Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Le Fantôme

Date : 02/11/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°380, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Le Fantôme

PHEDRE avait tort de croire “qu'on ne voit pas deux fois le rivage des morts”. L'avare Achéron rend quelquefois sa proie. La délégation des gauches erre ces jours-ci dans Paris; beaucoup de personnes ont vu son fantôme; on dit même qu'il parle, qu'il menace et fulmine comme du temps qu'il était un organisme vivant. Mais il a perdu la mémoire: il se croit toujours à la radieuse époque où, en paralysant les pouvoirs public, il préparait de loin le désastre. La délégation des gauches! Ce seul nom évoque des palabres, des manœuvres, des pièges tendus, des interdits, toute une faune de couloirs en marge de la vraie vie, une agitation de microbes au dedans d'un grand corps qu'ils n'ont pas conscience de détruire.
Depuis que ce fantôme a paru sur les bords de la Seine, de vieux radicaux qu'on croyait morts s'éveillent de leur sommeil. Les voilà qui s'ébrouent, parlent en maîtres, tracent de leur propre autorité une ligne de partage parmi les élus de la Nation, excluant de la majorité future le M.R.P., deux fois vainqueur. Oui, nous en sommes là que des vaincus prétendent nous faire la loi: “Dire qu'on le peut, c'est dire qu'on le doit…”, ose écrire M. Albert Bayer dans un hebdomadaire qui, par antiphrase, s'appelle “Fraternité”.
On le peut vraiement? Voyons pourtant ce qui va se passer. Le chef du Gouvernement provisoire remettra ses pouvoirs à l'Assemblée et rentrera dans le rang. Il deviendra un citoyen comme un autre. Je doute fort qu'il fasse acte de candidat, je suis même bien assuré du contraire. Il ne sollicite rien, il n'attend rien de personne. On ne saurait poser de conditions à quelqu'un qui n'est pas demandeur. Si l'Assemblée a besoin de lui, elle saura le lui faire savoir, mais je doute qu'elle ait la mauvaise inspiration de choisir comme ambassadeur le vieux spectre de la délégation des gauches. Le chef du Gouvernement provisoire se fait de l'Etat une idée si haute qu'elle lui interdit toute faiblesse pour les usurpations de pouvoir. Sous son regard qui ne la verrait même pas, la délégation des gauches reprendrait conscience de son état de fantôme, se diluerait en fumée et rentrerait dans le néant. Son âme damnée y rentretrait aussi, cette “Ligue des Droits de l'Homme” qui, dans la mesure où elle est une émanation de la franc-maçonnerie, a exactement les mêmes droits de se mêler aux affaires de l'Etat qu la ligue de l'Apostolat de la prière ou que la Sainte Enfance, ou que l'œuvre des petits Chinois, ou que l'école existencialiste, ou que les Quakers. Voilà le vrai. Je me sens depuis quelques jours une forte vocation anticléricale. Nous devrons lutter contre tous les cléricalismes, sans aucune exception, et je suis résolu, quant à moi, à ne m'en pas priver.
Nous sommes persuadés que le général de Gaulle, dont on connaît le respect scrupuleux de la légalité républicaine, ne voudra connaître personne en dehors des trois grands partis élus par le suffrage universel, s'ils ont recours à lui. Car ce sont eux qui auront recours à lui, non lui à eux. Comme entrée de jeu, proposerez-vous au chef du Gouvernement (dont tout de même le caractère vous est connu) de jeter par-dessus bord ses amis de la première heure, la fleur de la Résistance, qui, outre une magnifique victoire sur le terrain électoral, ont gagné une partie dont M. Albert Bayet et ses amis avaient réglé eux-mêmes les conditions et dont ils ont largement payé les frais? Le général de Gaulle a-t-il la mine de quelqu'un qui écouterait jusqu'au bout une mise en demeure de cet ordre? Vous ne l'avez pas regardé.
Allons! M. Albert Payer nous accordera que l'apparition du vieux spectre lui a fait perdre pour un instant le sens des réalités. Il faudra bien qu'il s'y résigne: le M.R.P. sera un des éléments les plus vivants de l'Assemblée. C'est un parti bien moins bourgeois que ne le fut le parti radical: on peut dire qu'à travers lui la jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.) a commencé de pénétrer de son influence la politique intérieure française. Cela est de grande conséquence: les chrétiens, catholiques et protestants, s'ils ne demandent aucun avantage, s'ils ne se réclament d'aucune prérogative, ont fini de faire dans la nation figure de parents pauvres. Aujourd'hui, dans toutes les églises du monde, est lu l'évangile sublime des Béatitudes. Si ces paroles n'avaient pas été prononcées, un jour, sur la sainte Montagne, l'humanité ne serait pas ce qu'elle est, et M. Albert Bayet lui-même serait un homme différent car, qu'il le veuille ou non, c'est à son hérédite chrétienne qu'il doit, comme nous tous, d'être du côté de ceux qui ont faim et soif de justice, et qui ne désespèrent pas d'être dès ici-bas rassasiés.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Le Fantôme,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1079.

Transcribe This Item

  1. BnF_Le Figaro_1945_11_02.pdf