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Le Nouveau Testament

Référence : MEL_0987
Date : 01/01/1943

Éditeur : Formes et couleurs
Source : 5e année, n°4, p.3-6
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Nouveau Testament

Un très petit livre a renouvelé la face de la terre. Le Nouveau Testament: Evangiles, Apocalypse, Actes des Apôtres, Epîtres, occupe à peine la moitié de ce Manuel du Chrétien que j'achetai en 1917 à Marseille, la veille de mon embarquement pour Salonique. On y trouve encore les prières du matin et du soir, l'Ordinaire de la Messe, les Vêpres du dimanche, les Complies, prières, hymnes et oraisons diverses, les Psaumes et enfin l’Imitation de Jésus-Christ. Tout cela tient dans le format d'un simple paroissien à couverture de basane noire, fatiguée mais inusable, où ma pensée retrouve les traces de ses anciens cheminements.
Des trois Synoptiques, il apparaît au premier regard et au seul aspect du papier, que l'Evangile de Marc fut lu plus souvent que les autres: c'est que je subissais encore, en 1917, l'influence de la critique historique. Le texte de Marc est le plus ancien; je me sentais là plus près de la source, j'y captais la parole du Seigneur dans sa pureté originelle.
En revanche, le Quatrième Evangile, aujourd'hui si près de mon cœur, ne me retenait guère alors. Je n'y voyais qu'un travail tardif, la médidation brûlante d'un platonicien d'Ephèse au commencement du second siècle, dénuée de toute valeur historique. Aujourd'hui les spécialistes s'accordent au contraire à penser que seul un Juif de Palestine a pu écrire ces pages pleines d'allusions et de détails topographiques précis.
Le livre s'ouvre seul aux Epîtres de Saint Paul que j'ai beaucoup méditées. Les feuillets de la Première Epître aux Corinthiens sont singulièrement jaunis; je revenais sans cesse au chapitre onzième: le plus ancien texte que nous ayons touchant l'institution de l'Eucharistie et la croyance de Paul à la présence réelle. J'y attachais une extrême importance, car son témoignage est antérieur à celui des Synoptiques qui, sans doute dans leur récit de la Cène, n'ont fait que reproduire ce que Paul écrit aux fidèles de Corinthe: “J'ai reçu du Seigneur, ce que je vous ai aussi transmis, que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain ...” et la suite.
Que de fois ai-je médité, avant la Communion, pour fortifier ma foi en ce mystère des mystères, les affirmations de Paul qui ne laissent aucune place à l'équivoque: “…Celui qui mangera le pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur... Car celui qui mange et boit indignement, sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit sa propre condamnation.”
Ainsi ce Manuel, recouvert de basane noire, demeure-t-il usé et comme rongé par ces vagues d'angoisse qui déferlaient dans un jeune catholique trop sensible à l'atmosphère moderniste des premières années du siècle. Ces soucis d'ordre historique aujourd'hui ne m'occupent plus guère. Rien n'en est resté que le désir de capter à sa source la parole du Seigneur; mais pour cela je me fie moins désormais aux exégètes professionnels qu'à mon oreille intérieure. Il y a un son que je reconnais, un accent dont je suis assuré qu'il ne me trompe pas. Quel homme a jamais parlé comme cet homme?
Ce Nouveau Testament qui est là sur ma table, “ce document qui respire”, comme a écrit Claudel, depuis tant de siècles qu'il court le monde, nous en avons oublié la puissance explosive. Cette bombe, déposée ici-bas par quelques Juifs obscurs, les hommes sages, moralistes, philosophes politiques, l'ont transportée avec précaution dans leur laboratoire pour la désarmer et l'ont en apparence rendue inoffensive. Mais elle éclate dans les êtres, elle y cause des ravages qui échappent au contrôle des âmes pondérées; et c'est pourquoi l'Eglise des théologiens est aussi grâce à Dieu l'Eglise des Saints.

* * *

Pourquoi la faute du premier couple pèse-t-elle sur toute la race humaine? Pour quoi l'Incarnation du Fils de Dieu n'a-t-elle pu assurer le salut de tous les hommes? Comment le Christ donne-t-il son corps à manger et son sang à boire? Pourquoi ces inégalités dans la Grâce? Pourquoi les uns sont-ils perdus et les autres sauvés? Le petit livre soulève bien d'autres difficultés. Ce n'est pas qu'il soit impossible à des théologiens de rendre toutes ces choses acceptables pour un esprit éclairé. Les chrétiens ne manquent pas parmi les meilleurs qui, avec le secours de la Grâce, ont trouvé la foi au bout d'un syllogisme. Mais en fin de compte il faut toujours en revenir au petit livre plein de paroles absurdes selon la raison et d'histoires adorables mais révoltantes: est-il sage de ne s'occuper ni de la nourriture ni du vêtement? L'imprévoyance est-elle une vertu? Pourquoi le prodigue est-il mieux traité que le frère aîné qui fut toujours fidèle? Pourquoi les ouvriers qui ont supporté tout le poids et toute la chaleur du jour ne sont-ils pas plus payés que les paresseux et que les habiles venus au chantier à la dernière heure, une fois la chaleur tombée? Pourquoi l'oisive Marie est-elle préférée à Marthe? Est-ce bien d'apporter la guerre et non la paix? de venir séparer les époux et les frères? Tous les commentaires s'efforcent en vain d'adoucir le sens d'une leçon aussi scandaleusement limpide. Il est clair que la justice de Dieu se moque de notre justice, que les lois du royaume de Dieu se moquent de celles des fils d'Adam.
Mais nous sentons bien, croyants ou incroyants, que le charme de l'Evangile, que sa puissance d'enchantement réside dans ce scandale qu'il suscite; nous sommes enchantés d'autant plus que notre raison proteste. Si la vérité pourtant n'était pas conforme à la raison ni à la logique humaine? Si elle était vraiment cette folie qu'a dénoncé saint Paul et après lui Tertullien, cette absurdité? Si la vérité errait voilée parmi les hommes, selon le mot de Pascal, et s'il la fallait ravir par une méthode ignorée de Descartes? Si dans cet univers régi par les lois de la raison et soumis encore à la vérité d'Aristote, les saints qui passent pour fous se trouvaient être justement les sages?
Cela seul est réel pour les philosophes: les vérités logiques et immatérielles. Mais pour chacun de nous, le réel c'est son moi, c'est sa dure condition humaine –ce qui justement, pour les sages stoïciens nos maîtres, est sans importance et ne compte pas. Notre vie individuelle, ils s'en moquent bien pourvu que nous sachions demeurer fidèles aux lois de la raison, aux principes de la morale raisonnable. Seulement ils n'ont pu faire qu'il n'y ait moins de docilité en nous depuis que ce petit livre a été mis entre nos mains et qu'il nous a appris que Quelqu'un est venu dans le monde qui a prononcé certaines paroles illogiques et rigoureusement absurdes. Une inquiétude est née, un désir de chercher par d'autres méthodes que celles des philosophes, une vérité différente de la leur, une vérité qui concerne notre vie personnelle, notre conscience, notre drame le plus caché.
Ce Manuel du Chrétien à couverture noire, m'oblige de poursuivre une vérité non plus abstraite, mais incarnée pour moi, pour l'amour de moi. En réponse à l'appel du Dieu intérieur et que je suis seul à percevoir, le petit livre me transmet une parole extérieure prononcée en un certain lieu du monde, à un moment précis de l'histoire et les deux appels coïncident. Etre chrétien, c'est reconnaître cette coïncidence, c'est identifier la voix au dedans de nous avec celle que le témoin évangélique a entendue, il y a un peu moins de deux mille ans, comme il nous l'affirme: “Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, et ce que nos mains ont touché, concernant le Verbe de la Vie...” (Saint Jean, Epître I).

* * *

Nous prenons au mot l'apôtre bien-aimé, nous le croyons sur parole. Je ne me pencherai plus désormais sur ce texte comme aux jours de ma jeunesse, pour y cocher les interpolations dénoncées par Loisy. Il me suffit aujourd'hui de l'écouter respirer. Mais peut-être le lecteur qui n'a pas la foi a-t-il plus de raisons encore de s'émerveiller. Que l'être humain, entre le rien d'où il sort et le rien où il va, ait été capable d'inventer Dieu, que Dieu soit l'œuvre de l'homme –et non pas seulement les idoles de bois ou de métal– mais ce Père qui est au ciel, Celui qui parlait à Abraham dans le buisson enflammé, le Dieu d'Isaac et de Jacob, le Dieu d'amour et de consolation, voilà de quoi confondre l'esprit. Une infime peuplade, prise dans le tourbillon des grands empires, exilée en Egypte, déportée à Babylone, en dépit de tous les Baals et de toutes les Astartés, garde intacte, au plus épais du monde païen, cette foi dans le Dieu unique, et des siècles de croyance têtue ont abouti aux quelques pages de ce Manuel, à cette parole adorable, au miraculeux renversement des valeurs du Sermon sur la Montagne. Si tout cela n'est que mensonge, il reste que l'humanité a été capable d'inventer son Sauveur, et que la matière d'où elle est sortie portait le germe de ce mensonge ineffable... Mystère plus déroutant qu'aucun des mystères de la Foi.
Croyants ou incroyants, aucun livre ne nous provoque autant à la méditation que ce livre noir, timbré du monogramme de Jésus-Christ. S'il fallait n'emporter en prison qu'un seul volume (cette question que nous posaient autrefois les enquêteurs des grands journaux aux époques creuses, pour remplir leurs colonnes, est de celles qui s'imposent aujourd'hui à tous les Européens...) s'il fallait n'emporter qu'un livre, ce ne saurait être que celui-là qui rend tous les autres inutiles: “A qui irions-nous, Seigneur? Vous avez les paroles de la vie éternelle.”

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“Le Nouveau Testament,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1015.

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