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Pour le bien commun

Référence : MEL_0105
Date : 15/06/1934

Éditeur : La Revue de France
Source : 14e année, n°12, p.746-751
Relation : Notice bibliographique BnF

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Pour le bien commun

La Revue de France se félicite d’ajouter aux noms des collaborateurs habituels de la “Vie courante” celui de M. François Mauriac. Sur la question qu’il traite aujourd’hui, il use, suivant le règle de la Revue, d’une complète indépendance d’opinion et d’expression. –R. de F.

Pour le bien commun, c'est le titre d'un manifeste signé par plusieurs catholiques éminents, et qui porte comme sous-titre: Les Responsabilités du chrétien et le moment présent. Si nous hésitâmes, quant à nous, à y adhérer, cette hésitation n'exprimait aucune hostilité de principe. Bien loin d'en être offusqué, nous le jugions au contraire trop sublime. Ce n'était point les idées exprimées dans ces pages qui nous semblaient indignes de notre approbation, mais nous-même qui, nous mesurant d'un humble regard, pensions être indigne de nous en réclamer.
Car un des premiers paragraphes s'intitule: Un double non. Ce qui signifie que les catholiques sont invités à opposer le même refus au communisme et au nationalisme et à les renvoyer dos à dos. Si notre pureté chrétienne nous condamne à mettre les adversaires dans le même sac, nous ne nous sentons pas à la hauteur d'une telle justice. Sans doute, ce n'est point que dans l'esprit des signataires du document précité, il n'existe des vertus d'ordre, d'autorité, de discipline, et qu'il ne leur paraisse excusable ou même louable de préférer aux autres son propre pays. Mais, persuadés que ces vertus n'existent pas à l'état pur et qu'il ne dépend pas de nous qu'elles ne soient mêlées à des préjugés et à des intérêts de classe, entre les révolutionnaires et les nationaux, ces messieurs nous invitent à choisir de ne pas choisir.
Nous le voulons bien... Pourtant les catholiques sont comme les autres hommes: pleins de passions politiques héritées ou acquises, de préférences qu'ils ont dans le sang. Leur foi les condamne-t-elle à devenir des êtres de raison, à tuer en eux toute spontanéité, à retenir au bord de leurs lèvres tous les cris d'indignation ou de dégoût? A peser leurs moindres mots dans des balances contrôlées? Nous ne défendons pas plus ici les catholiques de droite que ceux de gauche. Sans doute vaudrait-il mieux que les uns et les autres, de même qu'ils détiennent la vérité métaphysique, puissent s'établir aussi sur le plan temporel à égale distance de toutes les erreurs, à ce point géométrique où se dresse, au-dessus des factions, notre cher Jacques Maritain.
Mais quoi! Même en état de grâce, ce sont de pauvres êtres de chair et de sang, engagés dans la lutte, de gré ou de force. Décider, en politique, qu'avant toute action on séparera l'ivraie du bon grain, c'est se résoudre à ne plus se mêler de politique. Un poète latin assure que la cigale est divine parce qu'elle n'est faite ni de chair ni d'os. Tout préoccupé qu'il soit du divin, un chrétien est fait de chair, d'os et de nerfs. Aucun courant ne traverse le pays, qu'il n'en subisse lui-même l'ébranlement. Vous crierez en vain aux catholiques de gauche qu'ils font le jeu de la maçonnerie et du communisme, et à ceux de droite qu'ils fraient la route aux oligarchies financières et aux marchands de canons, ils se boucheront les oreilles et vous laisseront crier; ils courront dans le sens de leur passion profonde, de leur passion le plus souvent héritée. Car presque jamais nous n'avons choisi: toute notre race a, d'avance, choisi pour nous.
Et sans doute, ni les uns ni les autres ne se comporteront dans la lutte comme s'ils n'étaient pas chrétiens. Et par exemple, un catholique de droite ne fera nulle difficulté à penser aux communistes, non comme à des ennemis, mais comme à des frères; non comme à des monstres et à des assassins, mais comme à des créatures de Dieu, dignes de respect et d'amour et que c'est notre vocation de gagner au Christ... (et de ce point de vue, nous avouons n'avoir été nullement scandalisé par certain article de la Croix.)
Il n'empêche que, de toutes ses forces, il haïra la société que le communisme nous prépare... Mais comment s'y opposer sans défendre, par cette opposition même, la société actuelle? Nous convenons qu'elle est, dans une large mesure antichrétienne et corrompue. Est-ce une raison pour mettre l'arme au pied, et pour collaborer ainsi à l'avènement de l'antéchrist et d'une corruption plus grande encore? Un pessimiste intégral dirait: “Nous avons le choix entre deux corruptions...”
Au fond d'eux-mêmes, et peut-être à leur insu, nous sommes persuadé que les auteurs et les signataires du manifeste ont, pour la plupart, une préférence et que leur double “non” n'est pas tout à fait proféré de la même voix. Entre un communisme qui persécute le Christ et une société bourgeoise qui le compromet, ils inclineraient plutôt vers le premier de ces maux. Cela n'est écrit nulle part sans doute, et même ils affirment tout le contraire, mais l'état d'indifférence absolue n'existe dans aucun homme. Même chez les esprits les mieux dressés à la surveillance de soi, et à la bénignité, nous voyons clairement de quel côté va leur haine.
Gardons-nous pourtant des procès de tendance. Une fois leur double “non” prononcé, que nous proposent-ils de positif? Ils préconisent la formation d'un tiers parti: “Qu'un nombre assez grand de Français entende les appels de la raison –écrivent-ils– et opposent aux deux violences adverses le double non dont nous venons de parler: et du même coup cette autre voie sera ouverte.” Quelle autre voie? Dès qu'il s'agit de nous renseigner à ce propos, quelle imprécision! Quel vague! Nous voyons bien ce qu'elle n'est pas, et ce qu'il faut rejeter, mais très mal ce qu'il faudrait construire. En réalité, quel programme précis pourrait-on proposer à des hommes qui, pour être unis dans une même croyance, n'en sont pas moins séparés par leur tempérament, par leurs origines, qui n'ont ni les mêmes goûts, ni les mêmes intérêts temporels? Si la foi au Christ et à son Eglise crée une fraternité spirituelle, consomme une unité mystique, celle-ci n'apparaîtra dans sa perfection qu'au sein de l'éternelle lumière. Les familles politiques, les clans, suscités par mille contingences, existent, que nous le voulions ou non, à l'intérieur de l'Eglise militante.
Il me souvient d'avoir traversé, par un beau soir d'été, la place Vendôme, avec un jeune catholique fervent. Comme je lui faisais admirer cette architecture incomparable, il s'indigna de ce que je pouvais aimer “les restes d'une affreuse époque de despotisme”. Du coup, et en dépit de moi-même, ce frère me devint, pour quelques instants, aussi étranger qu'un Iroquois. Même si, en théorie, lui et moi, nous adoptions les réformes que les signataires précités nous proposent pour l'édification du monde nouveau: association, copropriété, etc... l'essentiel de ce qui nous divise ne serait pas atteint; nous continuerions d'appartenir à deux univers différents.
Pour que des catholiques n'aient pas à s'affronter dans les luttes actuelles, faut-il les inviter à se retirer du combat, ou à mettre tant de soin à s'interroger et à peser le pour et le contre, qu'ils demeurent pratiquement hors du jeu? Il nous semble, quant à nous, que l'humble vérité consiste à les laisser tous libres; c'est de les inciter à ne pas bouder contre leur cœur, en définissant ainsi leur vocation: “Où que vous soyez, à droite ou à gauche, et par le seul fait de votre présence, qu'il y ait accroissement de charité, diminution d'injustice.” C'est grâce à cette liberté des enfants de Dieu que les catholiques échapperont au reproche de compromission qu'ils s'adressent d'un camp à l'autre.
Le pire, selon nous, serait de les pousser, davantage encore, dans le sens de leur timidité, de leur atonie. Si les chrétiens du XIe siècle, que Pierre l'Ermite adjurait de délivrer le saint tombeau, avaient possédé la vertu de prudence au degré éminent où nous l'admirons chez les auteurs et chez les signataires de Pour le bien commun, ils se fussent croisés en très petit nombre; ils ne se fussent croisés que les bras. Et il est certain que tout n'est pas édifiant dans l'histoire des croisades, que beaucoup obéirent à leur intérêt particulier, que les politiques s'en mêlèrent activement, et qu'il y eut peut-être même quelques massacres sur lesquels il convient de ne pas insister. Auriez-vous préféré, pour autant, que l'histoire des croisades n'ait pas été vécue? Nous posons la question, sans prétendre y donner une réponse. Mais nous n'avons pu nous résoudre non plus à signer un manifeste inspiré, pourtant, et approuvé par des catholiques qui nous sont très chers.

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François MAURIAC, “Pour le bien commun,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/105.

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