie, sans illustration, sans prolongement dans le passé! Même au prêtre séculier, il reste la gloire de l'apostolat direct, de la lutte pour Jésus-Christ menée au plus épais des hommes; il lui reste d’avoir renoncé quelquefois à la vie religieuse par sacrifice et comme à un luxe (ainsi fit le curé d’Ars). Mais entrer en religion, et n’être ni Carme, ni Chartreux, ni Bénédictin, ni Trappiste, ni Dominicain, ni Franciscain ni Jésuite, voilà qui passe l'imagination et ne peut s'expliquer que par un renoncement dernier, par un goût de l’obscur en tant qu'obscur. Sans doute est-ce méconnaitre le vouloir particulier de Dieu sur chaque âme élue. Du plus illustre au plus modeste tout ordre religieux représente une nécessité, et a été voulu. D’ailleurs, LA SOCIETE DE MARIE a joué un rôle important d'éducatrice pendant plus d'un siècle, et la gloire lui appartient d’avoir dirigé, animé le célèbre collège Stanislas où se sont formés tant d’écrivains fameux, tant d'hommes politiques qui s'en souviendront peut-être à leur lit de mort.
Il n'empêche que rien n'était si peu conforme à la liturgie que les cérémonies de mon collège. Non contents de chanter les vieux cantiques sanctifiés par la tradition, les jours de grandes fêtes nous admirions des ténors affreux venus du dehors et qui bêlaient des choses telles que:
O mon Jésus, tu m'embra-a-a-ses
De divines exta-a-a-ses!
Pourtant je me souviens des Fêtes Dieu... En dépit des flonflons d'une fanfare Caudéranaise, le LAUDA SION chanté par trois cents enfants, les volutes d'encens des brûle-parfums, les bannières qu'il fallait incliner à cause des branches basses, composaient au Seigneur Jésus un humble triomphe, assez semblable à celui qu’Il connut le jour de son entrée à Jérusalem, sur une ânesse. De petites mains gantées de blanc effeuillaient des roses sous ses pas. Soudain, Il s' arrêtait; la foule tombait à genoux; les enfants de chœur se retournaient vers Lui et nous n'entendions plus que les chaînes des encensoirs dans le silence de l'adoration et de l'amour:
Lauda Sion Salvalorem
Lauda ducem et paslorem!
ln hymnis et canticis...
Sion! Sion! Race choisie, terre sacrée où je poussais à mon insu de profondes racines, –où j'étais un agneau entre des centaines d'autres agneaux; –et Celui que nous adorions voyait d'avance en chacun de nous la Brebis Perdue, retrouvée, indéfiniment reperdue que nous allions devenir. Il nous aimait dans le temps de notre innocence, connaissant toutes nos fautes futures, –de même qu'Il aimait déjà dans Simon-Pierre, jurant avec orgueil de ne jamais l'abandonner, les larmes que l'apôtre devait verser après son triple reniement.
Mais voici déjà le temps où je ne porte plus de ces culottes retenues au-dessus du mollet par des élastiques: le temps des premiers pantalons longs, du premier melon, du premier smoking. Des inquiétudes d'homme commencent à se faire jour dans mes propos. Un enfant qui n'a pas encore vu la mer, en approche et l'entend gronder bien avant de la voir, et il cherche sur ses lèvres le goût du sel; déjà, sur le sable brûlant, plus rien ne pousse. De même, s'annonçait de loin le Mal. Plusieurs de nos camarades avaient des faces consumées. Ils avaient vu ce que nous ignorions encore, et revenaient d'une première incursion dans des îles dont ils nous vantaient les délices: lente initiation, signes mystérieux, et ce regard insistant de notre mère posé sur nous. Le mot amour soudain, s'enrichissait d'une signification sans cesse accrue. Les mystères honteux de la rue se dévoilaient, tout ce que notre innocence jusqu'alors n'avait pas su voir: intrigues, appels secrets, ruses de la bête humaine en chasse ou pourchassée. Le jeune cœur a conscience du péril et le cherche; il jette son cri vers les orages désirés; mais déjà, sans qu'il l'entende, du plus profond de ce cœur consentant à toute passion, s'élève une Voix inlassable, suppliante, impérieuse ; parfois elle se tait (alors son silence fait plus peur qu'aucune menace). Déjà s'acharne à nous poursuivre un Amour haletant, aussi loin que nous égarent nos convoitises, –un Amour bafoué, mille fois renié, mais qui pourtant sourit dans la sueur et dans le sang de son agonie, parce qu'll sait qu'Il aura le dernier mot.
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1934-09-28
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Mes souvenirs
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Rex
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Mes souvenirs
VIII.
BORDEAUX OU L'ADOLESCENCE.
Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c'est la seule qu'il faudrait nous défendre de juger. Elle se confond avec nous, elle est nous-mêmes; nous la portons en nous. L'histoire de Bordeaux est l'histoire de mon corps et de mon âme.
Un étranger attend que je décrive le Grand Théâtre de La[--]is, la Bourse de Gabriel; mais ma petite enfance souffre dans la sombre rue du Mirail, du côté de la Grosse Cloche, et j'en poursuis le fantôme pitoyable dans la brume de ces quartiers morts. J'y erre aujourd'hui parmi des décombres connus de moi seul.
Les maisons, les rues de Bordeaux, ce sont les événements de ma vie. Quand le train ralentit sur le pont de la Garonne et qu'au crépuscule j'aperçois tout entier l'immense corps qui s'étire et qui épouse la courbe du fleuve, j'y cherche la place marquée par un clocher, par une église, d'un bonheur, d'une peine, d'un péché, d'un songe. Bordeaux, c'est mon enfance et mon adolescence détachées de moi, pétrifiées. Voici l'endroit de ma candeur première, voici le lieu où je fus pur: le vaisseau de la Cathédrale se lève au-dessus des toits dont l'un abrita ma vie commençante. Jusqu'à ma vingtième année, mon destin tenait dans cette ville et dans sa campagne; il n'en dépassait jamais les contours. Une muraille de Chine séparait pour nous la Guyenne du reste de l'univers. Mes frères et moi ne voyagions guère plus que n'avaient fait nos grands-parents du temps des diligences; le chemin de fer n'allait pas pour nous au-delà des propriétés où mon père, jeune homme, se rendait sans peine à cheval “en poste douce”.
M'en plaindrais-je? Un grenier suffit à Rimbaud enfant pour connaître le monde et illustrer la comédie humaine; il m'a suffi de cette ville triste et belle, de son fleuve limoneux, des vignes qui la couronnent, des pignadas, des sables qui l'enserrent et la font brûlante, pour tout connaitre de ce qui devait m'être révélé. Où que j'aille désormais, au-delà des océans et des déserts, mon miel aura toujours le goût de la bruyère chaude, en août, quand l'appel du tocsin et l'odeur de la résine brûlée interrompaient mes devoirs de vacances. Quelque douleur qui m'attende encore, je sais que je l'ai par avance connue dans la clarté mortelle des jours où je devins un homme, sur cette terrasse, à quarante kilomètres de Bordeaux, près d'un Calvaire. Plusieurs, qui admiraient ou qui haïssaient notre étoile levée, flattaient en nous un beau destin commençant; mais nous savions, au plus secret de notre âme, que tout était déjà fini; notre enfance à Bordeaux fut une préfiguration.
Une muraille de Chine... Mais de ce petit pays qu'elle délimitait, je me souviens comme d'un monde aux nombreux climats différents, chacun ayant son ciel, ses fleurs, ses bêtes, son atmosphère. L'Aquitaine était bien plus vaste à mes yeux que ne l'est la terre entière pour le héros qui, la matin, déjeune à Paris, et qui, le soir, descend de son avion sur un champ de Moscou. Sa machine rétrécit misérablement la planète, tandis que mon cœur créait, dans son étroit domaine, toute une voie lactée d'univers.
De la ville seule, je ne saurais dénombrer tous les visages. Le quartier de la Grosse Cloche avec la rue du Mirail où je fus, à cinq ans, chez les sœurs, puis à l'Institution Sainte-Marie, ressuscite une figure chétive d'enfant que les maîtres n'aimaient pas (l'enfant a autant besoin que l'homme d'être beau pour être aimé). Terreur des leçons pas sues, des devoirs pas finis, angoisse d'être interrogé, d'être appelé au tableau, de recevoir en pleine figure la balle, au jeu de la balle au chasseur; supplice qu'à l'âge d'homme on ne supporterait plus, des pieds brûlés par les engelures dans de gros souliers humides: enfin, délivrance à six heures et demie. Aujourd'hui encore, quand six heures et demie sonnent, il m'arrive de saluer cette venue du soir qui dénouait autrefois mes bandelettes et soulevait la pierre de mon tombeau: je remonte la rue du Mirail sous la pluie ou sous les étoiles, le cours Victor-Hugo (mes parents l'appelaient encore cours des Fossés), la rue Duffour-Dubergier; un peu avant d'atteindre la Tour Pey-Berland et la Cathédrale, je me haussais jusqu'à la sonnette d'une maison, celle de ma grand'mère, et où ma mère veuve s'était retirée. Dans l'escalier, une odeur de gaz et de linoleum me plaisait mieux qu'aucun parfum; de marche en marche, je me rapprochais de mon bonheur, de mon amour, de ma mère, du livre interrompu, du long repas sous la lampe, de la prière récitée en commun, du sommeil.
A l'intérieur de cette muraille ce Chine qui entourait pour moi la Guyenne et la séparait du reste de l'univers, le Catholicisme délimitait un autre monde hors duquel j'eusse perdu le souffle. Quels autres enfants furent plus que nous préoccupés par l'état de Grâce? Et pas seulement en nous, mais chez les autres hommes: une de mes plus fortes impressions d'enfance m'est venue de cet usage des Bordelais de choisir, pour se livrer aux folies du Carnaval, non les jours gras, mais le mercredi des Cendres (selon une vieille coutume qui exigeait qu'on allât faire maigre, le premier jour du Carême, à Caudéran, faubourg célèbre par ses escargots). En ce jour de pénitence, chaque masque était à mes yeux un homme dans l'état de péché. A la fenêtre, ou bousculé par la foule sur le cours de l'Intendance, les chars et les déguisements me passionnaient moins que le spectacle de ces êtres voués à une mort éternelle et dont les mufles de carton insultaient le ciel. Des hommes habillés en femmes relevaient leurs cottes et hideusement s'accroupissaient entre les rails du tramway. Des dominos entassés dans des victorias nous bombardaient d'oranges et roulaient vers Caudéran... Caudéran! Caudéran! Faubourg des masques, où pourtant mon pieux collège s'était lentement édifié parmi les grands arbres poussiéreux de Grand-Lebrun. Un omnibus me ramassait, dès six heures, sur le trottoir brumeux, devant la maison, et m'emportait vers le grand vaisseau de mon collège, immobile et tous feux allumés dans l'aube noire. Tous les jours, et même le dimanche. Rappelle-toi ces dimanches: messe de communion, grand'messe, catéchisme, réunion des congréganistes; puis, après le déjeuner, vêpres et bénédiction du très Saint-Sacrement. Cela nous menait jusqu'à trois heures et demie; nous redoutions, les jours de corrida, de manquer le premier taureau. Le temps se voilait: l'orage n'éclaterait-il pas avant la course? Durant les vêpres, impossible, à travers les vitraux, de mesurer la montée de l'orage; nous savions seulement qu'il n'y avait plus de soleil...
Mais il n'était pas que le mercredi des Cendres pour nous rendre sensible l'état de Grâce et de péché. Sur la place des Quinconces, durant les foires d'octobre et de mars, les baraques louches nous émouvaient où, au-dessus de l'entrée, était inscrit un seul petit nom de femme. Et même, sans aller jusqu'à rôder autour de pareilles abominations, restait le souvenir de ce Théâtre de la Gaîté dont nous dûmes quitter en hâte la représentation de tableaux vivants. Le manège-salon était aussi un lieu dont ceux de nos camarades que nous appelions les “sales types” nous racontaient les troubles joies; au cirque Piège, une danseuse inspira à plusieurs d'entre nous la plus vive passion: nos maîtres découvrirent sa photographie dans des lexiques.
Cette place des Quinconces, une foire, une exposition, un concours hippique presque toute l'année l'encombraient. Ce n'était guère que dans les mois chauds que les Bordelais en pouvaient jouir. Rappelle-toi ces soirs de juin où, fuyant les maisons étouffantes, ils se suivaient à petit pas, à la queue-leu-leu, sur les trottoirs du cours de l'Intendance et sur les allées de Tourny. Comme dans le conte d'Edgar Poë, les murs surchauffés semblaient se rapprocher d'eux, les obligeaient à choir sur des chaises de fer, au milieu des allées, dans l'attente vaine d'un souffle sur leur face transpirante. Mais toute brise était arrêtée par les collines au nord; et au sud, les landes saturées de pollen soufflaient sur la ville haletante une touffeur mortelle. Derrière les grilles du Jardin Public, les épais marronniers nous attiraient, bien que l'immobilité de leurs feuilles, au vert décomposé par les globes électriques, rendit plus sensible cette absence de toute brise; l'odeur des tilleuls donnait soif. Sur la terrasse, devant les hôtels du XVIIIe siècle, là où un adolescent de marbre caresse une chimère, et dans cette allée qui longe les belles maisons Louis XVI de la rue d'Aviau, nous suivions des groupes altérés; les hommes tenaient leurs canotiers à la maison et s'épongeaient; là-bas, dans l'île, la musique du 57e réveillait les cygnes. Quelqu'un croyait avoir senti un souffle sur son front, mais n'en était pas très sûr. Aucun autre refuge, alors, que les Quinconces. L'immense place était presque déserte. On s'asseyait au centre, face aux colonnes rostrales. C'était par cette porte ouverte sur le fleuve qu'arrivait enfin le souffle: il venait de loin, il montait avec la marée du fond de l'Océan, les soirs de lune, nous regardions glisser un voilier lent sur un fond de banlieue, d'usines et de coteaux. On rentrait dans les rues qui sentaient l'acide hippurique chaud. Le chocolat glacé de Prévost, une glace au café de la Comédie, étaient de petites joies sans proportion avec ce tourment de l'infini qui annonce l'approche de la puberté. Autour de la colonne des Girondins, des républiques mafflues sont à sec dans un bassin minuscule. Le Théâtre de Louis est noir où, la saison finie, ne chantent plus Mme Brégent-Gravière, ni Mme Fiérens, ni le ténor Scaramberg. Mais ces messieurs du Jockey ne tarissent pas sur une jeune débutante, Régina Badet, adorable dans la Zingara.
*
Ce fut aussi vers ce temps que je commençai de descendre les marches qui unissent la place des Quinconces au fleuve, et qu'à travers quelques poèmes, je voulus aimer les vaisseaux. Dans mon enfance, j'avais fui les quais boueux, les dockers farouches, et cette divinité glauque et souillée: la rivière, dont, par le seul aspect, je me sentais transi. Mon enfance, le plus loin possible du fleuve, se repliait dans les quartiers à l'intérieur de la ville.
Le plus loin possible du fleuve... Ce n'est pas beaucoup dire: Bordeaux est sans profondeur; la ville s'étire, immense façade, comme si toutes ses maisons souhaitaient de contempler l'autre rive: même dans le centre de la ville, vous apercevez toujours, à l'extrémité d'une rue, des agrès, une voile, des mâts; la nuit, des sirènes déchirantes réveillent en sursaut l'enfant, dans les quartiers, les plus éloignés du port, appellent ses songes sur une eau noire et glacée.
Bien que plusieurs eussent autrefois navigué, ceux de mes grands-parents qui naquirent à Bordeaux avaient dirigé une raffinerie dans la rue Sainte-Croix ou vendu, rue Saint-James, des draps et des châles de l'Inde. Les autres cultivaient leurs terres du côté de Langon, là où la Garonne n'est encore qu'une rivière modérée qui pressent à peine, aux heures de grande marée, la vaste mer; d'autres encore se nourrissaient de gibier et de confit dans leurs métairies au fond des landes. Plus campagnards que Bordelais, nous étions étrangers à cette race de négociants, d'armateurs, dont les nobles hôtels et les chais illustres sont l'orgueil du Pavé des Chartrons; –race pleine de superbe, dont on voit les fils triompher sur les courts du Club Primrose ou se disputer la Coupe aux régates d'Arcachon. Dans ces anglo-saxons de Bordeaux, le plus beau type du Nord survit à tous les croisements et ils demeurent très différents du Bordelais pur: celui-là trapu, “pot à tabac”, noir de poil et de peau; en dépit du rasoir, une barbe drue dévore souvent le visage jusqu'aux admirables yeux d'antilope.
Une hérédité, campagnarde peut-être, explique ce malaise dont, enfant et jeune homme, j'ai souffert à Bordeaux et auquel, à Paris même, je n'échappe guère. N'incriminons pas la Province et son ennui... entre Bordeaux et Paris, existe-t-il une différence essentielle? de degré, en tout cas, non de nature. Ce sont deux capitales: aux bords de la Garonne comme sur ceux de la Seine, une grande quantité d'hommes tiennent dans un petit espace. Le plaisir essentiel qui nous attache à la ville et qui est la vie de relations, les Bordelais le goûtent mieux peut-être que les Parisiens.
Mais il existe à Bordeaux bien d'autres jeux que ceux du monde, et si je fus un garçon impropre aux divertissements, il n'en faut point accuser ma ville; de même qu'elle fut la première à reconnaître le roi, la première aussi elle accueillit le culte du nouveau dieu: le ballon ovale. Le soir où Bordeaux perdit son titre de champion pour le rugby, j'ai vu, sur les trottoirs de l'lntendance, des jeunes gens qui pleuraient. A la saison des matches de tennis, au Club Primrose, on ne trouverait pas une seule famille bourgeoise où quelqu’un eût le front de traiter d'un autre sujet. Pour ce qui touche à de moins innocents plaisirs, Bordeaux ne le cède à Paris que pour la vie nocturne: de mon temps, aucun bar n’y était ouvert toute la nuit; ville, en somme, inhospitalière aux noctambules. Les théâtres et les cinémas à peine fermés, plus personne dans les rues que des chats et des assassins; car les bas quartiers de Bordeaux ne sont pas, comme à Marseille ou à Toulon, ceux du Port Mériadeck s'étale en plein centre: à quelques pas de l’Intendance, la rue de Galles nous offre l'étrange aspect de sa faune: vieilles petites filles, poupées incassables, bébés jumeaux mal peints, bébés roses dont on jurerait qu'elles ont sécrété leur coquille de pierre, à peine assez vaste pour contenir le lit et l'édredon rouge.
IX.
Pendant ma première jeunesse, en dépit de tous les plaisirs que j'y eusse pu goûter, je n'habitai Bordeaux que corporellement. Au long de l'année scolaire, mon esprit ne quittait pas les campagnes de nos vacances et de notre joie. Et pourtant, quand j'erre aujourd'hui dans les rues de ma ville, partout assailli, investi de sensations réveillées, je découvre dans quelle masse de poésie, presque à mon insu, j'ai respiré et me suis mû: poètes et romanciers découverts à la porte du libraire Féret, en ce temps-là cours de l'Intendance, et surtout chez Mollat, le libraire des Galeries Bordelaises; saisons pressenties, reconnues, savourées, à la couleur du jour et à l'odeur des rues. Pour moi, quelle pierre ici ne se souvient du drame secret de l'homme qui se débat dans l'enfant: passions dans les moins exigeantes n'était pas l'amour de Dieu ni ce désir fou de pureté et de perfection intérieure, –orgueil et honte d'être si différent, si indéchiffrable, –timidité désespérée de l'adolescent qui a le sentiment de sa valeur presque infinie, mais qui découvre dans le même temps que cette valeur, parmi les hommes, n'a pas cours. C'est ici, dans les allées de ce Jardin Public, sur les trottoirs de la rue Sainte-Catherine, que sans amitiés, sans amours, sans direction ni conseils d’aucune sorte, je me suis gauchement constitué, que j’ai incorporé à mon être spirituel tant d’éléments étrangers dont plus jamais je ne me délivrerai; alors se prennent les faux plis que nous devrons garder jusqu’à la fin. Entre l'idéal de pureté, d'intégrité spirituelle et corporelle qui, dès son enfance, lui fut proposé, et cette loi du sang qu'un jeune être découvre soudain dans son cœur, dans sa chair, s'élargit un abîme sur lequel il flotte, aussi éloigné des saints que des charnels, –pauvre âme, en apparence perdue pour Dieu, perdue pour le monde– créature oui se croit rejetée.
*
Le tragique de Bordeaux tient pour moi dans ce drame que j'y ai vécu, et qui est celui de quelques adolescences provinciales: une prodigieuse vie individuelle refoulée, sans expression, sans épanouissement possible. Au collège, dans la famille, je faisais partie d’un tout, je n'existais qu'en fonction d'un groupe. J'étais l'écolier puni: parce qu'il refuse de jouer aux jeux communs et préfère, en dépit du règlement, les conversations particulières. Et de même, en famille, mes frères et moi appartenions à cette collectivité dénommée “les garçons” comme on eût dit “les canards” –“Qui a cassé ce vase? Ce sont les garçons. M. l'abbé nous a débarrassés des garçons... il les a menés du côté de Tartehume...”
Avoir une chambre où j'eusse été seul, ce fut le désir frénétique et jamais satisfait de mon enfance et de ma jeunesse: quatre murs entre lesquels j'eusse été un individu, où je me fusse retrouvé enfin. Celui de mes frères qui partageait ma chambre, sans doute en souffrait-il autant que moi, car nous étions arrivés à nous rendre presque invisibles l'un à l'autre, tant nous avions su délimiter nos domaines respectifs. Je me rappelle des mots bien inoffensifs qui m'atteignaient jusqu'au tréfonds: “Le règlement est fait pour tous... Tu n'est jamais comme les autres... Tu n'est pourtant pas différent des autres?... tu es fabriqué de la même pâte...”
Ce qui m'intéressait en moi, c'était justement ce qui n’était pas les autres. A la campagne, enfin je me retrouvais moi-même: d'abord délivré du collège, puis, quoique je demeurasse incorporé au groupe dénommé “les garçons”, je pouvais mieux m’en détacher qu'à la ville. Assis sur un tronc de pin, au milieu d’une lande, dans l’étourdissement du soleil et des cigales, ivre à la lettre d'être seul, je ne pouvais pas supporter cette confrontation avec moi-même à laquelle j'avais tant aspiré, et ne me retrouvais que pour me perdre, pour me dissoudre dans la vie universelle.
Les mêmes campagnes où je reviens aujourd'hui ne sauraient donc éveiller en moi, comme le fait Bordeaux, les sentiments d'un homme qui revoit la prison où, perdant des années, il étouffa. Certes, j'avais raison d'écrire que la ville où nous sommes nés et où nous fûmes enfants, est la seule dont nous n'ayons le droit de rien dire. Certains aspects de Bordeaux, les plus banals, les plus inoffensifs, ont à mes yeux un caractère lugubre, tragique, incompréhensible pour tout autre que moi-même: par exemple, ces longues rues qui se prolongent indéfiniment vers la banlieue, –rue de la Croix-Blanche ou du Tondu, rues du quartiers Saint-Genès bordées de ces maisons sans étage que les Bordelais dénomment échoppes, –rues que je suivais dans les aubes pluvieuses vers mon collège et qui me rappellent aussi des retours de promenades, le dimanche, sous la surveillance d'un de ces excellents Marianites dont l'habit était une longue redingote noire et un stupéfiant chapeau haut de forme, tels qu'on n'en a plus revu depuis le ministère Combes, et qu'on n'en verra plus jamais.
Impossible de revivre dans cette ville: toutes les rues sont bloquées par mes chagrins d'enfant, par les souvenirs de mes joies pires que ceux de mes tristesses: musée funèbre de mon existence révolue! L'ile du Jardin Public me paraît à la fois sinistre et ridicule, comme les paysages que des coiffeurs romantiques composaient avec les cheveux des personnes mortes.
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1934-10-05
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Mes souvenirs
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Rex
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MEL_0773
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3e année, n°39, p.21 et 23
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François MAURIAC
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Mes souvenirs
Mais dans les campagnes girondines, je ne me suis jamais interrompu de vivre, je n’en fus jamais déraciné. L’homme que je suis devenu vivant déjà dans l’enfant assis à ce même tournant d’allée où je m’arrête pour écrire ces lignes: alors, comme aujourd’hui, j’écoutais le vent dans les pins, mais ne le sentais pas sur mon visage. Le vent d’équinoxe, arrêté par l’immense forêt odorante et chaude, ne se décèle qu’au glissement des nuages, qu’au balancement des ci[mes?], à ce bruit de mer qu’elles font dans le ciel.
Bruit de mer? Telle est la comparaison accoutumée. Mais le vent dans les pins gémit moins sauvagement que l'Atlantique, il ne pousse pas ce cri d'un monstre aveugle et sourd; c'est une plainte éolienne, une plainte humaine; elle entre en moi qui suis immobile au milieu des arbres sans nombre, et mon être profond collabore à ce gémissement indéfini, comme si je n'étais qu'un pin entre mille autres et que le souffle envahit. Plus que par le bruit du vent, peut-être, le sou venir de la mer est-il ici éveillé par balancement des cimes, mâts géants d'une immense flotte ensablée.
Les propriétés où je vécus, enfant, et où je reviens encore, fixent les deux aspects essentiels de la campagne girondine: landes et vignobles; je ne me fais donc pas de scrupule de les décrire ici, forêts et vignes, régions aussi différentes que peuvent l'être l'Italie et la Norvège, où pourtant ma race paysanne, qui n'a jamais bougé, mêle ses profondes racines.
Enfants, nous ne connaissions guère que les landes: l'être collectif dénommé “les garçons” et dont je n'étais qu'une parcelle, avait décidé que hors le pays des pins, du sable et des cigales, il n'était pas de vacances heureuses. A peine connaissions-nous la propriété de vignes que plus tard je devais tant aimer. Notre mère assurait que nous n'eussions voulu pour rien au monde du sort des malheureux enfants qui croyaient s'amuser à Royan, à Arcachon ou à Bagnères. Nous en étions nous-mêmes persuadés. Ainsi sont entrés en moi, pour l'éternité , ces étés implacables, cette forêt crépitante de cigales sous un ciel d'airain que parfois ternissait l'immense voile de soufre des incendies; alors les tocsins haletants arrachaient les bourgs à leur torpeur. Aussi brulant qu'ait été l'après-midi, le ruisseau appelé la Hure, et ce qu'il traîne après soi de brouillards flottants et de prairies marécageuses, dispensait, le soir, une fraîcheur dangereuse qu'au seuil de la maison nous recevions, immobiles, et a face lev[é]e. Cette haleine de menthe, d'herbes trempées d'eau, s'unissait à tout ce que la lande, délivrée du soleil, fournaise soudain refroidie, abandonne d'elle-même à la nuit: parfum de bruyère brûlée, de sable tiède et de résine –odeur délicieuse de ce pays couvert de cendres, peuplé d'arbres aux flancs ouverts: je songeais aux cœurs que la Grâce incendie et qui ont choisi de souffrir. C'est pourquoi l'automne dans la lande est un tel miracle: dans bien d'autres pays, l’arrière saison “fait saigner les feuillages, change en or sombre les fougères”, (ainsi que j'écrivais dans mes narrations qui avaient l'honneur d'être lues devant toute la classe), mais nulle par elle n'est, comme dans nos landes consumées, une telle libération: les palombes, sous le trouble azur du mois d'octobre, sont le signe qu'est fini le déluge de feu.
*
Alors, en dépit de la rentrée proche, je m'asseyais plein de joie sur le tronc d'un pin coupé, je songeais à ce Bordeaux où je serais dans quelques jours; mon cœur plein d'attente se tournait vers la ville. Ce que Bordeaux ne m'avait jamais donné, j'ai cru, à chaque rentrée, que j'allais le recevoir enfin. En nul autre moment la ville ne fut plus belle que dans mon cœur, au temps de l'équinoxe, alors qu'assis au milieu des bruyères, j'attendais les délices inconnues dont elle allait m'accabler: ses vieux quartiers vivaient en moi, avec leur atmosphère et leur odeur particulière; matins d'automne où, à l'angle de la place Pey-Berland et de la rue Duffour-Dubergier, une vieille femme offrait du “milasse” dans une “gardale” que recouvrait un linge blanc. D'autres vendaient des “castagnas bouillies tout oaou” qui donnaient à la brume une odeur d'amis. la prodigieuse joie du temps de Noël, et du Jour de l'An étincelait aux vitrines de l'Intendance, faisait couler dans l'étroite et bruyante rue Sainte-Catherine tout un peuple d'enfants heureux; des filles espagnoles aux larges hanches, escortées de ces frêles voyous qui ont, à l'oreille, un œillet, criaient: “La Royan d'Arcachon!” et “La belle Gravette!” (Ainsi les Bordelais désignaient-ils ces fraîches et amères petites huîtres du Bassin). L'enfant se faisait une image charmante des rencontres sur les trottoirs larges, nets, luisants de pluie des allées des Tourny, et où jouent les reflets des magasins: des camarades lui souriraient, l'entraîneraient au Café de Bordeaux, au Lion-Rouge; il aurait sa part de leurs médiocres sabbats; il serait un de ceux avec qui aiment danser les jeunes filles, parce que chacune de leurs paroles a un sens obscur dont il faut démêler l'obscénité. Il ressemblerait à tous les garçons de son âge, dans ce cirque étroit limité par les Quinconces, le Jardin Public, le cours de l'Intendance.
Il rentrait donc, un soir d'octobre, en proie au désir qu'allait assouvir la ville. Hélas! Bordeaux est ce port qui nous fait rêver de la mer, mais d'où l'on ne voit ni n'entend jamais la mer; et jamais les grands vaisseaux ne remontent le fleuve dont ils redoutent la vase. L'enfant s'enlisait aussi, dans quelles solitudes! Peu de visages, pourtant, sur l'Intendance, à l'heure de la sortie des bureaux, qui lui fussent étrangers. Mais ce qu'il savait de ces êtres, de leurs familles, de leur fortune, de leur métier, les lui rendait plus lointains. Chacun ici connaît son étiquette, son classement, sa vitrine. Aucune illusion possible: rien à attendre de personne.
Restait l'évasion. Ailleurs que dans ce Bordeaux, l'enfant eût-il aimé la poésie, la religion? Peut-être en aurait-il éprouvé un moindre besoin. Plus tard, les églises de Paris ne l’ont jamais retenu dans leurs ténèbres comme firent alors celles de Bordeaux; pas plus qu'il n'a éprouvé depuis, avec la même intensité, cette soif de lectures, ce besoin de substituer au réel l'univers des romanciers; ni cette exigence quasi-physique de bercement, de rythmes.
Au retour de la Faculté des Lettres, il manquait rarement de traverser la Cathédrale. Telle fut la place qu'occupa, dans sa vie d'alors, cette Primatiale Saint-André, qu'il lui arrive aujourd'hui encore de s'étonner lorsque les spécialistes ne lui assignent pas un rang parmi les plus belles cathédrales de France. Peu lui importait que tant de styles y fussent confondus. C'était, en pleine ville, un lieu clos où l'atmosphère de la ville ne pénétrait pas; une terre étrangère où il était assuré d'avance de ne pas rencontrer tel ou tel; une nuit où, sans être taxé de folie, chacun était libre de risquer des gestes aussi extraordinaires que de joindre les mains, se maitre à genoux, cacher son visage ou le lever vers les voûtes. L'enfant s'asseyait dans l'immense nef unique, sans bas-côtés, au bout de laquelle le chœur s'élevait si étroit, si mince, si pur, que sa grâce était comme féminine et d'abord faisait songer à la Vierge. Le bonheur que l'enfant goûtait là, peut-être était-ce celui de l'insecte qui se terre, et pour qui c'est une angoisse que d'être vu. Comment faire dix pas dans les rues de Bordeaux, sans rencontrer quelqu'un que l'on a déjà salué le matin même? sans être hélé par un oncle, de la plateforme d'un tramway: “Où vas-tu comme ça?” (sans compter ceux qui vous diront: “Je suis passé à côté de toi dans le Jardin Public, tu ne m'as pas vu... tu faisais des gestes... tu parlais seul...”) A la Cathédrale, il était naturel de parler seul: la prière est d'abord le droit de parler seul.
Une autre église ne dispensait pas à l'enfant les satisfactions de la solitude, mais il y goûtait, au contraire, une sorte de joie sociale: Notre-Dame, salon Louis XIV et Louis XV, paroisse des bonnes familles de Bordeaux, sanctuaire harmonieux, modéré, tiède en hiver, où ceux qui surent se composer une vie temporelle, exempte d'inconfort, viennent aussi s'assurer une éternité bienheureuse. Messes de Minuit à Notre-Dame! Jusqu'à onze heures, les domestiques veillent sur les chaises réservées. Toutes les bonnes familles sont là: dos d'astrakan des vieilles dames, carrures des maris qu'élargissent démesurément les pelisses, gosses faits en série, modèles réduits de leurs parents (cette petite fille aura le derrière placé trop bas comme sa mère). C'est l'Epiphanie de la bourgeoisie, les bergers sont revenus à leurs moutons: les Rois? il n'y en a plus. Rien ne reste au Dieu de la crèche que cette sainte classe moyenne, soucieuse de ne négliger aucun secours, de ne dédaigner aucune promesse, de ne courir aucun risque inutile, fût- il d'ordre métaphysique; race prudente, circonspecte, sage, dont toutes les polices d'assurances sont en règle pour le temps et pour l'éternité. Ce ne sont pas ceux-là qui d’abord furent appelés les plus fidèles pourtant! et tout de même aimés. Mais rappelle-toi ces masses cossues, recueillies, cette atmosphère de dévotion riche, et pourtant sincère, tandis que la maîtrise chantait: “Une étable est son logement, un peu de paille est sa couchette...” et, si près de la Sainte Table et du festin mystique, les truffes dont toute la paroisse était embaumée.
X
De même qu'à la campagne, il avait rêvé la ville derechef l'enfant se réfugiait en pensée dans le pays des grandes vacances. Outre les landes, sa famille possédait aussi un vignoble où il n'alla guère dans son enfance (les enfants bordelais professent qu'on s'ennuie dans les propriétés de vigne). Adolescent, il prit le pli d'y passer la saison chaude. C'est vrai que les vignes dépeuplent d'arbres la campagne et opposent à toute promenade, à toute chevauchée, leurs piquets et leurs fils de fer. Mais il suffisait à ce garçon d'une terrasse au bout de trois charmilles, et de cette plaine garonnaise à ses pieds, où, immobile, il voyageait par les yeux. Là, il put descendre en lui-même, se regarder, soutenir son propre regard, se connaître enfin. C'est sur cette terrasse qu'il s'est évadé de sa chrysalide, tel qu'il serait désormais: papillon, chenille ailée. Là aussi, pour la première fois, il reçut de la nature un secours effectif; et sans pose, sans littérature, non pour se satisfaire d'une attitude il l'aima, se blottit contre elle, désira de s'y anéantir. Que de confusion dans un jeune être! Comme il est peu soucieux d'unité! Un enfant catholique et scrupuleux sacrifie à Cybèle et ne sait pas qu'il trahit son Dieu: Maurice de Guérin à la Chesnaie.
Toujours quand on écrit d'une ville de province telle que Bordeaux il faut en venir à cette idée d'évasion. A Bordeaux, nul réfractaire ne saurait vivre; coûte que coûte, il faut s'adapt[er], devenir dans la mesure de ses forces une parcelle de la ville, prendre sa place, son rang, accepter d'être une pierre grise du gris édifice, surtout ne pas se détacher de l'ensemble. A un garçon dont le crime est d'être inclassable, qu'aucune profession ne limite, qui ne conçoit pas les hiérarchies du monde, rien ne reste que de fuir. Ainsi, celui dont nous racontons l'adolescence tourna-t-il pendant des années dans sa ville, comme le rat cherche l'issue de la ratière. S'il ne l'avait trouvée, que fût-il devenu? Lui eût-il suffi de s'évader spirituellement? Fût-il devenu enragé, furieux, comme il est advenu à un de ses amis de la même race? Ou peut-être se serait-il soumis au contraire, mais au prix de quel suicide?
M'opposera-t-on qu'il s'agit d'un cas singulier? Mais non, je songe à tel et tel compagnon, surtout à cet héritier présomptif d'une des plus importantes maisons de Bordeaux, qui abandonna tous ses privilèges pour courir le cachet à Londres, pour être sculpteur à Paris. De quel accent amer, il décrivait sa vie de bureau et de club! Comme il avait souffert de ce qui fait les délices des jeunes Bordelais! Pour obtenir sa libération, il avait renoncé à une fortune. Continua-t-il d'être à Paris le même révolté, le même réfractaire? Non: Paris est sans exigences; Paris ignore le provincial qui vient se perdre dans sa brume; Paris, ville d'individus, faite à souhait pour les fous et les demi-fous, où chacun accomplit ses gestes particuliers dans une sécurité profonde. C'est vrai que la capitale renferme d'innombrables Bordeaux, aussi hiérarchisé, aussi tyranniques qu'aucune province, mais le tout est de n'y pas pénétrer; et si, malgré soi, on est incorporé à l'un de ces Bordeaux de Paris, que l'évasion en est facile! Une vaste mer en bat les murs: il suffit de s'y jeter. A Paris, nous pouvons mourir à chaque instant sans qu'aucun ami ne nous réclame. En revanche, Paris ne laisse en nous, après que nous l'avons quitté, aucune trace dont nous puissions souffrir. Après une longue absence, je le retrouve avec un léger plaisir sans amertume. Rien de cette mélancolie puissante qui sourd du plus profond de mon être quand, au petit jour, la ville de mon enfance surgit au bord de son fleuve désert. Nous croyions l'avoir fuie, elle ne nous avait pas lâchée, et, par un invisible fil, nous ramène. Tu repartiras, mais combien de fois faudra-t-il repasser sous les tunnels de Lormont, t'éveiller quand le train s'arrête sur le pont de fer, jusqu'à ce dernier voyage où, étendu au centre d'un wagon de marchandises, ton sommeil sera ce[lui] que rien ne trouble plus. Où que la mort te prenne, la ville saura te rappeler à elle et t'ouvrir, au bout de cette longue rue d'Arès familière aux corbillards, son cimetière, Chartreuse ombragée de beaux platanes et où d'humbles couples, derrière les tombes, se caressent.
Regarde bien le Port dans le petit matin: ici s'embarqua le jeune Baudelaire à bord du PAQUEBOT DES MERS DU SUD. A l'un de ces balcons, auprès d'une bien-aimée, il connut les soirs voilés de vapeurs roses, et la profondeur de l'espace, la puissance du cœur, le parfum du sang. Vers la même époque, Maurice de Guérin, qui s'en allait mourir au Cayla fit halte à L'HOTEL DE NANTES. En ces crépuscules de juillet 1839, il écouta la rumeur de la vile où je suis né; les martinets avides dans le ciel. Eugénie relevait l’oreiller du malade, touchait ses cheveux, et, en face de l’hôtel épiait à travers les fenêtres ouvertes du Grand Théâtre les actrices qui se déshabillaient. Baudelaire... Maurice de Guérin... nous aimons que ces porteurs de croix aient goûté, au bord de notre Fleuve quelque répit. Assez de leur âme demeura peut-être attaché à ces pierres, pour qu'un jour une postérité leur naquit sur cette rive commerçante. Jammes, adolescent, fréquentait les rues brumeuses de Saint-Michel, celle surtout où l'attendait, derrière les carreaux verts, “un profil sérieux d’amour et de tristesse”; il herborisait aux Allées de Boutaut, rêvait des îles au Jardin Botanique. Plus tard, André Lafon, Jean de la Ville, Jacques Rivière, furent des enfants bordelais, frères de celui dont il est question dans ces pages.
Fils de la même ville... fils ingrats? Mais qui n'a senti tout l'amour dont débordant ces pages, en dépit de leur amertume? Si nous fûmes, mes amis et moi, si pressés de fuir notre ville, c'était que nous l'emportions avec nous. Nous la traitons durement, comme une part de notre âme: chacun a le droit de ne pas s'épargner. Nous aimons notre ville comme nous-mêmes, nous la haïssons comme nous-mêmes. Impossible de la renier, impossible de ne pas saluer en elle notre mère par le sang; et mieux encore que notre mère: nous avons beau jouer au Parisien, nous réjouir de vivre à Paris; Bordeaux sait bien que lorsqu'il s'agit de descendra en nous-mêmes, romanciers, pour y chercher des paysages et des êtres, ce ne sont point les Champs-Elysées ni les Boulevards que nous y trouvons, ni nos camarades et mes amies des bords de la Seine, –mais les propriétés de famille, les vignes monotones, les landes sans éclat, les plus sombres banlieues aperçues à travers les vitres brouillées de l'omnibus du collège; –et nos personnages naissent pareils, non à cette belle dame chez qui je dine ici, ni à ce maitre dont j'écoute les paroles; –mais pareils à mes grands-parents campagnards à mes cousins de la lande à toute cette faune provinciale qu'autrefois j'épiais, enfant chétif.
Ce reniement dont il semble que nous nous rendions coupables, il n'y faut voir que le signe de cette lassitude que tout homme éprouve à être soi et non un autre. Bordeaux vit en nous comme notre passé; il est notre passé même, inévitable, obsédant; son brouillard m'impose une odeur éternelle et, dans cette ville [tintante] au fond de moi, les personnes mortes que j'ai connues et aimées sont plus vivantes que les vivants.
Bienheureux les errants, les voyageurs qui accumulent assez de paysages et d'horizons nouveaux entre eux et leurs jours révolus, pour ne plus entendre dans leur cœur les cloches submergées!
Non! ne sois pas ingrat, dit ma ville. Ces errants, ceux qui, pour écrire des livres, sentent le besoin de courir le monde, c'est sans doute qu'ils n'ont pas commencé de vivre dans un vaste logis de province, qu'ils ne se sont pas étendus à l'ombre d'une forêt familière, qu'ils ne se sont pas retenus de jouer et de rire autour d'une chapelle où Dieu était présent, que leurs goûters n’avaient pas l'odeur des fruitiers, des placards où sont les confitures, les liqueurs d'angélique, les prunes à l'eau-de-vie, –que leur collège ne s'élevait pas dans un grand parc où, en juin les bannières de la Fête-Dieu s’accrochaient aux branches basses qu’autour d’eux, une famille innombrable ne multipliait pas le type humain, ne leur livrait pas toutes les variétés de l'homme déchiré par ses passions, défendu par ces croyances. Moi, ta ville, j'ai tout déversé à la fois dans ton berceau. Tu portes partout avec toi la matière de tes livres. Grâce à moi, tu souris si l'on t'interroge: “Avez-vous le sujet d'un nouveau roman?” Tu n'en as qu'un qui est moi-même et toi-même confondus, et qui est inépuisable: tes livres s'en détachent, comme les soleils d'une nébuleuse.
Mais, accoutumé, à ce Bordeaux intérieur, à ce Bordeaux mystique dont naît ton œuvre, comment ne souffrirais-tu pas lorsque tu le dois confronter avec le Bordeaux matériel, avec la ville de Pierre et de boue, si pareille et si différente, dont le reflet est vivant en toi? De la Cité spirituelle dont tu as fait ta substance même toutes les laideurs se sont effacées ou sont devenues Poésie: la Ville en toi est déjà une œuvre d'art; c'est pourquoi celle qui continue de vivre en dehors de toi, au bord de son fleuve boueux, te blesse et te repousse. Elle est là comme une borne sur ta route, –terrible repère pour mesurer le chemin parcouru. Combien de générations d'enfants ce Jardin de la Marie, ce Jardin Public ont-ils vu s'é[battre] depuis que tu n'es plus un enfant? A chaque retour sur ces pauvres pavés ne te sens-tu pas plus éphémère? Le temps qui te détruit touche à peine ces maisons, les arbres de ce square. [Ici] ta matière inanimée brave ta chair vivante. Elle s'associe en toi à des jeux, à des larmes du collégien que tu n'es plus depuis un quart de siècle. Ce banc est à la même place où tu te souviens, à dix-sept ans, d'avoir attendu une âme aimée, et où tu aurais l'air ce soir d'un vieux pauvre, si mortelle est ta lassitude!
XI.
Ceux qui n'ont jamais quitté leur province ont peine à imaginer l'horreur, à chaque retour, de cette confrontation avec notre passé matériel. Ainsi Proust souffrait-il, à l'aspect du Bois de Boulogne, bien des années après l'époque où il y avait rencontré Mme Swann. Il nous fait comprendre la contradiction que c'est de “chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens”.
Le sentiment que nous inspire notre ville procède, au vrai, de la haine et de l'amour, comme tout sentiment profond comme tout ce qui nous tient à cœur. Quels amants ne répètent presque chaque jour l'interrogation d'Hermione, incapables de reconnaître s'ils aiment ou s'ils haïssent? Nos sentiments débordent infiniment notre vocabulaire: quels mots correspondent moins souvent au réel qu'amour et que haine? Un être aimé, nous le haïssons à cause de ce qu'il usurpe, de ce qu'il confisque à son profit de notre âme même, et pour les limites qu'il nous impose; nous lui en voulons de restreindre notre vie de la borner irrémédiablement et de nous rendre toutes les autres nourritures insipides dont nous aurait pu combler le monde. Nous lui imputons notre marche interrompue sur une route sublime. Saint Jean de la Croix professait que l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque, est devant Dieu souverainement laide. Un être aimé sans mesure, subi sans mesure, nous frustre d'un plus haut destin.
Ainsi en est-il pour notre ville: elle nous comble, nous enrichit, et en même temps nous limite atrocement. Nous mesurons l'avantage d'être d'une province, de détenir un cru, de ne rien produire qui ne possède un certain parfum, un bouquet reconnaissable entre mille. Mais ce n'est pas toujours drôle que de faire figure, pour l'éternité, d'un moyen bourgeois de la province française; que d'être à chaque instant dénoncé par le goût du terroir, de se sentir partout dépaysé, d'hésiter au seuil des littératures inconnues comme devant d'impossibles voyages. Un vieux quadrupède aveugle tourne mieux qu'un autre le manège: ma province a fait de moi ce mule aux yeux crevés pour moudre son grain. On peut me présenter indéfiniment un étranger sans qu'il y ait d'espoir que je retienne jamais son nom. Mon incuriosité est une forme de l'impuissance. Ma province me détourne d'aller à Rome, à Londres: elle m'y entourerait d'une atmosphère opaque, étouffante, à travers quoi il me serait impossible de rien voir que des caricatures ou des fantômes.
*
Du temps que la ville retenait dans son sein mon adolescence captive il me semblait que j'étais à ses yeux un monstre entre tous ses fils et qu'elle ne me reconnaissait pas pour sien; je croyais n'être si seul que parce que je ne ressemblais pas aux autres. Mais, depuis que je me suis éloigné d'elle, je me sens Bordelais entre les Bordelais. Peut-être se passe-il, entre elle et moi, ce phénomène des ressemblances tardives ainsi dénoncé dans les familles: “C'est étonnant comme il finit par ressembler à sa pauvre mère”.
Un homme de lettres est tel qu'un terrain où des fouilles sont entreprises. Impossible pour lui de donner le change grâce à ce vernis du monde que tout Parisien d'origine ou d'adoption a vite fait d'acquérir; lui, il est toujours, à la lettre, bouleversé et à ciel ouvert. Il est condamné à découvrir aux yeux de tous, ses substructions, à déterrer ses plus secrètes assises. Peut-être est-ce pour cela que le présent ne peut “prendre” sur ce sol exploité, ni devenir, à son tour du passé exploitable. Affreuse stérilité d’une vie d’homme de lettres qui n'est qu'homme de lettres! Proust, enfermé dans sa chambre aux rideaux tirés, fut le seul logique, et n’essaya point de donner le change. Il savait qu’aucune autre camapagne n’existait plus pour lui que celle de Combray qu’aucune aubépine, jamais ne lui donnerait de fleurs roses que la haie de Tansonville. En vain, plus tard, voulut-il derrière les vitres relevées d’une automobile, revoir des vergers en fleurs; il était condamné à n’en connaître jamais d’autres que ceux qu’il avait aimé, adolescent, du côté de Méséglise. Ainsi en est-il pour tout homme de lettres, même si la maladie ne le tient pas prisonnier. Son état d’écrivain est une maladie sans remède et qui l’oblige à sacrifier la vie au souvenir ou plutôt qui exige qu'il crée une nouvelle vie avec ce qui est révolu; qu'il n'utilise que cette matière toujours en fusion du passé en lui, cette source toujours bouillonnante, et à quoi il n'est pas certain que le présent puisse rien ajouter pour les œuvres futures; ou, en tout cas, s'il y ajoute, c’est en se confondant avec le passé, en se soumettant à lui. Bordeaux (et je désigne sous ce nom toute la matière de mon œuvre) finit toujours par absorber ce que me fournit la réalité quotidienne; toute œuvre due à une suggestion du présent avorte, si elle n'éveille une correspondance dans mon Bordeaux intérieur. Les inspirations journalières ne valent qu'en se transposant sans effort dans mes jours révolus. Les sensations les plus actuelles: couples de tango, bruits de jazz, etc., sans doute peuvent servir; mais comme le cadre qui, à la fois, éloigne le paysage; le détache du reste en rend les détails plus précis. Mieux qu'à travers le parapet du pont de fer sur la Garonne, quand le train s'arrête au petit jour, c'est ainsi que Bordeaux souvent a surgi devant mes yeux, au plus épais d'un bar enfumé; des regards familiers à mon enfance, et aujourd'hui éteints, se sont posés sur moi lorsque j'étais à table avec des gens du monde et parmi de fameuses vedettes.
*
N'espère pas que je me laisse oublier, me souffle Bordeaux. Plus tu vivras d’une vie différente de celle que je te dispensais, plus je prendrai en toi de relief, et n’espère pas que tel être qui t’occupe aujourd’hui pénètre jamais dans tes livres sans passer par moi: il faut d’abord que je l’attire, l’absorbe, et qu’il reprenne vie enfin dans mon atmosphère, la seule où s’élabore ta création misérable.
Ces réflexions ne valent-elles que pour moi-même? Je songe à Maurice de Guérin, qui, dès sa quatorzième année, s'éloigne du Cayla où il ne revient que l’espace de quelques vacances et puis pour mourir; et tout de même, il a vécu sa courte vie dans un Cayla intérieur que le val d'Arguenon, la Chesnaie, enrichirent de forêts et de plages marines. Si nous redoutons parfois quelque arbitraire, quelque artifice, dans l'attitude lorraine de Barrès, c'est l'évidence que la Lorraine le possède, qu’il ne s'en évade pas; à sa brume natale, il ne sut échapper en Espagne ni sur l'Acropole. Barrès n'a peint profondément que des déracinés ou des enracinés lorrains: Sturel, Renaudin, etc., d’une part et les frères Baillard d’autre part. Du reste des hommes il n’a su fixer que l’apparence hideuse, les grimaces (d’ailleurs avec génie). Il n’a jamais détourné son visage du visage sans éclat de sa terre natale.
*
Aimer sa prison, préférer sa prison, ou pour mieux dire, se préférer aux autres, comment s'en tenir là toujours? Impossible que cette complaisance pour sa terre et pour soi ne cède souvent à de furieuses nostalgies. J'ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois; j'ai aimé une phrase de Toulet où il dénonce cette ville de vins et de morues enlisée dans la boue d’un port sans navires; je me suis gaussé de ses habitants; j'ai fui l'affreux ennui de ses vignobles; les blessures ostentatoires de ses pins m'exaspèrent et leurs ridicules petits pots individuels! J'ai toujours opposé à Bordeaux, pour la porter aux nues, la Provence... et pourtant, je l’aime; c'est-à-dire je m'aime. Il est cela dont je ne serai jamais séparé: c'est moi, aujourd'hui, qui possède Bordeaux et qui ne puis l'arracher de ma mémoire; mais un jour, ce sera lui qui, dans sa profondeur, me possèdera. Quand je ne peux le souffrir c'est que je ne peux non plus me souffrir et que je le hais de m'avoir fait créature si misérable.
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1934-10-12
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Mes souvenirs
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An entity responsible for making the resource available
Rex
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MEL_0774
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© Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience,
Antwerpen, cat.nr. B 75230
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3e année, n°40, p.21 et 23
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The file format, physical medium, or dimensions of the resource
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Mes souvenirs
D'autant que le sang de Montaigne ne laisse pas à ses fils le pouvoir de se créer de illusions consolantes: peu de villes où l'on prenne moins qu'à Bordeaux les vessies pour des lanternes, où s'en laisse moins conter; en dépit de leur vanité fameuse, les Bordelais ne se trompent guère plus sur les autres ni sur eux-mêmes que sur ce vin dont ils [devinent] après un seul reniflement et deux ou trois clappements, l'âge, la provenance et le mérite exact.
Aussi, chaque retour dans ma province, dans ma famille, est-il l’occasion d’une mise au point. J'aime à Bordeaux, réviser les valeurs qui, à Paris, sont surcolées, et, entre toutes ces valeurs, moi-même. Il est étrange que ce Bordeaux brillant, de mœurs faciles, m'ait toujours incliné à l'examen de conscience. C'est qu'il ne me fournit point que de repères pour mesurer mon vieillissement; la courbe de ma vie intérieure s'y est aussi inscrite à mon insu et m'accable. Si je ne voyais pas, soudain, mon visage dans la glace de cette devanture, je pourrais ne pas me souvenir des années qui l'ont flétri; peut-être même vais-je aujourd'hui dans ces rues d'un pas plus alerte qu'aux jours de mon adolescence; mais le cœur, lui, a une conscience impitoyable de son changement; il n'a pas besoin de se voir pour se sentir alourdi: voici le porche de Saint-Seurin qu'à quinze ans je franchissais, en proie à tous ces scrupules... Depuis lors, que d'actes accomplis m'ont à jamais défiguré! Pourtant, nulle différence essentielle entre ce que je fus et ce que je suis: aucune autre que celle qu'on voit entre un champ nu et chargé de semence, et ce même champ après que les blés sont en herbe. Tout ce qui s'est épanoui dans l'homme, l'enfant bordelais le portait à son insu; c'est à Bordeaux que s'éclaire pour lui cette parole terrifiante de notre Jacques Rivière: “Je suis sûr que si chacun regardait les événements de sa vie, comme moi, du point de vue de ce qui lui était nécessaire, il y verrait une conduite, une préméditation de chaque instant qui lui révélerait la main de Dieu avec une clarté éclatante, Mais on ne voit rien, parce qu'on regarde toujours du côté du bonheur. Saisissant de voir combien la [vie] de chacun est étroitement concertée, comme elle est jouée, et dans un mouvement de plus en plus rapide, de plus en plus serré, à mesure qu'elle s'approche de la fin. Dans l'enfance, il y a du lâché, du gratuit, de l'aventure. Mais, à mesure qu'on vieillit, tous les coups portent; plus rien n'arrive qui ne précipite l'âme clans sa destinée, qui ne l'emballe, qui ne l'expédie dans son sens”.
*
Oui, à Bordeaux, tandis que désespérément, je regardais du côté du bonheur, quelqu’un préméditait ma vie. Si j'avais su, alors, regarder en moi, j'eusse pu déchiffrer mon destin futur avec plus de sûreté que dans les plis de mes mains. Les vertus et les vices de l'adolescent ressemblent à ces créatures au commencement du monde, lorsque Dieu ne leur avait pas donné encore de nom. Tous les éléments étaient là, qui, confondus, ne pouvaient produire un autre être que celui que tu es aujourd’hui.
*
Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la Révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors, la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin: elle t'a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t'emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d'impressions, d'émotions, enfin de tout ce qu'il faut pour écrire.
Tu ne l’as payée que d’offenses, mais elle te pardonne; peut-être même te réserve-t-elle, comme à certains de ses fils d'une gloire médiocre, Maxime Lalanne ou Léon Valade, un buste à quelque tournant d'allée du Jardin Public. Un de tes jeunes amis parisiens, devenu grisonnant, et illustre, viendra, entre deux trains, pour l'inauguration et lira un discours sous un parapluie que l'on verra bouger trois secondes sur l'écran de Pathé-Journal. Puis, la petite troupe dispersée, il ne restera plus que les moineaux qui couvriront ton effigie de larmes blanches, et les enfants, pour qui tu ne seras rien que “le but” dans leurs parties de cache-cache.
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