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Notes sur la Province

Référence : MEL_0108
Date : 01/09/1926

Éditeur : La Revue européenne
Source : 4e année, t.IV, n°43, p.1-10
Relation : Notice bibliographique BnF

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Notes sur la Province

Province, terre d’inspiration, source de tout conflit! La Province oppose encore à la passion les obstacles qui créent le drame.

L'avarice, l'orgueil, la haine, l'amour, à chaque instant épiés, se cachent, se fortifient de la résistance qu'ils subissent. Contenue par les barrages de la religion, par les hiérarchies sociales, la passion s'accumule dans les cœurs.

La Province est pharisienne.

La Province croit encore au bien et au mal: elle a gardé le sens de l'indignation et du dégoût. Paris enlève à la passion son caractère: tous les jours Phèdre y séduit Hippolyte et Thésée lui-même s'en moque.

La Province laisse encore à l'adultère tout son romanesque: le mari, l'amant, le confesseur, l'enfant y demeurent les protagonistes de tragédies admirables. Les sodomites y doivent, pour vivre, se masquer de plusieurs masques, s'envelopper d'un nuage ténébreux. Dans une ville de cent mille habitants, on n'en dénoncerait pas dix; de quelles ruses se doivent-ils s'aider et que l'assouvissement des passions y demeure périlleux! Mais à Paris, elles passent démasquées; elles ont jeté leurs couteaux et leurs masques; on ne les regarde même plus.

Paris écrème la Province: c'est vrai pour le talent, non pour la vertu.

Paris détruit les types que la Province accuse.

La Province cultive les différences: nul n'y songe à rougir de son accent, de ses manies.
Paris nous impose un uniforme; il nous met, comme ses maisons, à l'alignement; il estompe les caractères, nous réduit tous à un type commun.

Non seulement la Province seule sait encore bien haïr mais ce n'est plus que chez elle qu'une haine survit à l'homme qui la nourrit et se transmet à ses enfants.
De même qu'elle garde le secret, dans ses vastes cuisines, d'exquises recettes, c'est dans le silence, dans la pénombre de ses logis aux persiennes entre-bâillées que se montent et sont mises au point les vengeances savantes et à retardement.

Dans Paris, le bloc d'une famille se rompt, devient poussière. Paris est une ville d'individus, –d'individus accouplés, il consume les familles. La Province nourrit encore la Famille (pour combien de temps ?).
Dans Paris, ce “désert d'hommes” on ne possède essentiellement que sa valeur individuelle, mais dans une ville provinciale, chacun vaut ce que vaut sa “gens”. La famille s'y accroît sur place, s'y déploie dans l'immobilité comme un grand arbre.

Ces immenses logis de Province ressemblent à des polypiers: ils secrètent des êtres vivants qui ne se détachent guère du support original.
Beaucoup de jeunes filles, en Province, se marient dans leur ville et, s'il est possible, dans leur quartier. Depuis la guerre, elles ne quittent même pas la maison de leurs parents; rien n'est changé à leur vie, si ce n'est qu'on lâche dans leur chambre un gros lapin.

Les familles provinciales croissant et se multipliant, se suffisent à elles-mêmes; cela aussi tue la vie de société; les frères, sœurs, belles-sœurs, cousins, encombrent toutes les avenues qui déboucheraient sur d'autres milieux.

II existe dans toute bonne famille un type de femmes auquel chacune est tenue de se conformer. Les étrangères qui, par mariage, y pénètrent, risquent de mourir sans jamais avoir obtenu cette louange qui les eût consacrées: “c'est vraiment une femme de la famille”.

En Province, ce qui s'appelle vie de famille se ramène à la surveillance de chaque membre par tous les autres, et se manifeste par l'attention passionnée avec laquelle ils s'épient.

Les commentaires que suscite la moindre dérogation aux us et coutumes de la “gens” nourrissent à peu près uniquement les conversations.

Bien fin qui dira si cette attention passionnée que chacun accorde à tous les autres tient plus de l'amour que de la haine.

La Famille oppose à l'étranger un bloc sans fissure mais, à l'intérieur, que de rivalités furieuses!

O jeux de la Province! C'est à qui mariera ses filles le plus richement et le plus vite; c'est à qui le plus longtemps gardera ses domestiques.

Les membres malheureux de la Famille trouvent du secours; ils n'en sont pas abandonnés; on les entoure; on leur sait gré d'avoir besoin des autres, à condition qu'ils soient modestes et qu'ils n'aient pas l'audace de garder une servante ou un salon.

Mais en famille, il ne faut pas être trop heureux: on n'y aime pas le luxe des autres; l'esprit de famille est un esprit de justice: chaque membre, s'il veut être sympathique, doit porter sa petite croix. Celui qui n'a pas fait fortune mais qui a la santé, aime que les enfants des autres se portent mal.

Un mariage, un enterrement sont pour chaque famille une occasion de se passer en revue. II n'existe qu'une revue à date fixe: celle du Premier Janvier.

Ce qu'il y a d'admirable dans une famille provinciale, c'est qu'elle ne renie jamais ses membres, qu'elle ne rejette pas ses déchets; les plus ennuyeux, les plus bêtes, les malpropres, les idiots ont droit aux fêtes, aux solennités gastronomiques: “Ils sont de la famille”.

Dans un bourg perdu au milieu des bois ou des vignes, la lubricité trouve son compte mieux qu'à Paris.

Nous n'entendons plus l'immense appel à la débauche sur les trottoirs d'une grande ville: dans une certaine mesure, l'abondance même du poison nous mithridatise. Tant de femmes à Paris qu'on ne les voit plus, tant d'appels qu'on ne les entend plus.

Dans le silence de la campagne, l'homme entend mieux crier sa chair.

Aux champs, le désir universel devient palpable: ce nuage de pollen qui soufre l'air, cette vibration amoureuse de la prairie, –cette branche au-dessus de ta tête qui plie sous le poids de deux oiseaux; et si ta servante est jeune, ton jardin, le soir, plein de garçons comme de matous.

Tu sens battre dans tes artères le sang du monde. Tu participes à l'universelle germination.

A Paris, l'exploitation de l'amour nous en détourne, mais aux champs il nous montre une face innocente; son air de santé nous trouble, il échappe à toute métaphysique.

Les hommes de la campagne ont part à l'innocence des bêtes.

Au bord de mon fleuve, les mères se font les complices de leurs filles enamourées. La chasteté n'y est pas moquée, mais inconnue.

Le prêtre le plus austère, nul ne croit à sa vertu:
—Quand je pense, Mme Ducasse, qu'on me soupçonne...
—Hé! Monsieur le Curé, laissez dire les mauvaises langues, vous êtes jeune... vous êtes bien libre...
—Voyons, Mme Ducasse, vous n'allez pas croire...
—Vous agissez comme il vous plaît, té! Du moment que vous ne faites tort à personne...
—Mais, Mme Ducasse, encore une fois, je vous jure...
—Bien sûr, Monsieur le Curé! Hé! bé, si vous n'aviez pas le droit à votre âge!
Pas moyen d'en sortir.

Ceux qui ne l'ont jamais quittée, la nature les pétrit lentement à son image, elle les durçit, les plie à subir sans murmure ses lois aveugles, ils végètent au sens profond du terme. Toute leur vie est réglée par les astres: le soleil couché, ils ne poursuivent pas une existence factice; l'aube les éveille comme les bêtes, et comme les bêtes encore ils chassent, fouaillent la terre; le soleil seul les lave, et la pluie. Ils s'identifient avec la terre, retournent dans son sein sans murmure, –n'aiment pas que leurs ascendants subsistent au-delà du terme où il est normal d'y retourner. Ils n'appellent le médecin auprès du vieux que pour la forme et lorsqu'ils sont assurés que cette première visite sera la dernière et que le vieux n'a plus besoin de remèdes en ce monde.

Un petit drôle vient, un soir, chercher le Docteur pour son grand-père malade. “Tu es bien sûr qu'il n'est pas mort, au moins?” demande le Docteur méfiant. Le petit drôle proteste. Ils partent en cabriolet, dans la nuit d'hiver, sur la route défoncée. Pour atteindre la métairie, il faut suivre un chemin de sable en pleine ténèbre. A quelques mètres de la maison, le Docteur attache son cheval à un pin et s'avance à pas de loup. Il surprend le vacarme des rires, des chansons en patois, des bouteilles débouchées, tout l'éclat d'une joie immense parce que le vieux est mort. Mais le petit drôle, à toutes jambes, court dénoncer la venue du Docteur et donne l'alarme. En une seconde, les pleurs succèdent aux rires, les chansons se muent en cris et en lamentations.

La terre ne laisse pas le temps aux hommes de soigner leurs malades. L'usage est de faire la nuit dans la chambre du patient, de tirer les rideaux de la fenêtre et du lit, de le laisser tout le jour sans air et sans lumière.

En dépit des chemins de fer, des autos, des journaux, de l'instruction, il existe dans la campagne une âme primitive que rien n'entame. Dans nos landes, une noce de métayers en route pour l'église, s'annonce bien avant d'arriver au bourg par une mélopée sauvage, une sorte de hululement qui jaillit du plus noir des époques oubliées.

Cybèle a plus d'adorateurs en France que le Christ. Le paysan ne connaît qu'une religion, celle de la terre. II possède la terre bien moins qu'il n'en est possédé. Il lui donne sa vie, elle le dévore vivant. Le service de Cybèle détruit la jeunesse des femmes. Une femme dès quinze ans se marie pour que la métairie s'enrichisse d'un mâle et pour fournir la terre d'enfants. Même enceinte, la femme travaille aux champs. La campagne est peuplée de vieilles édentées qui ont vingt-cinq ans.

Un homme intelligent, curieux des choses de l'esprit et qui n'a jamais quitté sa campagne, s'enlise presque toujours dans une spécialité, se borne, se limite à un sujet local. Sans ressources extérieures, sans instrument de travail, il vit sur son propre fond, s'épuise, la somnolence universelle le gagne. Celui-là n'a pas besoin d'opium. Pour sa commodité, il arrête l'histoire du monde et des idées à une certaine époque et ne veut rien connaître au-delà.

Quel péril, pour un homme intelligent: que l'absence de témoins! L'homme le plus attentif ne se voit bien que dans les yeux des autres.

A la campagne, un homme cultivé sait qu'on le moque pour ce qu'il a de supérieur, mais rien ne l'avertit de ses vrais ridicules que nul ne lui dénonce.

Combien de gens, en France, ont-ils le courage d'être corrects, d'être lavés pour eux-mêmes? Cet homme que vous connûtes délicat, regardez-le: rongé de barbe, de crasse.

Le monde sert à cela surtout: il nous surveille, nous oblige à nous tenir sur nos gardes. Il nous détourne de nous-mêmes, nous divertit: A la campagne, je deviens ma propre proie.

Aucun autre événement, dans les journées de Province, que les repas. La cuisine est la pièce principale de la maison. Dans les bonnes familles, il existe presque toujours deux cuisines: l'une où se tient la dame, où elle reçoit ses métayers, fait elle-même ses terrines, ses confits, l'autre où la cuisinière prépare les sauces incomparables de chaque jour.
La vie domestique se concentre autour du feu sacré de la cuisine. Le “salon de compagnie” dort derrière les persiennes fermées et sous des housses éternelles.
Toute mon enfance provinciale, une odeur de cuisine à la graisse de confit l'évoque.

A la campagne, le bourgeois, celui qui possède, connu de tous, épié par tous, doit flatter le plus grand nombre; il épouse les opinions avancées par prudence, par peur, il aspire à figurer dans les cadres politiques.
Le paysan vote, les yeux fermés, à gauche, il est sûr de ne pas se tromper en votant contre ceux qui vont à la messe et qui se lavent les mains. Il exècre tout ce qui se distingue: par les idées, par les occupations, par le costume.
Pour qui connaît la Province, c'est d'un péché capital qu'est né la France contemporaine: l'Envie.

Le paysan se méfie des histoires de l'autre monde et de ceux qui les lui racontent.
Il croit que chacun cherche comme lui son intérêt. C'est un malin qui ne veut pas qu'on le roule.

Comment faire pour mettre la religion à sa portée? Autant qu'on la réduise, elle ne sera jamais assez basse.

L'épreuve écrasante du Curé de campagne, c'est la certitude qu'aucune de ses ouailles ne croit plus avoir besoin de lui.
Ils appellent le prêtre pour bénir le parc à cochon. Si la religion était une sorcellerie exploitée par des habiles, elle aurait vite fait de reconquérir la campagne.

Le même paysan qui naguère haïssait le curé bien nourri et invité au Château, le méprise aujourd'hui que sa soutane est verdie, qu'il n'a plus de servante et ne mange pas à sa faim.
Sans doute l'attrait des gros salaires, du cinéma vident les provinces au profit de Paris et des grandes villes industrielles. Pourtant le paysan s'enrichit; il aurait tout à gagner en demeurant sur sa terre. Des cinémas ambulants s'installent chaque semaine sur la place principale, et la jeunesse campagnarde danse autant que celle des villes. Enfin l'alcool a partout le même goût. Mais les câbles sont rompus qui retenaient l'homme immobile. La Religion morte, les liens familiaux desserrés, l'homme tranquille qui naissait, vivait, mourait sur place, n'a plus d'amarres: il dérive.

La terre exige un travail forcené de l'aube à la nuit. Le paysan découvre à son tour qu'il existe un bien plus précieux que l'argent: le loisir.
Il fallait de fameuses ancres pour attacher à la terre cette part de l'humanité qui nourrit l'autre.

La race la plus âpre, la plus soumise à la matière, voici qu'elle sacrifie son intérêt sordide à la recherche d'un bonheur indéterminé. Une métairie perdue dans les bois, même si elle enrichit le métayer, risque de demeurer vide: jusqu'au paysan qui ne peut plus rester seul avec son propre cœur!

Les autos violent la campagne, elles entretiennent dans l'esprit de ceux qui les regardent passer la nostalgie du voyage. Autrefois, le chemineau faisait horreur, le saltimbanque était méprisé. Les sédentaires se jugeaient supérieurs aux errants. Aujourd'hui, l'homme immobile regarde l'homme bolide écraser sa volaille et disparaître dans une poussière de gloire.

L'affreux de la vie à la campagne, c'est d'être livré sans recours à la pluie, à la boue, à la neige, à la nuit. Notre vie de Paris échappe aux phénomènes atmosphériques; son rythme ne dépend pas de la météorologie. A la campagne en proie au mauvais temps, l’homme des villes découvre qu’il est un animal inadapté. Comment vivre? Comment la pensée subsiste-t-elle sur ce globe inondé, glacé, ténébreux?

Douceur de la parole humaine? C’est à la campagne que je découvre qu’il est au-dessus de mes forces de ne parler qu’à moi-même.

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François MAURIAC, “Notes sur la Province,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/108.

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