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La Leçon du dieu enfant

Référence : MEL_0104
Date : 25/12/1940

Éditeur : La Petite Gironde
Source : 70e année, n°24939, p.2
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Leçon du dieu enfant

Cette année, nous ne songeons guère à enguirlander de phrases la crèche du Dieu enfant. Mais le fracas des bombes ne couvre pas pour nous le chant des anges; nous continuons de croire à cette paix promise aux hommes de bonne volonté. Oui, même aujourd’hui et le monde étant ce qu’il est, nous y croyons d’une foi obstinée.
Dans la “Nouvelle Revue française”, qui reparaît enfin, André Gide nous confie que ces temps-ci, il lui arrive de se dire: “Heureusement que je ne crois pas…” Il se réjouit de n’être pas exposé, comme les croyants, à souffrir de l'injustice ou de l'impuissance divine. Pourtant, la justice de Dieu, si elle existe, ne saurait s'appliquer qu'à une humanité libre de choisir entre le mal et le bien. Si Dieu faisait régner le bien par la force, s'il l'imposait au monde, ce ne serait plus le bien, et les hommes ne se distingueraient pas des fourmis ou des abeilles. Soumis à des lois qu'ils seraient incapables d'enfreindre, ils habiteraient un monde sans amour. Parce que cette terre est pleine de crimes, elle l'est aussi de tendresse, d'héroïsme e t de sainteté.
Car l'amour ne va pas sans le choix: le propre de l'amour, c'est de pouvoir être repoussé. Dans la crèche, comme sur la croix, souffre un Dieu qui ne s'impose à personne. Il ne descend pas de son gibet, ainsi que l’y invitaient ses bourreaux, parce que c'eût été nous obliger de croire. Cet enfant, déjà crucifié à la crèche, ce Dieu immobile est le gérant de la liberté humaine. Etant libre de lui dire non, il faut bien que le monde mange les fruits amers de sa négation et de son refus.
Liberté tout illusoire, dira-t-on, puisqu’en fait le cœur de l’homme incline au mal dès l’enfance, que c’est toujours le meurtre qui finit par imposer sa loi, que depuis la première nuit où les anges ont chanté au-dessus d’une étable, les nations n’ont jamais cessé de sa haïr et de s’entredéchirer, et puisque enfin la trame même de l’historie universelle est tissée de cette haine et de cette destruction.
Il est vrai, mais au sein d’une humanité condamnée à la guerre pour la liberté même du choix qui lui est accordé, chacun garde le pouvoir de retrouver pour son propre compte, la route de la paix et de la joie. Au plus épais de ces ténèbres où nous nous débattons, coule une voie lactée: incalculables flammes allumées dans les cœurs qui n’ont pas perdu espoir.
Plus que jamais, ils espèrent… Malgré la souffrance de ces sombres jours? Mais non: à cause de cette souffrance. C'est sur ce point que porte la leçon essentielle de la sainte nuit où un enfant souffre pour nos crimes: leçon difficile à entendre aux heures de prospérité; mais, aujourd'hui, il est donné à beaucoup de faire une expérience à laquelle ils n'eussent jamais cru qu'ils pourraient un jour être soumis: la pauvreté, la faim, le froid, l'exil; et, pour quelques-uns, le dépouillement, l'abjection, le mépris... Les voici engagés par des circonstances inimaginables, eux qui étaient comblés de tous les biens du monde, sur la route qui part de cette étable pour aboutir à un gibet.
Scandale pour l'esprit, dans les temps prospères, que cette montée d'un Dieu pauvre vers une mort d'esclave... mais des millions d'hommes, dans l'Europe de 1940, sont obligés de le suivre. “De se réveiller d’un mensonge, écrit André Gide, de se croire abandonné par Dieu pour avoir cru d’abord à la Providence, oui cela peut bien désoler…” Etranges chrétiens, mon cher Gide, que ceux qui se croiraient abandonnés parce qu’ils sont éprouvés! Il suffit d’un regard sur l’enfant pauvre et nu de cette nuit sacrée, pour que tout homme comprenne et adore la conformité de sa souffrance particulière avec celle de son Dieu enfant, pour qu’en même temps, il redécouvre sa propre valeur, dans un monde où presque tous les peuples font si bon marché de la vie humaine. Aussi étouffé que soit l’individu, et ne serait-il plus désigné que par un numéro de matricule, fût-il enfin le dernier des hommes, il reprend, cette nuit, conscience de ce que vaut une seule âme humaine, la sienne, et non seulement son âme, mais son corps de chair, cette argile vivante frappée à la ressemblance de Dieu.

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François MAURIAC, “La Leçon du dieu enfant,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/104.

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  1. BnF_La Petite Gironde_1940_12_25.pdf