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La Foi en l’homme

Référence : MEL_0101
Date : 25/05/1943

Éditeur : La Gazette de Lausanne
Source : 146e année, n°143, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Foi en l’homme

Les événements démasquent les hommes: plus grande est la catastrophe et mieux elle nous dénude. C’est dans les révolutions que la lâcheté et que l’héroïsme humains atteignent leurs limites. Je me plais à rêver parfois que si tant de statues à Paris ont disparu des carrefours, ce n’est pas parce que le gouvernement avait besoin de bronze… non, j’imagine que les Lavoisier, les Voltaire, les Hugo ont fui la ville pour ne plus voir quelques-uns d’entre nous.
Et pourtant, il ne faut pas perdre notre foi en l’homme. Ce ne serait pas la moindre de nos banqueroutes que celle qui détruirait en nous cette espérance que la créature humaine est capable d’être éclairée, entrainée à se dépasser dans le bien. Et même si La Rochefoucauld a vu juste, même si l’orgueil, si l’intérêt se retrouvent toujours à la racine de tout héroïsme et de toute sainteté, il reste que le pire de nous-même peut-être utilisé pour notre perfectionnement.
Le mépris de l’homme sert de fondement à toutes les doctrines de mort. Elles ont besoin de ce mépris pour se sentir inattaquables. Le train dont va le monde ne leur fournit que trop d’arguments dont elles se fortifient. Mais nous, sous les décombres de l’Europe, et tant qu’il nous restera un souffle de vie, ce sera pour nous efforcer d’agir sur l’homme. Contre toute espérance, nous continuerons de travailler dans le sens de son perfectionnement. Nier que les êtres puissent devenir meilleur, c’est nier la Rédemption.

*

Les hommes ne sont pas le produit de fatalités économiques et historiques. Nous croyons au contraire que ce sont les passions humaines qui créent l’Histoire. Dans ce sens, la guerre n’apparaît pas divine, mais humaine au contraire; elle constitue le fruit monstrueux de la convoitise et de l’orgueil individuels démesurément grossis à l’échelle des nations et des continents.

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Il n’y a pas de raison de croire que Dieu intervienne par des volontés particulières en ce qui concerne les conflits politiques et les guerres entre les peuples, plus qu’il ne le fait dans les lois qui régissent le monde matériel. Les guerres de 1914 et de 1939 furent aussi rigoureusement déterminées que l’apparition d’une comète, sauf en un point, mais qui est essentiel: si les passions de l’homme créent l’histoire, Dieu intervient indirectement sur l’histoire puisqu’Il ne s’interrompt jamais d’agir par Sa grâce sur chacun de nous. En dépit d’autres éléments moins purs, il reste que c’est la conscience religieuse de l’humanité et ses réactions à certaines doctrines qui auront été la cause déterminante du conflit, et qui finalement décideront de l’issue.
Tout le sang innocent répandu, toutes les trahisons du frère par le frère, toutes les bêtes du lucre déchaînées dans des millions de boutiquiers, rien de tout cela ne nous rendra hésitant un seul jour sur ce qui nous restera à faire dans ce vieux pays: réapprendre à l’homme à avoir foi en l’homme.

*

Cette humanité qui, déjà, est capable de préférer toutes les destructions à une certaine domination, qui joue son destin dans des guerres atroces plutôt que de donner son consentement à certaines doctrines, ne découvrira-t-elle pas un jour en elle-même des ressources encore inconnues pour juguler la force, mais non plus cette fois par une force identique? Ne saura-t-elle pas vaincre cette loi jusqu’ici toute-puissante, qui oblige la justice à répondre par le meurtre aux meurtres de la force?
Même si nous étions assurés qu’il ne subsiste aucune chance et que la guerre ne finira jamais, il n’y aurait rien d’autre à faire que de travailler dans cette direction: cette recherche constitue par elle-même un progrès, une assurance que la cause du genre humain n’est pas désespérée.
Nous savons aujourd’hui, non plus par le raisonnement, mais par l’expérience vécue à Genève, que la justice sans la force n’est qu’un simulacre de justice. Tout l’effort des survivants devra donc être de fortifier la justice, de rendre la force sainte en la mettant au service de ce qui est juste.
Mais depuis qu’il y a des hommes et qui s’entre-tuent, le juste ne ‘est fait connaître à nous que désarmé. Le seul juste devant lequel les hommes aient consenti à ployer le genou est immobilisé par les trois clous qui le fixent à un gibet. Ou bien il est ce sage prisonnier qui attend l’heure de boire la ciguë. Quand le juste a-t-il été fort? Et si jamais il le fut, quand donc n’a-t-il pas à son tour abusé de la force?

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Le progrès consiste pour l’humanité, après chaque coup du destin, à repartir dans la direction de la justice, en tenant compte des leçons de l’Histoire. Les coups de talon du destin dans la fourmilière humaine ne détournent jamais les fourmis de reconstruire indéfiniment les villes démolies. Mais ce ne sont pas seulement les demeures de pierres qu’elles relèvent. Il existe une cité invisible, une cité spirituelle sans cesse ruinée par une férocité de siècle en siècle plus ingénieuse et mieux armée, grâce à l’emprise grandissante de l’esprit humain sur la matière. Et c’est cette cité qui surgit de nouveau après chaque désastre. Sa loi fondamentale tient dans ce principe que l’homme est capable de perfectionnement non seulement comme individu, mais dans sa vie collective, que l’œuvre de la justice et de la charité déborde les destinées particulières, et que c’est la vocation des peuples comme celle des individus d’échapper un jour au règne de Caïn.

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François MAURIAC, “La Foi en l’homme,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/101.

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  1. BnF_Gazette de Lausanne_1943_05_25.pdf