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Pour ceux qui se sont abstenus

Date : 18/10/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°366, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Pour ceux qui se sont abstenus

C'EST à vous que je m'adresse aujourd'hui, qui vous êtes détournés des urnes cantonales. Combien serez-vous encore dimanche à vous désintéresser du sort de votre pays? Le plus souvent, l'absention n'a pas des raisons très compliquées. Pour les mères de famille (je l'ai constaté moi-même), éloignement du village, impossibilité de laisser les enfants seuls. Pour les hommes, la pêche, la chasse ou même le travail:

L'ombrageux paysan gronde à voir qu'on dételle
Et que pour le scrutin on quitte le labour

Ces vers exécrables et comiques de Vingy, dans “La Maison du Berger”, expriment tout de même une vérité.
Mais d'autres Français, irrités ou déçus, s'abstiennent comme ils se vengeraient. Ils ne veulent plus rien savoir d'un monde où il leur semble qu'il n'y plus pour eux de place. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en désespère, M. Léon Blum a évidemment raison lorsqu'il constate dans son article d'hier “Nous considérons que l'époque de la bourgeoisie, prise en tant que classe politique dirigeante, est irrémédiablement révolue. L'Histoire recherchera si ce fut une cause ou une conséquence du désastre de 1940; je crois pour ma part que ce fut une cause, sans doute la cause déterminante, et que l'irrévocable était accompli déjà. Nous considérons que le capitalisme, pris en tant que régime économique, a épuisé son rôle utile et qu'il n'est plus en état de régir le système de production qu'il a lui-même créé…”
Reconnaissons-le, pour un bourgeois, ce n'est pas d'une âme médiocre que de surmonter cette rancœur, et au delà de nos divisions et des malentendus que le temps ne dissipe pas, qu'il aggrave au contraire, de ne plus penser qu'à cette France qui existait avant nous, qui sera là encore lorsque nous seront sortis du jeu et que nous dormirons, éternellement délivrés du désordre humain.
Il est étrange que ces premières élections d'un peuple déchu de la première place qu'il occupait naguère aient sur le destin de l'Europe un retentissement que n'eurent jamais les élections des époques glorieuses. Ce que nous allons peut-être redresser dimanche, c'est une des deux poutres maîtresses de l'Occident. Que la France retrouve des institutions sages et stables qui inspirent confiance à ses grands alliés, alors se constituera le centre vivant auquel les autres nations viendront s'agréger, et nous pourrons commencer de croire que la cause de la civilisation gréco-latine n'est pas tout à fait désespérée.
Car c'est bien de la chrétienté qu'il s'agit. Ne croyez pas qu'il y ait disproportion entre une si grande cause et le résultat d'un scrutin français. Beaucoup de catholiques non seulement se détournent de la politique impure, mais ils blâment ceux de leurs frères qui s'y débattent; pour eux, ils choisissent de se voiler la face. Il est trop vrai que certains épisodes de notre vie nationale, surtout dans l'ordre judiciaire, inspirent parfois une telle tristesse qu'on serait tenté de s'en aller, de brouiller sa piste, de disparaître. Mais c'est, à la lettre, une tentation et que nous avons le devoir de surmonter. Justement parce que tout semble à refaire dans cette France telle que nous l'ont laissée, après le désastre militaire, quatre années d'occupation et de trahison, nous devons aider de toutes nos forces le chef qui s'y dévoue.
Le scrutin de dimanche représente pour chacun de nous le plus urgent des devoirs. Combien y avait-il d'électeurs inscrits au parti communiste parmi les abstentionnistes des dernières élections? C'est l'honneur de ce parti d'avoir su inspirer aux siens cette passion pour la cause qu'ils croient juste. Notre cause à nous ne se confond pas avec la politique d'expansion d'un grand empire. Elle est la cause de l'Homme en tant qu'il est appelé à être, dès ici-bas, une créature libérée de tous les esclavages, et ici nous rejoignons le socialisme sans aucune arrière pensée, –mais notre cause est aussi celle de l'Homme en tant qu'il a une âme qui ne connaîtra pas la mort. Ce sont des Français possédés par cette double foi que nous choisirons dimanche, ayant présente à l'esprit la tâche redoutable de nos élus: donner à la France des institutions qui décideront peut-être de son destin.

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François MAURIAC, “Pour ceux qui se sont abstenus,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1074.

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