1
10
2
-
https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/files/original/fcdc163a2c11e3efdbeac4c00636db1c.pdf
6bb828d89df1ef7260d24b564076368e
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
La Première Guerre mondiale (1914-1918)
Texte
Ressource textuelle
Text
Any textual data included in the document
Lorsque mon ami Claude était dans la tranchée, chaque mois je recevais de lui des notes qu'il me suppliait de ne pas égarer : « Si je survis, elles me donneront bien de l'agrément, m'écrivait-il; toujours j'eus le goût de me relire — et puis c'est de la copie possible. Si je meurs, il m'est doux de penser que vous trouverez là, mon ami, des raisons de me mieux aimer mort que vivant. »
Réformé, après qu'il eut perdu sa main droite, Claude, dans un domaine girondin, s'exerce à écrire de la main gauche ses impressions d'arrière. Je les donne ici, de préférence à ses carnets de guerre qui ressemblaient à tous ceux que l'on a publiés depuis trois ans. Sa sécurité en
Gascogne l'inspire mieux que son angoisse en Champagne; cela lui est particulier et vient peut-être de ce qu'il est impropre aux grands sujets.
JOURNAL DE CLAUDE
Mai 1917.
I
LA VIE RETROUVÉE
Feuillets souillés de terre et de bougie où je contentais, dans la tranchée, mon inguérissable manie d'écrire, que peu vous ressemblez à ce beau cahier d'écolier sage ! Je commence à l'emplir pour vous, mon ami, d'une écriture maladroite comme celle que nous enseignait sœur Ascension lorsque nous avions quatre ans et que je portais dans un panier mon goûter avec une culotte de rechange. Ma main gauche, hier encore, traçait des bâtons. J'étais un enfant qui s'applique de tout son cœur et tire un petit bout de langue.
Je donnerai d'abord une pensée à ma main perdue — ma pauvre main si déchirée que le major n'eut guère de peine pour la séparer à jamais de moi. Je me souviens : des volées de cloches emplissaient l'abîme où le chloroforme m'avait précipité, et quand j'émergeai de ce néant, je vis d'abord, soutenu par un infirmier, ce pansement trop étroit pour espérer qu'elle pût y être encore. On m'emporta sur un brancard. Étendu, je voyais l'infini sale où tournaient des corbeaux évidemment repus, découpés à l'emporte-pièce dans le plus noir du ciel — lourdes et vivantes gouttes de boue, Des éclopés erraient pétris à même la terre.
Cette ambulance chirurgicale avait surgi au milieu d'un désert champenois — région maudite, rongée de toute éternité par la bataille éternelle. Sa rumeur d'océan m'obligeait de tenir les yeux ouverts, la nuit, dans la baraque Adrian qui sentait le bois, le sapin frais, le cercueil. Les autos se succédaient, trépidaient devant la porte, puis s'éloignaient avec le même bruit qu'aux bals de mon adolescence lorsque se déversaient sur le perron des chargements de femmes merveilleuses. Un long cri déchirant, une supplication venait du pavillon opératoire. Le moteur pour la lumière et la radioscopie empêchait d'entendre le canon.
Là, officiait le fameux chirurgien Cupret. Vous savez, mon ami, que c'est un thaumaturge. Muni de son seul galon, il ne distinguait pas un général d'un officier gestionnaire. Parfois son ignorance des règlements, Son indiscipline attiraient à l'ambulance des inspecteurs chargés de foudre. Alors il apparaissait couvert de sang, ganté de caoutchouc, offrait son coude à la poignée de main du grand chef, décrivait les deux « ventres » de l'avant-veille qui, arrivés subclaquants, se portaient aujourd'hui comme vous et moi. Une infirmière favorite récitait par cœur de splendides statistiques et, semblable à une petite prêtresse au sarrau étoilé de pus, tendait virilement ses doigts brûlés par les antiseptiques à l'inspecteur qui s'en allait comme congédié...
Un paradis, tout de même, cette ambulance champenoise, pour celui qui a regardé sa montre trois minutes avant de franchir le parapet et de faire un bond dans ce solide qu'est l'espace encombré de mitrailles !
O mon ami, je pense à mes hommes qui n'essayent même plus de ruser avec la mort, au long de ces nuits lourdes pleines de l'odeur qu'exhaleront bientôt peut-être leurs pauvres corps décomposés. Je souffre dé ne plus souffrir au milieu d'eux, et pourtant un cantique perpétuel jaillit de mon cœur, de mon corps ressuscité, je vis. Je, vivrai. J'ai la vie sauve — la Vie !
L'après-midi est à peine orageux. Les œillets blancs, les seringas confondent leurs parfums de vanille et d'orange. Les hannetons tombent lourdement de l'envers des feuilles. Tremblement blanc des papillons sur l'herbe fauchée, silence fait d'un immense bourdonnement, je vous reconnais. C'est le même grillon, la même mouche, la même note isolée et comme liquide d'un rossignol qu'un certain jour quand j'avais seize ans. Au-dessus des vignes passe un dos patient de bœuf. Un bruit de sécateur vient du verger où le jardinier taille les arbres à fruits. Le vent caresse à rebrousse-feuille les peupliers. Des nuages réguliers et ronds ornent l'azur avec la même harmonie que ceux qui étaient peints au plafond de la chapelle du collège. Une rose rouge a l'odeur forte des savons bon marché et de cette petite ouvrière qui venait naguère s'asseoir à mes côtés et regarder le jour mourir sur les quais delà ville où je suis né. Vous vous rappelez ses yeux en velours-marron, ce cou délicat qu'une chaîne d'argent salissait et les mains peu soignées que mon regard l'obligeait de brusquement cacher...
A travers la prairie non fauchée, les marguerites épandent une voie lactée. Au delà c'est la route dont je ne vois que la voûte croulante de fleurs d'acacias. Au delà encore, un coteau strié de vignes bien tenues — et au plus lointain horizon, des routes qui se perdent dans le bleu, une tache noire, un lac de silence qui est une forêt à la lisière des landes commençantes. La Garonne débordée, au milieu de cette contrée pacifique, luit au soleil comme une grosse alose.
Les vagues immobiles des coteaux retiennent dans leurs creux les pauvres maisons des hommes. On pleure, ce soir, dans chacune d'elles. Oserai-je goûter le silence retrouvé de ma bibliothèque — ces heures nocturnes quand je ne sais si la lumière vient de la lampe ou de la page commencée ? Ne hanterez-vous pas ma veille, figures de paysans qui demeurez paysannes sous la salade héroïque de don Quichotte ?
Un peu de lune luit dans l'azur adorable. Le rossignol, au plus épais des charmilles, essaye sa voix avant le grand délire nocturne et ces deux ou trois notes hésitantes émeuvent comme un sanglot retenu.
La plaine de la Garonne s'abandonne au court sommeil des nuits de mai. Je songe que mon pays, à d'autres endroits de son corps, porte des trous creusés dans une terre de cendre, que des troncs ébréchés y dressent leurs moignons sans feuilles. O grande forêt funèbre où les huttes des soldats vivants se confondent avec les tertres étroits de ceux qui se sont endormis dans le Seigneur, c'est vers toi qu'accoudé à la terrasse de mon enfance, j'envoie les mots de ma prière du soir.
II
MADAME DE LAVIGNASSE-COUSTOUS
Je fus hier à la messe. C'était le jeudi de l'Ascension. Un sous-lieutenant devant moi priait avec la ferveur d'un compagnon de Jeanne d'Arc. Sans doute passa-t-il de la tranchée dans le train : la boue à peine séchée souille ses culottes. Sa barbe hirsute, ses joues creuses l'apparentent aux trimardeurs.
Les cloches sonnent avec plus de tristesse que dans mon enfance parce qu'elles connaissent nos coeurs. Le soleil dévore toute la place que laissent libre les tilleuls épais. Le bleu horizon des permissionnaires éclaire les groupes sombres. Une vieille femme achète un cierge minuscule qui sera devant la Vierge le symbole d'une angoisse et d'une supplication infinies. Une famille de paysans, venue en pèlerinage pour quelque disparu, remonte dans la carriole. Je la regarde s'éloigner. Le vent gonfle une blouse bleue, un foulard, fait tourné? le moulin de papier multicolore que tient un petit garçon.
Mme Ducasse, la femme du maire, me sourit. Elle porte sa richesse inscrite sur son visage trop nourri. On sent qu'elle s'habille à Bordeaux. Ses deux demoiselles sont là aussi et m'intimident. Dieu sait pourtant que j'ai tiré les cheveux de Juliette et de Rose au long de mes vacances d'enfant heureux ! Souriantes et embarrassées, elles regardent à la dérobée l'extrémité de mon bras droit puis détournent les yeux avec une ingénue maladresse. Je ne retrouve rien en elles des petites filles d'autrefois, rien que leur odeur qui est bien la même que quand nous avions beaucoup couru. Juliette est forte et brune. Elle aura les moustaches de sa mère. Ses yeux sont splendides comme tous les yeux d'ici. La chaleur pâlit Rose qui est rousse et ramassée. Vous souvenez-vous, mon ami, que ses taches de rousseur s'effacent en octobre e s'accentuent dès l'équinoxe d'été ? Je lui attribue quelque vie intérieure parce qu'elle aime se rappeler les moindres circonstances du temps que nous étions petits.
Ces dames sont invitées comme moi à une collation chez Mme de Lavignasse-Coustous ; elles m'offrent une place dans leur auto. J'accepte la place et que tout le village me marie, ce soir, avec Juliette.
Mme de Lavignasse-Coustous habite un beau domaine au delà de Sauternes où se récolte une liqueur de sucre et de soleil. On y jouit d'une dernière échappée sur la plaine garonnaise entre Cadillac et la Réole, puis la lande commence. Vous connaissez ce pays, mon ami : la monotonie des pignadas, la chaleur coloniale, l'humidité des mousses, les énormes bambous, les tocsins des villages quand le vent du Sud porte l'odeur des pins brûlés, puis, sur cette fournaise, la pluie tiède d'un automne inattendu, les cèpes ramassés au revers des fossés, parmi les brandes et les feuilles mortes des chênes, ce parfum secret de la terre, des ruisseaux, fait avec le bois pourri, les mousses d'eau, la menthe sauvage... Mme de Lavi¬ gnasse-Coustous préfère à son domaine girondin le petit hôtel qu'elle possède rue Cortambert, à Paris, et où vous savez que j'ai vécu mes premières permissions de poilu. C'était ma marraine : qu'elle eut pour moi de bontés !
Veuve et blonde jusqu'à la mort, jeune, bien que je connaisse d'elle un portrait charmant par Winterhalter, elle fit partie en 1914 de l'exode vers Bordeaux, mais rentra à Paris dans le même temps que le gouvernement et que l'attaché d'une ambassade neutre. Je sais qu'elle regretta Bordeaux, cette cuisine violente et savante, ces repas ordonnés : tel cru, telle année harmonieusement accordés avec le tournedos et les cèpes, m'ais surtout elle regretta les soirs dorés et blonds « voilés de vapeurs roses » où, accoudée près de son ami, à la terrasse des quinconces, elle abandonnait au beau fleuve oublieux le reflet de ses illusions amoureuses, toujours renaissantes et toujours déçues.
Dès le mois de février 1915, elle jugea que l'état de l'Europe ne lui défendait plus de rester chez elle, de quatre à sept, le mercredi. Certes ce ne fut plus devant l'hôtel de la rue Cortambert, la trépidation accoutumée et discrète des Delaunay et des Rolls-Royce. A peine une demi-douzaine de visiteurs échangeaient-ils des idées générales touchant la stratégie et l'économie politique autour d'une table où les petits fours continuaient d'être signés Rebattet. Ma marraine sentait que le malheur des temps eût rendu inconvenante l'affluence de ses mercredis d'autrefois. Elle souhaitait que son salon devînt politique. L'attaché d'ambassade se détacha, mais nos réserves d'hommes n'étaient pas épuisées et sur le visage du secrétaire d'un sous-secrétaire d'État, ma marraine embusquée derrière son face-à-main s'appliqua désormais à démêler les destinées du monde.
Des artistes qui, aux jours de paix, n'avaient pas de temps à perdre chez les dames, y échouaient désœuvrés et pleins de pronostics funèbres. Un permissionnaire curieux de sensations d'autrefois, un blessé correct, le bras retenu par un joli foulard, avaient le plaisir de s'entendre saluer d'un « bonjour, héros ! » par Mme de Lavignasse-Coustous qui ne manquait jamais d'ajouter : « Vous qui en venez, pouvons-nous percer ? »
Le secrétaire du sous-secrétaire d'État, victime d'un remaniement ministériel, soulagea rue Cortambert son âme irritée. Je me souviens d'un raffiné repas où, permissionnaire, je noyais dans d'exquises sauces la tristesse du singe habituel et du rata figé.
« Le tribunal révolutionnaire et la guillotine en permanence sont les conditions essentielles de la victoire, disait le secrétaire, la Convention guillotinait les généraux malheureux. »
Tantôt il voulait qu'on sacrifiât cent mille hommes pour passer coûte que coûte, et tantôt il vitupérait les grands chefs qui « gâchent le capital humain. »
— Qu'en pensez-vous, héros ? me criait de loin ma marraine.
— J'en pense, marraine, que je reveux du lièvre à la Villafranca...
Le nouvelliste mondain Adalbert Siphon — celui que ma marraine appelait Vie heureuse, parce qu'il ressemblait, disait-elle, à un numéro dépareillé et d'avant la guerre de ce luxueux/magazine — racontait son quatrième conseil de révision. Il se déclarait fatigué de « faire Phryné », mais se réjouissait de ce que les majors l'avaient dégagé de toutes obligations autres que mondaines.
Au dessert, un peu de silence s'établit. Nous entendîmes ruisseler sur les vitres la pluie de l'automne commençant. Un vieux monsieur, qui n'avait rien dit pendant le repas, murmura :
— Ceux des tranchées...
Et moi qu'un jour et qu'une nuit séparaient du retour à l'enfer dantesque, je laissai se fondre dans mon assiette un peu de glace « tutti-fruti ».
Je regardai ma marraine, ce pauvre visage d'amour et de joie où partout le temps marquait ses griffes. A ces amoureuses au déclin, Dieu propose la Rédemption par un dernier amour : celui des corps déchirés et des plaies. J'admirai ces petites mains aux ongles trop roses qui n'avaient pas soutenu de têtes chavirées sous le masque d'anesthésie et je revis dans mon cœur cette nuit pluvieuse, quand l'auto stoppa devant l'ambulance après une randonnée brutale sur les routes repérées. Une fiche nous étiquetait comme des bagages pour l'Éternité. Alors je vis un visage me sourire : c'était une jeune femme blonde, mais au lieu des griffes du temps j'y reconnus l'empreinte d'une douleur sans consolation. Plus tard je me souviens qu'elle se plaça devant mon lit pour m'éviter de voir passer un brancard funèbre, une longue forme enveloppée de draps souillés, les deux pieds rigides et joints...
III
Le Bambara.
Nous fîmes, les Ducasse et moi, une entrée quasi familiale dans le salon où des dames harnachées essayaient de ne point succomber à la sieste. Il y avait là trois femmes de notables. Elles étaient vêtues de soie, en dépit de la canicule ; elles faisaient visite. Officielles, assises à l'extrême bord de leurs chaises, elles opposaient aux amabilités de ma marraine leurs trois regards ronds de poules méfiantes.
« Ah ! que vous sentez bon Paris ! » me dit Mme de Lavignasse-Coustous comme je lui baisai la main. Juliette et Rose, après une révérence apprise au Sacré-Coeur, allèrent au tennis rejoindre la jeunesse. Ce jeu m'est défendu désormais et je dus rester dans cette ombre qui sentait le vernis et la rose mourante, somnolent et sans entendre les muets appels au secours de ma marraine qui n'atteignait qu'à tirer des gloussements approbatifs des trois poules noires, soit qu'elle assurât que l'issue finale n'était pas douteuse, soit qu' elle rapportât que le roi d'Espagne avait dit que nous illuminerions si nous pouvions soupçonner l'affreux état de l'Allemagne...
Un nègre entra, un bambara magnifique qui portait l'uniforme cachou des coloniaux avec une espèce de majesté. Mme de Lavignasse-Coustous m'avertit que Jules Grévy (c'était le nom du bambara), né sur les marches du trône, avait troublé bien des cœurs dans ce village girondin où il soignait aux frais du gouvernement de la République une faiblesse de poitrine. Les galons de sergent de Jules Grévy empruntaient à son origine royale un éclat auguste. Il avait sur sa croix de guerre autant de palmes qu'un aviateur. Il y eut chez les trois poules noires un brusque dégel — « Monsieur Jules, ne sentez vous pas le courant d'air ? — Monsieur Jules, n'avez vous point toussé cette nuit ?» — Il les rassura avec bienveillance et un rien de hauteur II souhaita faire un tour de jardin pour y fumer sa pipe et cracher tout à son aise. Nous le vîmes s'éloigner et sa tête crépue dominait le groupe caquetant de son escorte.
Mme de Lavignasse-Coustous me dit alors :
« Claude, je me méfie de mon nègre. Il joue ici le marquis de Mascarille. Gare à nos provinciales !
— Tous les noirs se ressemblent, Madame. Mais il est vrai que celui-là ne m'est pas inconnu.
— Imaginez-vous que Jules Grévy réserve à chacune de ces dames un après-midi. Elles en sont à la fois heureuses et consternées parce que de deux heures à sept heures il ne démarre pas et consomme sans désemparer. Ce jour-là, il faut que la dame néglige la lessive, la basse-cour et l'armoire à linge, Jules Grévy ayant horreur de la solitude. Familier, il ouvre les placards : les bouteilles d'angélique, de cassis, d'eau de noix lui sont d'un grand secours pour l'étude des liqueurs comparées qu'il pratique assidûment. Il faut veiller à ne point le laisser seul avec la cuisinière. Enfin telle est sa piété que M. le Curé s'en inquiète depuis qu'un dimanche il s'est avisé de communier à toutes les messes. Cet excès de ferveur n'éveille pas la méfiance de ces dames. Mais je crois que le curé mène une enquête... »
De la fenêtre où nous étions accoudés, nous vîmes Jules Grévy assis sous les bambous parmi les genêts en fleurs. Les dames faisaient cercle et riaient de la gorge.
« Marraine, dis-je, il faut aimer beaucoup les noirs. Je me rappelle ces nuits de septembre où nous campions à côté d'eux. Ils toussaient tellement que nous ne pouvions dormir. Ils erraient autour de nos huttes pour changer contre de la monnaie d'argent le papier qu'ils eussent plutôt jeté. Ils jouaient avec de petits coquillages ramassés sur une plage du Sénégal. Quand ils se baignent, que leurs jeunes corps sont beaux, pareils à des palmiers sombres ! Les soirs de lune, nous les regardions danser au son des tam-tam mélancoliques. Ils ne remuaient pas les pieds, comme si une force surnaturelle les eût attachés au sol. Mais de leurs bras, de leurs mains, de leurs ventres incurvés ils créaient un rythme frénétique. Puis tournés vers la Mecque, insoucieux de notre curiosité imbécile, ils baisaient la terre ou priaient debout. « Vous avez les machines, me disait l'un d'eux en me montrant l'avion qui bourdonnait parmi des éclatements — mais nous, nous avons Dieu. »
Madame de Lavignasse-Coustous m'interrompt : « N'est-ce pas le brigadier de gendarmerie, là-bas ? que vient-il faire céans ? »
Je me le demande aussi, quoique, au fait, je le sache déjà : avant que le gendarme ait ébauché le geste, je n'ignore pas qu'il va arracher sur la poitrine du bambara la croix aux trop nombreuses palmes. D'un brusque élan, les trois poules noires se lèvent et culbutent leurs fauteuils de jardin. Nous entendons que Jules Grévy parle de son honneur. Il s'étonne qu'un prince noir au service de la France soit exposé à des erreurs déplorables. Son « Mesdames, tout s'arrangera, je reviendrai blanc comme neige » ne tire pas de leur stupeur les trois dames rouges de honte mais qui déjà supputent ce que leur en a coûté de bouteilles de cassis...
« C'est la première fois qu'on arrête un de mes invités », dit Mme de Lavignasse-Coustous du ton de quelqu'un qui est content de ne pas mourir sans avoir connu cette sensation-là. Jules Grévy n'avait droit ni à ses galons, ni à sa croix de guerre. Jules Grévy n'était pas fils de roi. Mais je me souvins de l'avoir vu naguère sous un beau costume de portier dans un bar montmartrois où j'avais mes habitudes.
Voici les joueurs de tennis, les domestiques, un vrai attroupement. Chacun prétendait avoir tenu Jules Grévy à distance. Mais les pots de confits et les bouteilles vides rendaient un témoignage contraire.
Un long et maigre jeune homme de l'auxiliaire au binocle glissant me paraît sentir le comique de la situation : un rire nerveux le secoue. En termes grossiers, le bambara qu'on emmène, l'interpelle et le traite d'embusqué.
— Bien fait pour l'embusqué ! crient les dames ulcérées, tandis que le noir disparaît à jamais de leur vie.
Cet auxiliaire, fils d'un propriétaire des environs, ne jouit ici d'aucune considération.
— Nous lui tournons toutes le dos, déclare Juliette.
— Ma chère, dit Rose, il a de l'albumine. J'ai vu l'analyse.
Mais Juliette s'indigne et se tournant vers moi :
— Rose serait capable d'épouser un embusqué ! -
— Et vous Juliette?
Ah! l'imprudente question! Je ne croyais pas qu'elle pût devenir plus rouge. La voici cramoisie. Le haut de son corsage s'agite selon le rythme par quoi les femmes de théâtre nous signifient qu'elles sont émues. Ses yeux se ferment. Par une prompte retraite, j'assure mon salut provisoire et quand Juliette rouvre les yeux, les mots, que je sentais venir et que je n'ai pas voulu entendre, meurent au bord de ses lèvres épaisses. Et puis éclate le rire frais de Rose...
IV
LE MAUVAIS AUXILIAIRE
Il ne reste plus sous les bambous que trois fauteuils de jardin renversés. Les silhouettes des joueurs de tennis, là-bas, s'agitent. Ma marraine s'inquiète du goûter. Un peu de tristesse m'éloigne du jeu parce qu'il m'est défendu à jamais. Je suis, au milieu des pins, une allée odorante. Du feu semble couver sous la terre. Le sable brûle mes pieds à travers les sandales blanches. De l'ongle, je recueille une larme de résine à la blessure fraîche d'un pin. Mais le vent, qui creuse des houles dans les cimes arrondies et fait comme un sombre océan suspendu entre le sable de feu et le ciel embrasé, le vent n'atteint pas mon visage.
Voici le maigre auxiliaire appuyé à un chêne. Sentez-vous, mon ami, la tristesse qu'il y a de songer que son état d'auxiliaire albuminurique méprisé par les femmes et mon état d'amputé nous exilent également de ces jeux où, là-bas, des jeunes filles rient et ont chaud? Il me sourit. Comment sur un visage de caricature un sourire fleurit-il charmant et jeune?
— C'est 1'Antigone, me dit-il en me montrant le livre ouvert sur ses genoux. J'y médite le reproche d'Antigone à sa soeur Ismène : « Vous avez choisi de vivre, et moi de mourir... » — Et je me l'applique, Monsieur, ayant de l'humilité.
Mais il l'affirme d'un ton qui marque beaucoup de suffisance.
Je lui répondis que, sans doute, il agissait dans cette guerre selon ses forces et qu'il lui était donné, grâce au commerce des grands écrivains, de dédaigner les ragots et la méchanceté des femmes.
L'auxiliaire essuya les verres de son binocle.
— Non, Monsieur, reprit-il, je ne saurais dédaigner ces ragots. Les femmes n'ont point tort de me traiter de haut, quoique mon vrai péché soit d'ordre intellectuel : c'est dire qu'il échappe à leur jugement. Si je ne suis en rien coupable d'occuper la place de tout repos où vous me voyez, ma faute est plus grave et je veux ici vous en faire l'aveu. Le vrai est que je n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie, comme disait Mme de Sévigné du dénouement de Bajazet. Les sagesses combinées de nos augures des grands journaux m'émeuvent sans me convaincre. La certitude que j'ai que c'est leur devoir d'adapter les événements à leur logique et non de soumettre leur logique aux événements me défend de me laisser persuader...
Il avait l'air très satisfait de son petit morceau.
Je lui objectai que cela importait peu puisque leur optimisme de commande, grâce à Dieu, se trouvait conforme à la réalité des faits : l'intervention américaine oblige de raisonner pareil ceux qui ont du parti pris et ceux qui n'en ont pas ou qui essayent de n'en pas avoir.
L'auxiliaire secoua la tête et très important :
— Comment vous suivrai-je, Monsieur? J'ai les yeux myopes, mais l'esprit presbyte : je ne peux juger les événements que de loin et ne discerne que les ensembles. Il m'est impossible de rien savoir de la guerre, parce que j'y ai le nez dessus : c'est ce qui me rend peut-être injuste pour tous ceux qui, chaque jour, savent en disserter congrument dans leurs journaux innombrables.
— En somme, m'écriai-je agacé, de la guerre vous voyez cela seulement qu'elle vous dérange? Avouez-le.
— Cela est vrai, Monsieur, bien que je ne sois pas dans la fournaise. Mais le pire n'est pas selon moi la douleur physique, ni la séparation, ni la mort — c'est l'enrégimentement, la croix tracée sur nos tristes dos de moutons. Pascal, s'il était né deux cent cinquante ans plus tard, porterait l'uniforme de la vingt-deuxième section, en dépit de ses grands maux de tête. Ah! ce renoncement à nous-mêmes, qui est exigé! J'ai un ami sculpteur. Il est réformé temporaire. Il obstrue ses fenêtres, voile de gaze ses lampes. Nul bruit ne pénètre dans cette chambre qui semble immergée au fond d'un océan. Mais si, dans huit mois, sept jours, il ne rejoint pas son corps, un gendarme apparaîtra sur le seuil du sanctuaire englouti.
— Mais ce sera bien fait! répliquai-je. Quelques rentes, une science minutieuse pour organiser sa vie, la délivrer de tout contact, de tout froissement, voilà qui n'a pas préparé quelques jeunes hommes de la littérature et du monde à cette épreuve sans nom. La plupart tout de même ont su être héroïques. Faites comme eux.
A certaines heures, Monsieur, les plus clairvoyants deviennent comme vous, presbytes. Un détail malheureux les offusque et l'ensemble leur échappe. Ils voient de trop près la guerre pour la juger. Ils ne considèrent plus la destinée française comme un beau fleuve de gloire dont il faut empêcher le cours de dévier, les eaux de tarir. Un excès de fatigue, cette lassitude après tant de mois d'une vie qu'on voit bien, Monsieur, que vous n'avez pas connue, les rend une proie facile pour le doute, l'inquiétude, les brusques peurs... Hé bien! qu'ils soient terrés sous les grenades, les crapouillotages, les queues de rat, ou que la poussière d'une administration les ensevelisse tout vivants — je sais des auxiliaires morts au champ d'ennui — sans plus s'occuper de la justice ni du droit des petites nations, ni de l'idéal démocratique, ils doivent utiliser la guerre pour leur salut, ne chercher le sens de la douleur que pour leur destinée particulière, porter leur croix avec amour jusqu'à ce que les ténèbres se dissipent. Mon éloquence n'en impose pas à l'auxiliaire qui m'assure tout de même que dès demain il tâchera, selon mon avis, de faire sa besogne avec amour.
— Que faites-vous donc, Monsieur? lui demandai-je.
— Monsieur, je colle des timbres.
V
LE RETOUR EN AUTO
Quelques intimes restèrent le soir au dîner sur le perron dans l'odeur des Maréchal-Niel. Une brume fraîche montait du ruisseau et de la prairie où les grillons étaient inlassables. Des fraises, des cerises flottaient dans le Champagne glacé et teintaient de leur pourpre le cristal des aiguières. Rêveuse et abandonnée, Mme de Lavignasse- Coustous paraissait demander au ciel comment, depuis tant d'années, le monde pouvait se passer de tziganes. Il faut beaucoup pardonner à ces sortes de personnes parce qu'elles ont très peu souffert. Moi qui ne souffrais plus, mais imaginais à cette heure même une sentinelle au poste d'écoute, je m'étonnais de ce soir d'été et que Dieu nous ait laissé le cadre et les accessoires du bonheur : lune, étoiles, parfums, jeunes femmes, dans cette horreur indéfinie.
Je me rappelle ce retour en auto sur la route pleine de lune et cet éclairage brusque par les phares d'un sous-bois embaumé. J'étais au fond de la voiture entre Rose et sa mère, acceptant d'être un peu serré parce qu'il faut savoir s'accommoder aux circonstances. La tête renversée je voyais les étoiles éternelles et douces qui étaient là de toute éternité pour élargir mon émotion de ce soir-là. Que de fois, mon ami, les avais-je contemplées d'une tranchée!
Comme elles m'apparaissaient insoucieuses alors, et que je comprenais la terreur de Biaise Pascal devant le silence des espaces !
Etoiles, vous ne savez pas que des endroits de la planète Terre sont creusés de fossés où tient un infini d'héroïsme, d'abnégation, de renoncement, de colère, de peur, de douleur: tous les sentiments, toutes les passions des hommes. Indifférente douceur des étoiles, répartie également sur les bons et sur les méchants, sur les heureux et sur les martyrs, vous ne savez nous donner que le reflet de cette pitié, de cet amour que nous éprouvons pour nous-mêmes.
Ah ! du moins, qu'aux rêveurs vêtus de bleu-horizon qui vers vous lèvent, ce soir, leur face douloureuse, vos obscures géométries enseignent l'acceptation de l'ordre universel dans lequel cette guerre est insérée.
Je sens Rose, près de moi, petite bête chaude. Elle pourrait s'appuyer à droite où est le coussin, elle aime mieux le côté gauche où je me trouve. Son odeur mêlée à celle de la nuit me rappelle des retours d'autrefois sur les luisantes avenues du Bois où à l'odeur de poussière, d'acacias, d'herbe écrasée, se mêlé toujours un parfum de Guerlain.
Elle sent que je suis occupé d'elle et me demande à quoi je pense. Moi, dit-elle, je dis ma prière pour pouvoir me coucher tout de suite.
J'ai envie de demander :
—-Ne ferez-vous pas un peu de toilette, Rose ?
Je vois remuer ses lèvres.
Pourquoi ne pas l'épouser ? Destinée tranquille à portée de ma main, ne te cueillerai-je pas ? Grossesses, nourrissages, maladies d'enfants, pauvreté — tout cela mes amis mariés disent que c'est le bonheur — mais dans le temps que nous vivons, on n'a pas le droit d'être heureux.
Rose qui sait mes goûts, après qu'elle a baisé la croix de son chapelet me dit :
— Vous rappelez-vous la maison de mon grand-père, qui est aujourd'hui vendue et où vous veniez passer les vacances de Pâques ?
— Oui, Rose : le vestibule était vaste et glacé, pauvrement meublé de chaises de rotin. Les grandes chambres avaient des ouvertures masquées par des portières de papier. Des trains, la nuit, faisaient trembler la maison, craquer les parquets. Un antique système de sonnettes, au passage des rapides, vibrait et me donnait des sueurs d'angoisse. Votre grand-père adorait les chromolithographies, les fauteuils capitonnés, les boîtes à cigares achetées dans les villes d'eaux pyrénéennes.
Bien que la forêt fût toute proche, la bonne aimait mieux nous garder dans la cour entre l'écurie, le grenier, la cabane où Diane faisait ses petits, le hangar où Marie saignait les poulets et qui sentait la plume. Au-dessus roucoulaient des palombes nourries pour servir d'appeaux à la chasse prochaine... leurs pattes faisaient un grillotis que je me rappelle sur le plancher de la cage... Mais nous aimions surtout la remise pleine de cachettes dans les voitures encombrantes et dont jamais on ne se servait.
Odeur de cuir, vieilles soies bleues déchirées des landaus hors d'usage, choses faites pour d'indéfinis voyages et dont l'immobilité éternelle dans cette remise m'étonnait et me laissait songeur, je vous ai fait rouler sur toutes les routes de mes rêves.
— Rose, vous souvenez-vous des rentrées, des derniers tours du parc, de cet arrachement aux joies finies, et des arbres dont nos lèvres baisaient l'écorce, et de cette pomme de pin que nous enterrions au pied d'un chêne pour la retrouver dans un an ? Mais les odeurs surtout pour moi sont évocatrices — celle de brouillard et d'asphalte dès que nous entrions en ville — l'odeur du linoléum et du gaz dans le vestibule de notre maison, place Pey Berland...
Rose ne répond pas. Sa tête est lourde sur mon épaule. Deux dents laiteuses luisent entre ses lèvres. Son sommeil d'oiseau, qu'il est charmant et qu'il émeut le coeur! Sa mère s'écroule dans son corset. Juliette souffle, ronflote : leur sommeil à toutes deux est une déchéance. Tout à l’heure j’aurai envie de m'excuser de les avoir vues dormir. Mais Rose a l'air de rêver sur une branche et d'attendre qu’un baiser la délivre de cet enchantement. Laisserai-je passer ce simple bonheur ?
Ils m'ont déposé devant le portail. J'écoute le bruit de l'auto décroître. Les rosiers du Bengale ont plus de roses que de feuilles. Ils donnent à la nuit tout ce qu'ils peuvent d'odeurs et de pétales et me font songer à cet ami, mort dans la guerre, qui a vécu ici des vacances brûlantes. Les roses d'anciens étés tombent des livres qu'il m'a laissés.
Chaume était pour lui le souvenir d'un beau jour, d'un soir où nous avions causé jusqu'à l'Angélus de l’aube. O Silencieux, n'est-ce pas de ton silence qu'est fait celui de la maison endormie? Et la paix de mon cœur n'est elle pas faite, ce soir, de ta paix-éternelle?
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1918-02-16
Title
A name given to the resource
Le retour en Gascogne
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Revue hebdomadaire
Source
A related resource from which the described resource is derived
27e année, n°7, p.396-413
Type
The nature or genre of the resource
Souvenirs
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
François MAURIAC
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
Pdf
Relation
A related resource
<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF<br /></a>Repris p.69-86, in<span><span class="apple-converted-space"> </span></span><em><span>Mauriac avant Mauriac</span></em><span>, Jean Touzot éd., Paris : Flammarion, 1977.</span><br />Repris p.973-980, in <em><span>Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 1</span></em><span>, Paris : Gallimard, 1978-1985.</span><span><br /><!--[if !supportLineBreakNewLine]--><br /><!--[endif]--></span>
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MEL_0654
Garonne
guerre
-
https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/files/original/a7ddb84e4c4266bb95f8efd6a4975d65.pdf
521f7ed8977ead4fc140112fde8be9da
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
La Première Guerre mondiale (1914-1918)
Texte
Ressource textuelle
Text
Any textual data included in the document
Le camp s'étend vide, comme si une mer s'en était retirée. Les coups sourds de la bataille éternelle me font songer à ceux de l'Atlantique dans les sables de ma Gascogne. Parfois, de cet invisible et proche océan une brume asphyxiante monte, arrache les larmes, fait saigner la gorge. Parfois, il nous envoie — en guise de mouettes et de goélands — un aviatik insoucieux des obus, pareils, autour de lui, à des menus paquets d'ouate. Un régiment gris-bleu défile dans l'ombre. Les hommes sont un peu courbés sous le sac et sous la pelle. Un retardataire semble traîner le bois d'une croix invisible. Et je me redis les vers de Rimbaud :
Ces millions de Christs aux yeux sombres et doux.
Sur le chemin désert maintenant, le ciel et les astres tremblent dans une flaque. Je demeure immobile, regardant s'avancer une autre troupe confuse — celle dont chacun de nous écoutera éternellement le murmure : les jeunes morts, nos frères immolés, défilent eux aussi, sanglants et couronnés, et je cherche avidement, parmi tous ces visages, ceux que j'ai connus. Je revois dans mon cœur le seuil de la chapelle des Bénédictines, rue Monsieur. C'est un dimanche matin baigné d'un soleil de printemps. Ernest Psichari répond à peine, les yeux encore éblouis d'une vision intérieure. Voici à Meudon la claire bibliothèque où Paul Drouot me lit des vers de Malherbe. Dans son visage souffrant, aux longues moustaches, ses yeux sont d'un adolescent.
Celui dont je veux vous entretenir s'appelle André Lafon. M'a-t-il quitté un seul instant depuis qu'il n'est plus là? Au long de sa vie mortelle, il avait le goût de l'effacement, du crépuscule, au point que je me persuade qu'il est assis dans l'obscurité de ma chambre et que si je me retournais, sa face lentement émergerait des ténèbres.
II
Pour beaucoup de ceux qui se rappellent son nom, André Lafon est le jeune homme qui a écrit l'Élève Gilles et obtenu le grand prix de dix mille francs dé¬ cerné par l'Académie française. Qu'il est étrange qu'une âme qu'on a connue dans ses profondeurs — et dont on se dit, aux heures de larmes, qu'il faudra des siècles, peut-être, avant que la nature en recompose une autre de cette essence — demeure cela pour les indifférents : un jeune homme qui a eu un prix... Aussi bien, est-ce moins l'auteur de ce tendre Élève Gilles que le poète admirable et inconnu de la Maison pauvre dont je souhaite évoquer ici la rêveuse figure. Sa main, il me semble, se pose sur la mienne pour m'arrêter : cet humble a peur de la louange. Il me sourit dans l'ombre, un doigt sur la bouche. Il faut pourtant que chacun de nous, les survivants, s'attache à la gloire de celui qui fut le plus cher à son cœur dans cette foule désormais muette. J'appartiens à la tombe de l'étroit cimetière de Blaye où mon ami est venu souvent s'envelopper de silence, écouter sur la route, derrière le mur funèbre, un bruit de pas inconnu, lorsque le vent des saisons endormeuses voilait de feuilles mortes les épitaphes.
Nous ne nous sommes pas connus enfants, bien que nous ayons joué dans les mêmes allées du jardin public de ce Bordeaux où il est né. Mais le port aux brumes déchirées de sirènes, les vieux quartiers aux balcons délicats, l'odeur de saumure et d'épices nous composaient des âmes accordées et qui se sont reconnues d'un signe. Ce port d'humidité et de lumière que j'ai souvent renié, je l'aimerai désormais dans l'âme d'André Lafon qui reflète ses toits, ses clochers, ses quais monotones...
Puis son père et sa mère s'établirent à Blaye. Il a su donner de la beauté à ce triste paysage du Blayais, parce que l'amour revêt d'un charme unique le visage qui aux autres semble ordinaire. D'ailleurs cet horizon de vignes basses s'élargit à l'infini du fleuve aux lourdes eaux jaunes et déjà salées. La fumée des Transatlantiques et des Messageries Maritimes, les vols de mouettes et de goélands enchantent de visions l'enfant qui revient, le dimanche, avec cette vague détresse des fins de congés. Il fut le petit garçon trop sensible que froisse tout ce qui n'est pas protection, tendresse, bercement. Déjà visionnaire, il prêtait à chaque pièce de la maison une âme mystérieuse, il accueillait toute heure du jour comme une amie aux charmes secrets et différents. C'était moins sans doute dans la maison de la rue de la Sous-préfecture où sa mère habite aujourd'hui encore entourée des images de l'enfant bien-aimé, que dans la maison de campagne, chez une tante où il passait le temps des grandes vacances. Il a fixé la joie de ses réveils :
Mes beaux réveils d'enfant aux matins de vacances
Quand, par les trous déjà lumineux des volets,
Le soleil à mon rêve épars venait mêler
Deux longs rayons poudreux pleins d'innombrables danses...
Matins joyeux d'enfance où l'âme était légère,
L'odeur du café frais emplissait l'escalier...
Puis, c'était la sieste lourde où l'enfant ébloui commence d'adorer la lumière, les couleurs, les formes, la vie. Cet amour des arbres, des fruits, ces épousailles, chaque année renouvelées, avec chaque saison, apparentent l'âme d'André à l'âme plus hautaine d'un Maurice de Guérin. Et enfin le crépuscule, qu'il a toujours aimé d'une passion mêlée de terreur, lui enlevait la parole, le livrait à des visions... Ah! surtout alors, il désirait le refuge des bras maternels. Devenu un homme, le soir était l'heure où ce silencieux trouvait des paroles inoubliables, où ce taciturne s'exaltait... Mais il était demeuré « l'enfant muet d'émoi qui souhaitait que l'on vînt ». Son âme demeurait toujours aux écoutes :
Triste folle oubliant que l'on ne viendra pas,
Et qu'il n'est plus le temps des lampes qu'on apporte!
A Blaye, il étudiait au collège municipal. L'atmosphère de la sous-préfecture convenait à ce goût de reploiement, de songe éternel que développa en lui, jusqu'à la mort, la quotidienne misère de sa vie.
III
Avant la fin de ses études, on le plaça dans une maison de Bordeaux pour l'initier au commerce. Mais là n'était pas sa voie et il revint au collège de Blaye achever ses humanités. Il y demeura comme surveillant : c'est une dure vie pour une âme de cette race. Du moins sa petite ville natale somnolait autour de lui. Au retour des promenades du jeudi, où il accompagnait la file des élèves, il allait vers des horizons familiers et les routes gardaient la trace de ses pas d'enfant. Tout conspirait à l'isoler du réel, à l'envelopper de souvenirs, de songes. Ainsi défendu, il n'acceptait de la vie que ce qu'elle pouvait lui donner de passions, de troubles... Déjà cette âme attirait les âmes. Un portrait de lui à cette époque nous montre un jeune visage pâle et attendri que je ne lui ai pas connu, avec une langueur un peu sensuelle dans le regard. Ses élèves l'aimaient pour sa douceur et pour la joie de se sentir compris. Le soir, au dortoir, ils voyaient, avant de s'endormir, leur surveillant devant la fenêtre ouverte, les yeux levés vers les constellations. Certains, qui s'éveillaient dans la nuit, reconnurent son ombre toujours immobile sur le ciel et le bruit courut parmi les enfants qu'André Lafon ne dormait jamais.
Il fut nommé surveillant au lycée de Bordeaux. Ici, il n'est plus défendu par les toits pressés de sa petite ville. Sa chambre donne sur les cuisines. Les lycéens sont moins vite conquis que les collégiens de la sous-préfecture. Humilié souvent, meurtri et seul toujours,- il souffre et ne se délivre qu'en écrivant ces premiers vers dont il a composé les Poèmes provinciaux.
Son angoisse et sa solitude commencent de réveiller au fond de lui la pensée obscure qu'il y a peut-être quelque part un Consolateur, un Père... A dix-sept ans, la lecture de la Vie de Jésus, et la peur de toute discipline morale, ses amis enfin l'avaient détourné des pratiques religieuses. André n'est ni un philosophe, ni un savant. Il est de ceux que les raisons du coeur un jour ramèneront. Au lycée de Bordeaux, il pleure et ne croit pas encore. Mais tous les quinze jours, son dimanche de sortie il va le vivre à la cathédrale. C'est là le lieu de plaisir où ce garçon de vingt cinq ans se réfugie. Les derniers échos des orgues, l'odeur des cérémonies finissantes, l'ombre accumulée aux faîtes des piliers, ce sentiment ineffable d'une Présence, d'une Pitié vivante, cette atmosphère l'isole, il oublie sa chambre et le vacarme des cuisines, les couloirs sales aux relents ignobles, le dortoir, et le lycéen, la « mauvaise tête », qu'il faut faire semblant de ne pas entendre « bourdonner ». Mais il ne sait pas encore qu'il y a, entre la croix et la douleur des hommes, une conformité éternelle. Il sort, l'âme pesante. Dans le square de la cathédrale, une tour s'élève que couronne la statue de la Vierge. André, pour quelques sous, monte jusqu'à la dernière plate-forme et dans son désir d'échapper à sa pauvre vie, il demeure là jusqu'à ce que le gardien le rappelle. Le soleil se couche sur le fleuve et rougit le ciel du côté de l'Océan et de la petite ville qui n'abrite plus son enfant. Aussi loin des hommes qu'il lui est possible de respirer, il se récite des vers, les yeux levés vers le pur tremblement des astres. Il faut hâter le retour pour échapper à d'humiliantes réprimandes. Déjà peut-être, en remontant la rue Duffour-du-Bergier, le cours des Fossés, dans l'odeur des châtaignes bouillies qui emplit ce quartier, applique-t-il sa pensée à l'unique force capable de le sauver. Déjà comme Pascal, par les humiliations, il s'offre aux inspirations.
IV
Le meilleur de ce temps fut pour lui les vacances, quand le recueillement de la sous-préfecture était propice au travail du poète. Les Poèmes provinciaux, qui sont les premiers vers d'André Lafon, nous livrent son âme de cette époque. Déjà plus d'une page nous fait pressentir l'unique harmonie de la Maison pauvre. Ah! Blaye, petite ville endormie et sans beauté, de quel enchantement les premiers vers de mon ami ont-ils revêtu tes toits, tes coteaux et ta vigne! Tu l'as possédé avant que je le connaisse. Tu ressuscites pour moi le jeune homme blessé et rêveur que je n'ai pas connu; tu me redis à mi-voix le poème de son adolescence, sa simple histoire de garçon peu fortuné, doux et de bonnes manières, qui accompagne sa mère aux offices, sagement, et dont le visage pâle et tendre inquiète bien des cœurs... Mais il est lointain défendu par sa douceur même, submergé de visions et de voix connues de lui seul, enveloppé de silence, inaccessible. Seuls les cœurs qu'il a aimés savent de quelle musique, de quelle lumière, de quels parfums il composait l'offrande contenue de sa tendresse. Il va secrètement, ivre de sensations et d'images, écoutant monter vers son recueillement « toutes ces voix d'angélus et d'étables », sensible surtout à la beauté simple des enclos paysans, des jardins humbles comme son cœur, des maisons aux toits bas. Et déjà ce premier ouvrage annonce le pur artiste qu'il va devenir.
Dis, c'est assez rêver au bord des vitres pâles,
C'est assez se meurtrir le coeur à ce qui fut!
Ce jour-ci m'a meurtri plus qu'un dur faix de branches,
Pourtant je ne hais pas sa lueur qui s'en va.
Près des vitres le soir me ramène et me penche...
J'oublie en ma langueur ce mal qu'il me porta.
Le Beffroi édita ces Poèmes provinciaux. Des cœurs attentifs les recueillirent. Mon maître bien cher, Fortunat Strowski, qui n'est point l'universitaire dédaigneux que le bachelier approche avec tremblement mais qui toujours m'apparut le frère aîné de ses étudiants, eut la pensée charmante et généreuse de faire à l'Athénée de Bordeaux une conférence sur André Lafon. L'académie locale honora d'une médaille le livre de mon ami. Parmi ceux qui l'aidèrent, nous devons nommer encore un professeur au lycée, M. Lambinet, dont les conseils furent précieux à André. Enfin le proviseur témoigna de son estime pour l'humble surveillant lorsque, nommé à Paris au lycée Carnot, il prétendit l'amener avec lui. Ainsi le provincial amoureux de sa province allait être jeté lui aussi dans la cohue parisienne. Il n'y arrivait pas le cœur plein de désirs comme un héros balzacien. Mais il venait vers moi dont déjà il connaissait et aimait les poèmes et je revois dans mon cœur l'après-midi de mars où il franchit le seuil de ma chambre.
V
Il y avait, je me souviens, accoudé à la cheminée, un jeune poète bordelais, Jean de la Ville de Mirmont, dont le visage indien s'enveloppait des fumées d'une éternelle cigarette et qui récitait, avec une voix étouffée, un poème de Baudelaire. Ses prunelles sombres regardaient au delà de ma chambre, au delà de l'horizon, et peut-être voyait-il le coin de terre où, cette année, à la tête de sa section, il a trouvé une fin sublime. Ce jour-là, nous allâmes chez Bernheim, qui exposait des Cézanne. Sous le feutre noir, les yeux d'André exprimaient une angoisse sans nom. Le soir, il voulut s'en expliquer avec moi. Je sus alors que presque en sa présence, un parent cher à son cœur s'était donné la mort. Rien ne pouvait le délivrer de ce souvenir. Du moins, dans sa misère, rôdait-il, comme un pauvre enfant, autour de la maison paternelle. A travers ses larmes — lui qui n'avait jamais cessé de s'émouvoir aux Angélus de sa province et aux formules récitées chaque soir par sa mère — il voyait enfin, il reconnaissait le Père céleste. Mais toute conversion est un arrachement. Il faut se déprendre, il faut tendre à celui qui ne souffre aucun partage un cœur délivré de ses liens. Drame pathétique dont ce poème admirable : la Maison pauvre, nous a livré le secret. Ce cœur fécondé par la grâce continue de s'attacher et de souffrir et vers un visage voilé s'élève la plus déchirante symphonie dont le final s'éteint en un murmure d'oraison... L'André de ce temps-là, je le revois dans mon étroit cabinet ouvert sur le ciel de juin et me disant ses vers à mi-voix. Toujours quelque fleur cueillie à Versailles, où il allait le jeudi, s'échappait des feuillets. Le soir, chez Robert Vallery-Radot, il saluait avec une politesse un peu compassée deux saintes femmes vêtues de noir. Volontiers, il demeurait à l'écart de nos rires, et lorsqu'une amie jouait des sonates de Beethoven, il s'enveloppait de sa douleur et de sa solitude...
Mais déjà André ne souhaitait — selon un mot qu'il aimait redire — que « l'inspiration dans le silence ». Je l'avais confié à M. l'abbé Petit de Julleville, alors directeur au séminaire d'Issy, et je me souviens de l'avoir accompagné jusqu'à la porte de ce séminaire à travers une banlieue, dans un pâle soleil du mois de mars 1910. Toutes les inclinations de cette âme aidaient en elle au travail de la grâce. Elle penchait d'elle-même à l'humilité, à l'effacement, au don de soi, aux vertus les plus rares chez un jeune homme et sur¬ tout chez un artiste. De tous les désirs qui emplissent de leur tumulte un jeune cœur, il ne gardait que le désir de servir. Sa vraie destinée n'eût-elle pas été de prier, de travailler, de se taire dans un cloître franciscain sur la colline de Fiesole, avec Florence pleine de merveilles au bas de sa cellule? Car il ne pouvait se déprendre de la beauté ni de l'harmonie. Devant ce seul sacrifice je l'ai vu se dérober... Du moins, grâce à M. Petit de Julie ville, lui fut-il donné de vivre ses dernières années, comme il sera dit dans la suite de ce récit, au fond d'une retraite pieuse où il ne savait pas, où nous ne savions pas que sa vie renoncée était une préparation à la mort.
VI
Au moment des vacances, je le précédais dans la province où il avait hâte de me rejoindre. Ce retour était sa plus grande joie. Toute consolation lui venait de sa petite ville et des horizons de chez nous. Quand il m'avait vu partir, triste ou blessé, il me confiait comme à mes plus sûrs amis aux pins de mes landes natales : « Leurs branches font des gestes d'apaisement et de silence, m'écrivait-il; ils semblent tout écarter pour vivre avec leur rêve et le vent qui passe les fait chanter... »
Le voyage de Paris à Bordeaux qui nous assomme et que nous faisons en nous aidant de cigarettes, de journaux illustrés, devient pour André le plus émouvant pèlerinage. Je retrouve ces lignes dans une lettre : « Une faveur heureuse avance mon départ. Dès la nuit prochaine, je traverserai durant leur sommeil les villes échelonnées dans les provinces qui nous séparent, et le soleil se lèvera sur la Gironde... » Arrivé à Blaye, il ajoutait : « J'ai fait, mon ami, un beau voyage nocturne, avec un long arrêt mystérieux en pleine Beauce sous un ciel d'azur sombre constellé, où montait une lune tardive et cornue. Les gens qui s'éveillaient parlaient de sabotage... mais la nuit était sereine et sentait le foin. J'ai vu d'humbles villages endormis où les maisons semblaient de bonnes bêtes accroupies dans l'étable, où la dernière fenêtre éclairée barrait la rue silencieuse d'un reflet doux... »
Il venait vivre avec moi dans une vieille propriété. J'ai sous les yeux son portrait qu'il me donna avec ces mots en exergue : En souvenir de Malagare et de quelques beaux jours d'été.
Beaux jours d'été à jamais disparus, promenades sur les routes pâles, lectures au jardin, repas silencieux à l'heure des ombres longues sur le seuil tiède encore...
Peu de jours avant sa mort, nous verrons André se retourner en pensée vers ce domaine de nos étés et de notre joie. D'ailleurs, il n'est guère de ses lettres où il n'évoque Malagare. « J'imagine, au point de croire vous y retrouver, le cher domaine, le jardin aux charmilles, la terrasse, le point de vue, et encore l'autre côté de la maison, les prairies où le foin est peut-être en meules, l'horizon de coteaux, les routes endormies sur lesquelles, tous ces soirs, la lune a dû veiller... »
Dans l'été de 1911, splendide et torride, nous voyageâmes, presque toujours à pied, sur les chemins du pays basque. Nous nous assîmes à la table de Jammes.
André eût touché de ses lèvres le seuil du poète! Nous étions arrivés tard dans la nuit à Orthez. Mais il avait voulu contempler la maison du « fils de Virgile », endormie sous la lune et pleine de sommeils d'enfants...
VII
En l'an 1912, l'humble destinée d'André s'éclaira d'un rayon de gloire. Il avait quitté l'Université. Il trouva au collège Sainte-Croix de Neuilly, grâce à l'abbé Petit de Julie ville, une atmosphère qui convenait à son âme éprise, un peu plus chaque jour, de recueillement. Heureux enfants qui eurent un tel maître! Chacune de ces petites âmes fut l'objet de soins infinis. Il les approchait avec respect, avec amour. Je le voyais sous les platanes, entouré de leurs jeux, comme un saint François d'Assise au milieu des oiseaux.
L'Élève Gilles venait de paraître. Cet écolier aux yeux candides, avec son tablier noir, ses doigts tachés d'encre, ses émerveillements dans le jardin de la Grangère, où, sur le vieux mur croulant, les saisons rêveuses s'accoudent tour à tour et lui sourient, cet écolier sut émouvoir un Bourget, un Barrés. Le prix de dix mille francs décerné pour la première fois par l'Académie française échut au poète de la Maison pauvre. Ceux que cette aubaine scandalisa ne voulurent jamais admettre qu'il s'agissait, non de récompenser un écrivain déjà illustre, mais d'encourager les débuts d'un jeune homme encore obscur. Inutile débat aujourd'hui qu'André n'est plus. A-t-on du regret d'avoir troublé sa joie? Ah! que du moins les pauvres morts de la guerre nous enseignent à faire autour de nous le moins de peine possible ! Savons-nous jamais si l'adolescent dont nous nous moquons n'emportera pas au delà de la
vie, avec la blessure glorieuse qui le tue, une autre blessure que nous lui avons faite?
Mais qu'André fut heureux, le soir de son triomphe ! Je l'emmenai au Châtelet où Weingartner dirigeait la Neuvième Symphonie. Il fut submergé par cet ouragan de douleur et de joie. Le lendemain, il m'écrivait : « La Neuvième ne chante-t-elle pas encore en vous aux instants de silence? J'entends parfois l'appel prodigieux : O mon frère !... O mon frère avec qui je l'en¬ tendis, mon frère par qui ma joie est née... Quelle autre symphonie ces jours-ci mettent en moi! »
Je m'arrête, avec entêtement, sur ces pauvres minutes de bonheur. Cette âme n'était pas née pour le rire, — mais pour le crucifiement et l'agonie.
VIII
Depuis cet instant jusqu'au mois d'août 1914, André Lafon, meurtri par plus d'une épreuve, se retira davantage de la vie. Quand je l'imagine, je le vois s'enfoncer dans le crépuscule d'une peinture d'Eugène Carrière. Sa dernière œuvre, la Maison sur la rive, et ses enfants de Sainte-Croix l'arrachaient seulement à ce songe d'où il ne nous souriait plus que de loin. Sa tendresse pour nous, toujours vivante, il l'avait comme transposée dans une éternité inaccessible. A mon foyer, il venait rarement prendre sa place, mais chaque fois, je recevais, le lendemain, une lettre qui était un hymne sublime à mon bonheur. André n'aspirait plus à d'autre joie humaine qu'à celle de son ami, semblait-il. On eût dit aussi que dans le pressentiment de sa fin, il voulait combler son père et sa mère d'une affection accrue. Je n'imaginais pas qu'un amour filial se pût composer d'autant de délicatesse, de prévenance, d'inventions exquises.
Je songe qu'à certains jours de cette époque la vie s'adapta à son rêve : en Belgique, au noviciat des Dominicains français où nous fîmes deux retraites en de splendides Pentecôtes. André aimait s'endormir après l'office nocturne, lorsque l'aube s'emplit de l'éveil jacassant des oiseaux ; — je me rappelle encore au déclin des vacances de 1912 le salon de campagne, chez Georges Dumesnil... Jammes nous lisait Jean de Noarrieu...
La Maison sur la rive, publiée au Correspondant, parut chez Perrin quelques semaines avant la guerre. Le souci de son œuvre avait délivré mon ami de lui-même. Il accepta de me rejoindre à Malagare. De ce lumineux été, nous nous promettions une joie ardente. Mais les mêmes cloches qui nous enchantaient de leurs angélus jetèrent un jour sur la campagne l'appel terrible. Pour un Psichari, soldat de métier et qui aime l'action, la guerre est une épreuve attendue, désirée, et, de tous les sacrifices, celui que le coeur accepte avec la plus joyeuse passion. Notre André, âme attendrie, âme que j'imagine au ciel sous les traits de cette jeune fille aux mains croisées qu'a peinte Giovanni Bellini, ne se détournera-t-il pas d'abord de ce sang répandu? André, d'une piété, d'une pureté d'ange, n'était point ce qu'on a accoutumé d'appeler un jeune homme d'aujourd'hui. Si, naïvement, il applaudissait à tous les raisonnables prêches des jeunes littérateurs traditionnalistes, il allait se promener, le dimanche, avec les
Confessions de Jean-Jacques dans sa poche et ne mettait rien au-dessus de Dostoievski, de Charles-Louis Philippe et de Jammes. Les raisons du cœur, chez lui, se moquaient de la Raison...
Mais j'ai dit de- quelle tendresse il aimait la France. C'était d'un amour presque physique. Entre Paris et, Bordeaux il s'indignait de me voir lire ou sommeiller et détourner, un seul instant, mes yeux du paysage. Malgré sa hâte de retrouver Blaye et la chambre de son enfance ornée de livres de prix et de daguerréotypes, il succombait toujours à la tentation d'une halte à Blois, à Chartres. Le dernier cadeau qu'il m'offrit — car ce Pauvre avait la folie de donner et je suis comblé de ses souvenirs — c'est une petite croix d'or achetée chez un bijoutier de Saumur et dont il m'avait écrit : « Voici peut-être la croix d'Eugénie Grandet... » Après son Grand Prix, je lui conseillai un voyage en Italie. Il ne s'y fût jamais décidé avant d'avoir visité la dernière sous-préfecture de France. Je l'en raillai doucement, moi qui ai admiré la cathédrale d'Orviéto et qui, pour l'éternité, ignore Notre-Dame de Reims !
Auxiliaire et de santé médiocre, André ne voulut pas d'autre service que le service armé. Ce rêveur de trente ans, mal entraîné aux fatigues du corps, était donc merveilleusement préparé pour souffrir, pour être froissé, d'abord, à la caserne de Libourne, puis au camp de Souge près de Bordeaux; et pourtant ses dernières lettres nous montrent de quel visage serein il accueillit l'épreuve :
«…. J'ai revu toutes les étoiles à la fois par une belle nuit sur les routes, et dormi, chaque soir, assez chaudement dans la paille. La grossièreté des chambrées, l'obscénité des chants de marche ne sont pas une légende, mais il faut se garder de juger les cœurs là-dessus et de s'en laisser abattre au début. J'ai trouvé chez mes camarades, jeunes ou vieux, de la loyauté, une vraie bravoure, avec, chez les plus humbles, le désir de rendre service et de reconnaître le moindre bienfait.
«... J'ai éprouvé aussi, mon ami, que la Foi est bien la seule consolation des hommes, la plus puissante en tout cas. L'heure où, à l'abri de ma couverture, et tandis qu'autour de moi on se chicane, on s'injurie, je puis dire mon chapelet, cette heure me délivre du poids terrible de la journée et, plus que le sommeil, me rend des forces pour le lendemain... J'ai fait la connaissance d'un jeune séminariste et d'un novice de Fiesole... et cela m'est très doux... »
Souge est un camp désolé, dans la lande. Certes, André ne me célait point sa peine, aux heures trop lourdes, mais toujours soumis et humble,, il ne demandait qu'à Dieu le secours et le réconfort. A peine une plainte, le jour de Noël 1914 où il lui fut défendu d'aller dans sa famille — et puis il avait vu, la veille, un départ de volontaires : « des petits 1916 à qui je m'étais attaché; ceux qui venaient, le soir, lire ou causer autour de ma bougie... Je prie beaucoup et me sens plus que jamais uni à Notre-Seigneur. J'ai pu, hier soir, m'étant adressé en haut lieu, aller à quelques kilomètres chercher la messe de minuit. J'ai trouvé un jeune prêtre solitaire dans sa modeste église romane. J'ai veillé dans sa chambre près de lui... »
Toutes ses lettres, à son insu, trahissent l'influence qu'il prenait sue ses jeunes camarades et le rayonnement extraordinaire de cette âme : « Je vous écris sur mes genoux, à la lueur d'une bougie dont la clarté a fait se grouper quelques camarades : l'un mange, l'autre fume, l'autre coud, un autre dort qui est un enfant de dix-sept ans venu du Venezuela servir la France, et qui a froid. il y a encore un Parisien de dix-huit ans, qui a dit tout à l'heure : « C'est le salon de
Mme de Sévigné! »
Aux rares jours de permission, André qui allait mourir respirait une dernière fois passionnément l'odeur du vent printanier : « J'ai honte, m'écrivait-il de Blaye, j'ai honte de la joie immense qui était en moi, ce matin, pendant une courte promenade à travers champs que j'ai faite après la messe : arbres en fleurs, soleil nouveau m'ont grisé... »
IX
J'habitais encore, à cette époque, Malagare où André avait vécu de calmes vacances. Un dimanche de mars 1915,11 m'y surprit amené en automobile par un ami. C'était une journée sereine. Rien ne m'avertissait du don que Dieu me faisait de contempler André pour la dernière fois, à cette terrasse d'où nous avions vu s'obscurcir de beaux jours. Il n'avait qu'une heure à rester et voulut respirer l'odeur du salon. Puis, nous nous assîmes devant le point de vue. Il toussait un peu. Des nuages glissaient sur les collines basses. Je voyais pour la dernière fois ce régulier visage, ce front haut, cette bouche un peu lourde. Il ramassa des violettes. A l'instant du départ nous nous sommes embrassés. De la terrasse, j'ai pu suivre longtemps ce nuage de poussière qui emportait mon ami dans l'éternité. Rien ne désigna à mon coeur la solennité de cet adieu. Peut-être en avait\-il reçu l'obscure révélation, lui qui m'écrivait ces lignes où je sens le poids d'une destinée.
« Le plaisir que j'eus dimanche à me rendre et à demeurer quelques instants auprès de vous m'a aidé à passer la semaine... Je me suis ému de retrouver Malagare et j'en ai gardé quelque chose qui a persisté dans mon souvenir tous ces jours-ci. Il a toute la poésie des vieilles demeures et j'y retrouve jusqu'à ce parfum de fruits et d'anciennes cretonnes qui était celui de la Grangère et de mes vacances d'enfant heureux. J'ai béni M... qui m'a permis ce beau voyage : la route était fleurie et les clochers qui la jalonnent semblaient sonner plutôt pour le printemps revenu, que pour les vêpres commençantes...
« La semaine monotone a repris dès le lendemain. Nous couchons maintenant à la belle étoile... Le seul désespoir de ma mère me retient et me torture... Que faire? Je mets mon sort aux mains de Dieu et me tiens prêt à répondre à son appel.
« ... Je me réfugie et m'apaise en pensée près de vous, quelquefois, le soir, après les durs exercices. Je sors à la tombée du jour; il y a, près du camp, un modeste village tout tintant de clarines dans l'église duquel je vais... j'y pense à vous et à ceux qui vous aiment. »
Quelques jours après, une angine le retint à l'infirmerie. Les symptômes de la scarlatine se manifestèrent; il fut transporté à l'hôpital militaire de Bordeaux, cours Saint-Jean. Il n'a pas vu la mort s'approcher. Un lourd sommeil l'a abattu dont il s'est réveillé auprès du Père, le 5 mai 1915. Ses parents n'ont pu que lui fermer les yeux. Moi, je n'ai pu que m'agenouiller devant son cercueil. Il ne s'est pas échappé de la vie par cette porte sublime, dont nous parle Barrés lorsqu'il célèbre les héros : Péguy, Psichari, Drouot, Clermont... Mourir d'une balle au front, un soir de bataille... O Seigneur, vous avez refusé à mon ami cette gloire, mais vous n'aurez pas dédaigné son obscure agonie dans un lit d'hôpital. Le drapeau 'enveloppait tout de même le corps sacré du poète et du soldat.
Je songe qu'il doit à cette fin plus obscure de reposer au cimetière où le menaient ses promenades du dimanche, lorsqu'il était un petit enfant. André n'a jamais séparé dans son amour la cité des morts de celle des vivants, comme il le dit en cette prière de la Maison sur la rive :
« Mon feu s'éteint. Rien ne bruit plus sur la petite ville.
« Voyez-la, ô mon Dieu, toute paisible, étagée au bord du grand fleuve où vous l'avez voulue; ceinte et comme défendue au loin par ses champs plantés de ceps bas, hérissés de piquets; ne souffrez pas que la discorde, que la misère viennent sur elle; bannissez-en l'impiété; éloignez l'insecte nuisible aux racines et aux fruits; donnez chaque année une belle récolte à ceux qui peinent pour l'obtenir; que votre miséricorde descende sur nous; qu'elle descende aussi sur l'autre cité de pierre où reposent tant de morts, où chaque étroite maison porte votre croix; sur l'enclos béni d'où le silence qui s'y retire pendant le jour semble dès le crépuscule s'élever et s'étendre sur la ville sommeillante comme pour faire plus profonde notre communion avec les morts. »
Puisse cette miséricorde qu'appelaient ses mains levées au-dessus de la ville endormie, accueillir dans l'Éternité le Poète au simple cœur.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1916-07-01
Title
A name given to the resource
L'un d'eux : André Lafon
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Revue hebdomadaire
Source
A related resource from which the described resource is derived
25e année, n°27, p.67-85
Type
The nature or genre of the resource
Portrait
Souvenirs
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
François MAURIAC
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
Pdf
Language
A language of the resource
Français
Subject
The topic of the resource
guerre, mort, océan, France, foi, amitié
Relation
A related resource
<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF</a>
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MEL_0653
Description
An account of the resource
Dans ce texte plein d’émotion, François Mauriac retrouve la figure de son ami le poète et romancier André Lafon, mort trop tôt, qu’il gardera toute sa vie comme vivante en lui et comme un exemple d’une religion naturelle.