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Retour au pays

Date : 25/09/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°346, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Retour au pays

APRES deux ans, jour pour jour, je rentre dans ma vieille maison qu'un avis de la Résistance m'avait obligé de quitter en hâte. Sous un ciel sombre où l'orage rôde, se dresse, inchangé, le décor de mon angoisse. L'immense horizon s'étend, qui m'est apparu deux fois comme contracté dans l'attente de la guerre, à l'écoute des tocsins sinistres de 14. Plus tard, ces longs pays muets devinrent une tapisserie merveilleuse, rongée par des milliers de vers. La vermine a été détruite et tu es là encore, terre bien-aimée! Pour mon retour, les cepts me tendent la vendange la plus dorée que j'aie vue depuis mon enfance. L'orage à la fois redouté et désiré n'apporte que la pluie dont le raisin avait besoin pour ne pas se flétrir.
Je retrouve sur ma table le livre ouvert, la lettre interrompue, des numéros de la N.R.F. du malheureux Drieu. Qu'il y aurait à dire sur ce que je relis, à la lumière du jugement de Dieu qui nous a départagés. Ce qui frappe, c'est que quelques-uns de ces camarades égarés, et Drieu en particulier, partaient d'une idée à la fois juste et corrompue. Ils sentaient vivement que le concept de nation, au sens étroit que les Jacobins français lui donnaient, était atteint et qu'il serait maudit par les événements. Leur irréparable erreur, à la fois morale et politique, fut de donner leur cœur et leur consentement à l'Europe hitlérienne, à l'ordre assuré par le crime, à l'asservissement à ce crime incarné dans un homme. Erreur morale: ils ont dit oui aux théoriciens de l'attaque brusqués; aux racistes qui n'ont pas reculé devant la destruction d'une race entière, aux inventeurs d'un système de répression qui, monté comme une horloge, sévissait déjà partout en Allemagne. (Je retrouve ici un numéro de “Match”, du 7 septembre 39, qui reproduit des vues de Buchenwald et de Dachau, avec des commentaires que nous prenions peut-être pour des excès de propagande. C'est bien la même humanité de bagnards innocents, vêtus de ces pyjamas sinistres qui nous sont devenus familiers, et mourant déjà par centaines, chaque jour.)
Erreur politique aussi: ils ont cru, ces camarades égarés, que l'Allemagne asservie à une bande imposerait sa volonté au monde anglo-saxon. Ils n'ont pas compris combien sa puissance était relative et limitée. Ils n'ont pas compris non plus que le pacte entre les Germains et les Slaves ne pouvait être qu'une trêve. Ils se sont toujours trompés. A quel point leur manquait le sens du possible! Les mêmes, qui avaient foi en Doriot à l'intérieur, avaient foi en l'Allemagne à l'extérieur.
Ainsi je songe dans la vieille maison retrouvée. Mais sous ces idées claires règne une nappe profonde d'émotion, et comme d'un triste bonheur: un consentement sans amertume à la mort. Depuis la Libération, cela m'est redonné pour la première fois: l'espérance de la continuité d'un pays, d'une race, d'une famille. Mon fils cadet qui passe, vêtu de son “bleu”, avec les vendangeurs, sera là encore quand je n'y serai plus. Ce n'est pas moi qui lui conseillerai d'aller ailleurs, sous les tropiques, à la recherche de la liberté dont le secret est au-dedans de nous. Que cette terre bien-aimée, contre laquelle nous dormions, enfants, à l'heure de la sieste, s'ouvre un jour et se referme avec tendresse sur notre sommeil, sur ce repos que nous avons bien mérité.

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François MAURIAC, “Retour au pays,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1068.

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  1. BnF_Le Figaro_1945_09_25.pdf