1
10
1
-
https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/files/original/ec0f24c91994fdf2071881342e21a22c.pdf
77a5a4ce466eae96cec4543e891b6efc
Texte
Ressource textuelle
Text
Any textual data included in the document
Dans ma ville peuplée d'Américains, les maisons du temps de Louis XVI ne sont pas devenues des « gratte-ciel » et les balcons anciens suspendent toujours sur les rues leurs volutes exquises. Mais une foule d'exposition universelle encombre les trottoirs et Théophile Gautier n'oserait plus, comme en son voyage aux Pyrénées, se moquer de nos trop larges voies dont les habitants n'atteignent pas à peupler le désert. J'aime cette immutabilité du décor où se joua mon adolescence. Ici, les vieux quartiers ne disparaissent pas, éventrés en quelques mois par des boulevards Raspail. Pas une façade qui ne me soit amie. Au bord du fleuve plein de voiles et de mâts, les attiques de la douane se dessinent toujours comme les architectures que peint Claude Gellée dans ses ports fabuleux. Derrière les hautes grilles d'or, sur la terrasse du jardin public, d'autres enfants s'amusent aux mêmes jeux, chantonnent les mêmes rengaines dont nous usions pour savoir qui « clumerait ». Mais plus personne à qui sourire en touchant son chapeau. Nulle jeune femme entrevue ne me rappelle cette petite fille de qui j'écrasais les pieds aux cours de boston de ma dix-septième année. Pas une qui, autrefois, ne portât pour moi, sur une invisible étiquette, le chiffre de sa dot, ses alliances, sa position exacte dans une ville hiérarchisée à l'infini, où la rue que vous habitez, la sorte de vin que vous vendez, d'autres éléments plus subtils vous situent à votre place entre l'armateur et le négociant, entre le marchand de vin et celui de morues. Où est le temps des fonctionnaires humiliés à qui le haut commerce chantait pouille ? Une vague immense d'américains, de réfugiés, recouvre ce petit monde d'autrefois. Endeuillées, souvent apauvries, les vieilles familles louent à prix d'or leur installation de la ville et, tapies dans leur maison des champs, se nourrissent avec des pommes de terre et des lapins de choux, en attendant que la guerre finisse.
Des camps d'Américains qui cernent la cité, les camions amènent chaque soir leur cargaison d'enfantins et joyeux géants, entassés debout au point qu'à aucun virage ils ne vacillent. Sur la place principale devant l'hôtel de l'Y. M. C. A. (Youngmen Christian association), ils débarquent. Les jeunes visages se penchent aux fenêtres illuminées. Un orchestre fait rage ; les Parisiens se peuvent croire dans une villégiature du temps que les mers qui baignent la France étaient, aux jours chauds, jalonnées de tziganes et que le vieil océan venait mourir à des terrasses de casinos. Sur cette ville où tant de jeunes hommes s'accumulent, des femmes venues de partout, s'abattent. Celles de qui l'éducation ne fut pas négligée et qui parlent l'anglais, ont lieu de bénir le don des langues qui leur fut départi. Les marins américains pareils, avec leur serre-tête blanc, leurs pantalons évasés, à des personnages de comédie italienne et d'embarquement pour Cythère, traînent après eux tous ces cœurs faciles et les chassent de la main comme des mouches. Au coin des rues, elles se posent par plaques. Il faut défendre contre eux-mêmes ces grands garçons à visages d'enfants. A l'entrée de certains quartiers, des policemen veillent, armés de courts bâtons moins pacifiques, certes, que ceux de nos sergents de ville : ces matraques, retenues au poignet par un cordon de cuir, sont un argument à quoi l'apache, qui le reçut à la nuque, ne trouvera jamais plus rien à répondre... Seuls, Annamites, Marocains. Chinois, toute la main d'œuvre multicolore des quais, envahissent librement les voies étranges où des créatures vêtues de safran, de rose, d'indigo, montrent, sur leurs drôles de corps de bébés incassables, des figures peintes d'idoles. Mais la douceur dé leur commerce est heureusement interdite à nos beaux allies, lis se consolent en jouant à la balle au milieu du trottoir. Ils se la renvoient de leur main gantée, avec une vigueur telle que le passant qui la recevrait, serait assuré de voir trente-six chandelles. Mais ces soldats qui souvent ont des mouvements de reins, des gestes de pelotari, sont sûrs de leur adresse et nous aussi, qui circulons avec quiétude dans leurs tirs de barrage.
O ma ville, ma ville guindée et un peu morne, à travers ta fièvre d'aujourd'hui, je te revois telle qu'adolescent je t'aimais en croyant te haïr. A la terrasse du café de B... on se montrait le ténor Escalaïs, toulousain, idole du « paradis » et qui, le soir, lancerait sa note fameuse. Le beau inonde, à l'orchestre, se piquait de froideur, applaudissait du bout des doigts, dans cette salle que l'architecte Louis construisit pour un publie restreint : des colonnes admirables séparent les balcons en corbeilles où ne devaient tenir que deux Ou trois robes à paniers. Mme Régina Badet se souvient-t-elle qu'encore inconnue, elle dansait la Zingara sur la scène de ma ville natale ? Que ne demanda-t-elle à l'écolier que j'étais son horoscope ? Je lui eusse prédit sa gloire. En ce temps-là, un certain Sem s'amusait à croquer des silhouettes sur le cours de . Il a fait, depuis, quelque chemin. Pour se reposer du Trouvère et du Pré aux clers, les dilettantes cherchaient aux concerts du cercle philharmonique, de la musique sérieuse : Mme Georgette Le Blanc y parût un soir, lés pieds nus. Une ceinture d'écaillés d'argent retenait sous les bras sa tunique grecque : en vain chanta-t-elle, avec peu de voix, mais bien de l'habileté, la jeune religieuse de Schubert, mes concitoyens furent choqués et jurèrent inacceptables ces pieds nus.
J'ai voulu reconnaître les lieux où nous menaient autrefois les mornes promenades dominicales, au long du fleuve boueux, vers les coteaux de L... Il ne reste rien de cette triste campagne. Des quais indéfiniment la recouvrent, sillonnés de locomotives américaines.
A perte de vue les grues géantes tendent leurs bras sur les eaux lourdes. Des camions entretiennent un nuage épais à travers quoi apparaissent sur des montagnes d'anthracite des démons noirs, mais beaux, qui mordent, en riant dans des fruits verts.
Ma ville, tu demeurais immobile naguère, dans la boucle du fleuve. Nonchalante, tu attendais que les vaisseaux vinssent jusqu'à toi par un chenal difficile. Tu ne daignais leur offrir que tes merveilleux vins, tes « Graves » qui laissent dans la bouche un goût de fleur, tes « Sauternes », liqueur de soleil où le feu couve des étés torrides. Tu ne devenais qu'à contre coeur une cité industrielle. Mais des jeunes hommes sont arrivés de l'Ouest. Ils t'ont réveillée, princesse endormie. Tu ne laisses plus les vaisseaux venir à toi ; tu vas au-devant des vaisseaux ; tu allonges passionnément tes quais vers l'estuaire ; tu tends- les bras à l'Océan. Je suis revenu en « gondole ». J'ai vu la ville se rapprocher de moi qui me souvenais d'anciens retours, lorsqu'au delà de la soirée dominicale et du repos nocturne, la journée du lendemain m'apparaissait claire, sèche, pleine d'embûches, d'épreuves : récitations, lectures des notes... Autour de ces infimes tourments, une mélancolie sans nom en moi se cristallisait. Voici le débarcadère au coeur même de la ville : de délicats balustres limitent une place immense et deux colonnes rostrales sont les deux montants d'une arche invisible. L'Océan fumeux des toits porte les vaisseaux des églises. Le port est voilé des vapeurs roses dont Baudelaire a parlé dans le Balcon, ce poème qui, selon Claudel, fut composé ici.
Je débarque. Je reconnais chaque pierre et ne reconnais aucun visage. Un américain s'efface pour laisser passer une jeune femme. Un autre ramasse la balle d'un petit garçon. Ils ont le désir de plaire. Ils plaisent en effet, ces beaux étrangers à qui tout est simple, même de se marier. L'un d'eux voit au skating une jeune fille, décide qu'il l'épousera et l'épouse dans les quinze jours. Elle ignore l'anglais, il ne sait pas un mot de français. Inquiète à vingt-cinq ans de ne plus trouver de mari, elle accepte cette destinée mystérieuse. Le tendre regard de ce jeune géant inconnu la rassure. Où va-t-il emporter la petite Française ? Il est venu dîner avec des camarades chez sa fiancée. Avant le repas, les convives se sont en¬ fermés dans le cabinet de toilette pour d'interminables ablutions. A trois heures du matin ils-dansaient et chantaient encore...
Le dimanche soir, les camions ramènent dans les camps des milliers de soldats en kaki. Une foule immense, une foule amoureuse bat comme un flot la file des voitures chargées d'hommes. Une à une, elles démarrent au milieu des rires, des cris, des adieux. Des mains se désunissent. C'est un arrachement. La cargaison chantante s'éloigne vers les landes tristes, où sous la tente, plus d'un mesurera l'effroyable distance qui le sépare des coeurs bien-aimés. Nous disons : « les Américains », sans songer que chacun d'eux à une mère, des amis, une fiancée... L'individu n'existe plus. Il ne reste que les grains de blé d'une moisson immense, les grains.de raisin d'une vendange unique. Aux Dardanelles, à Salonique, à Vladivostock, en France, au Maroc, on transporte des chargements humains où toutes les races sont confondues. Culture du moi, Autonomie de la personne humaine, beaux mots dont je me souviens, en regardant le défilé interminable de ces camions ; les jeunes hommes entassés n'y ont plus qu'une existence collective, emportés à des milliers de lieux de leur demeure, comme de la poussière dans la nuit. Et certes, nous savons que toutes ces destinées sont sacrifiées à une oeuvre qui vaut bien ce prix infini. Tout de même, ces visages pressés, ces yeux que je ne distingue pas les uns des autres, ils ont reflété les plus divers paysages, les savanes des Florides dont le nom signifie Pâques fleuries, la Louisiane, filleule des rois de France, l'Indiana... Une âme aimée les attend dans une chambre, au fond de cette rue d'Astoria, de Richmond, de Releigh, d'Harrisburg, qui leur est familière comme à moi la rue et la maison, où j'écris paisiblement ces lignes. Ils passent ; et comment ne pas soupirer après
Pascal : « Que de royaumes nous ignorent »? Le silence éternel des espaces qui effrayait l'auteur des Pensées, me paraît, ce soif, moins redoutable que celui de ces milliers de. coeurs inaccessibles.
Pourquoi chercher si loin ? Acclame avec la foule ceux qui viennent soutenir les vivants, remplacer les morts et qui auront, avec eux, au moins la communauté de la tombe. Ecoute : pour la première fois depuis quatre ans, une rumeur de fête emplit la ville. Un camion est là encore plein de rires, de chants. L'orchestre joue la Marseillaise et tous ces hommes soudain s'immobilisent, se recueillent. Leur bras levé, pour le salut militaire accomplit un geste de religion. Ceux même qui ne partent pas et causent par groupes sur la place, jettent leur cigarette, demeurent debout jusqu'à la fin de l'hymne. Ces étrangers, qu'ils sont près de ton coeur à cette minute ! Même espoir, même volonté, même foi : il n'y a plus qu'une âme là où, tout à l'heure, tu t'effrayais de tant de races différentes.
La foule se sépare et j'entends des réflexions : « Figure toi, ma chère, il était en face de moi dans le wagon. J'avais fini de lire mon journal ; il l'a pris, sans rien me dire, et m'a offert deux sous... » Quelqu'un dit : « Ces Américains, au moment de l'assaut, il paraît que pour y aller plus à, l'aise, ils tombent le paletot... »
Il reste encore un peu de jour. Il faut l'aller voir mourir sur le fleuve. Devant les , un bateau de 1’Union est amarré. Au son du banjo, les minces marins vêtus de blancs dansent en se tenant la taille, puérils et graves comme des pierrots de fêtes galantes. Plusieurs sont étendus à l'arrière et regardent, sans rien dire, le bas du ciel où le soleil s'est enfoncé vers le nouveau monde.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1918-09-28
Title
A name given to the resource
Les Américains dans ma ville
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Revue hebdomadaire
Source
A related resource from which the described resource is derived
27e année, n°39, p.517-523
Description
An account of the resource
François Mauriac retrouve la ville de son enfance, Bordeaux, sous les transformations apportées par les Américains débarqués pour aider la France à finir la guerre.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
François MAURIAC
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
Pdf
Language
A language of the resource
Français
Subject
The topic of the resource
adolescence, bourgeoisie bordelaise, Américains, port, guerre
Relation
A related resource
<a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/PUBLIC" target="_blank">Notice bibliographique BnF<br /></a>Repris p.87-92, <span>in<span class="apple-converted-space"> </span></span><em><span>Mauriac avant Mauriac</span></em><span>, Jean Touzot éd., Paris : Flammarion, 1977.</span>
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MEL_0655
Américains
bourgeoisie bordelaise
enfance et adolescence
guerre
port