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La Bourgeoisie nouvelle

Date : 21/10/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°369, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Bourgeoisie nouvelle

JE songeais, ces jours-ci, à la phrase de Léon Blum que j'ai citée dans mon dernier article, à cette condamnation de la bourgeoisie en tant que classe politique dirigeante. Est-ce vraiment la bourgeoisie qui se trouve écartée, n'est-ce pas plutôt une certaine catégorie d'anciens bourgeois? Et la bourgeoisie n'est-elle pas éternellement renaissante? Quel que doive être le gouvernement futur de la France, et serait-il le plus à gauche, il s'incarnera dans des hommes étrangers au travail manuel, ce qui déjà les classe, leur impose une certaine manière de s'habiller, de se loger, de se nourrir, des usages fixés une fois pour toutes par l'ancienne société. Ces journalistes, ces professeurs jouiront des privilèges essentiels: culture, réflexion désintéressée, loisirs studieux, joie de la lecture, de la musique.
Aux premières pages du “Sursis”, l'un des deux romans que vient de publier Jean-Paul Sartre, un ouvrier communiste, Maurice, et sa petite amie rencontrent, rue Royale, Brunet, rédacteur à “l'Huma” et l'un des chefs du parti, qui ne répond qu'avec réticences aux questions du jeune prolétaire: “Evidemment, pensa Maurice, les grosses légumes du parti ne vont pas se mettre comme ça, sur commande, à faire part de leurs opinions à un petit mécano de Saint-Ouen… Mais il était déçu tout de même. Il regarda Brunet et sa joie tomba tout à fait: Brunet avait de fortes mains paysannes, une dure mâchoire, des yeux qui savaient ce qu'ils voulaient; mais il portait un col et une cravate, un complet de flanelle, il semblait à l'aise au milieu des bourgeois. Une vitrine sombre renvoyait leur image: Maurice vit une femme en cheveux et un grand costaud, la casquette en arrière, éclatant dans son blouson, qui parlaient avec un Monsieur.”
Comme mode d'existence, la bourgeoisie est éternelle dans la mesure où elle correspond à l'aspiration plus ou moins avouée de tout travailler, de tout petit fonctionnaire ou employé qui cherche une porte de sortie, qui rêve d'échapper à son médiocre enfer quotidien. S'il a un fils, il attend de lui la satisfaction d'un progrès, d'une montée, d'un élargissement d'horizon. Ce sentiment est à la source de notre faible natalité. Un jeune ménage girondin qui prétendait s'en tenir à un fils unique, répondait à mes reproches: “Que voulez-vous! Si l'on veut se l'élever joliment…”
Si c'est finalement à la termitière que nous devons aboutir, ce sera contre l'instinct profond de l'homme occidental. Chacune des petites villas de nos lotissements suburbains réalise le rêve d'une vie à part et repliée. Rien n'est au fond si inexact que la pensée de Pascal: “Tout le malheur de l'homme vient de ce qu'il ne peut demeurer seul dans une chambre.” En vérité, l'une de ses exigences essentielles est de posséder quatre murs entre lesquels il puisse demeurer seul et dont il ait le droit d'interdire l'accès aux étrangers. Les prisonniers ont connu ce martyre de n'être jamais seuls.
Je me souviens d'avoir entendu déplorer que trop souvent les jeunes ouvriers de la J.O.C. fussent entraînés à changer d'habitudes, à se déclasser, de sorte que finalement ils ne ressemblaient plus à des ouvriers… Mais n'est-ce pas que nous avons dans l'esprit un certain type de prolétaire que nos partis pris politiques nous inclinent à considérer comme intangible et sacré? Au vrai, le prolétariat, tel que l'a créé l'industrialisme moderne, est le produit artificiel des salaires insuffisants, des logis insalubres. Il est le résultat d'un asservissement de l'homme à des besognes mécaniques qui ne développent pas les hautes parties de son être. L'instinct bourgeois se confondrait donc, chez l'ouvrier, avec un désir d'affranchissement, et même d'ennoblissement.
Et je vois bien ce qui distingue cette bourgeoisie nouvelle de l'ancienne: c'est qu'au lieu de jouir trop égoïstement de ses privilèges, qui ne seraient plus hérités mais mérités, et d'être au service d'un capitalisme anonyme, elle deviendrait l'émanation directe du peuple, dont les intérêts se confondraient avec les siens, et dont elle ne se distinguerait que par ce qui sépare le travail manuel du travail intellectuel, ceux qui obéissent de ceux qui commandent. Mais qu'est-ce que la bourgeoisie, sinon la manifestation sociale de cette différence? Si toute bourgeoisie n'est pas dirigeante, tout ce qui dirige tend à devenir bourgeois.
Il reste que nos fils, s'ils ne tournent pas le dos à leur temps, s'ils ne remâchent pas leurs rancunes et leurs regrets, peuvent avoir une vie plus belle, plus fructueuse et finalement plus heureuse que ne fut la nôtre. “Ça se fait… ça ne se fait pas”, cette formule a pesé lourdement sur notre éducation. Qu'ils apprennent à regarder avec confiance, non vers ce qui se faisait quand nous avions leur âge, mais vers ce qui doit se faire pour le bien de tous les hommes, et ce qui se fera s'il plaît à Dieu.

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François MAURIAC, “La Bourgeoisie nouvelle,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1075.

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