La Discipline parlementaire
Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°414, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
La Discipline parlementaire
NOUS avons pensé et dit trop de mal du parlementarisme tel qu'il fut pratiqué sous la Troisième République, pour reprocher aujourd'hui à l'Assemblée Constituante de ressembler si peu à ce que nous avons connu. Sans doute le mode nouveau de scrutin explique pour une grande part ces différences. Naguère chaque député représentait une ville petite ou grande, une campagne avec ses intérêts particuliers, des bouilleurs de cru, des tenanciers de maisons discrètes. Mais surtout il se représentait lui-même.
Il débouchait de sa province dans cet hémicycle, après un temps plus ou moins long de gestation dans les entrailles d'un parti. La mairie, le Conseil d'arrondissement, le Conseil général, de degré en degré, l'avaient porté jusqu'à cet embarcadère d'où les malins cinglaient vers le pouvoir et toutes les délices des théâtres subventionnés. Lié par mille promesse, nanti des directives de tel ou tel trust ou de la Loge, il n'obéissait au fond qu'à la loi suprême de son propre avancement. Pour les socialistes, l'accession au pouvoir impliquait l'abandon du parti S.F.I.O. qui, jusqu'à l'avènement du Front populaire, interdisait à ses membres de commettre avec un gouvernement bourgeois. C'esr ainsi que démissionnèrent du parti Millerand, Briand, Viviani, Laval pour ne parler que des morts… C'était ce qu'ils appelaient: choisir la France.
Aujourd'hui, nos députés n'ont pour ainsi dire pas de visages. Ils ont peut-être un nom mais on ne le connaît pas. Ils représentent des idées. Ce sont des abstractions, des têtes de liste. Cette stricte discipline qui règle les débats, ces trosi grands orchestres attentifs à la baguette du Chef qui applaudissent, votent et même se taisent, si j'ose dire, à l'unisson, cela devrait nous charmer comme une nouveauté heureuse et pleine de promesses. D'où vient que notre réaction soit tout autre et que contre toute justice, nous soyons insensibles aux mérites et aux vertus de cette Chambre introuvable.
C'est peut-être que si elle ne rappelle en rien les assemblées françaises d'autrefois, elle nous oblige (du moins par quelques traits) à en évoquer d'autres qui, dans les pays totalitaires, siégeaient à de longs intervalles. Y a-t-il si loin du Parti unique à ces trois tronçons d'une majortié acquise d'avance aux projets arrêtés dans les grandes commissions et dans les conseils du gouvernement tripartite et à cet embryon d'opposition? Que ces trois tronçons ne paraissent guère unis par les liens d'une mutuelle tendresse, que l'un d'eux ait même le dessein d'absorber le second et d'anéantir le troisième, cela ne donne que plus de signification à leur entente forcée. Le projet de statut des partis qui doit s'inscrire dans la future Constitution les a divisés, il est vrai; si ce statut est voté, il n'en resserrera pas moins cette alliance entre eux si peu cordiale puisqu'ils seront tous contrôlés par un organisme commun et qu'ils devront tous souscrire à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. C'est dans la discipline, comme on sait, que réside la force principale des armées; celle des parlements aussi, nous le voulons bien, mais il y faudrait plus de souplesse.
On comprend l'inquiétude et même l'angoisse de démocrates d'aussi bon teint que M. Pierre Hervé. Un grand souffle de libéralisme est entré à l'“Humanité” en même temps que ce jeune homme qui, au nom de l'unique parti, dénonce avec horreur cette menace de parti unique. Qui aurait cru qu'un communiste pût frémir devant le spectre du totalitarisme? Vraiment… cela ne lui rappelle rien? M. Pierre Hervé frémit, c'est un fait, et survolant le champ de bataille politique, ce jeune aigle voit d'abord d'où vient la menace: savez-vous quels sont les hommes qui, liés par une aveugle obéissance, reçoivent des directives étrangères et qui méditent d'imposer à la République une camisole de force? C'est… eh bien! non, vous n'y êtes pas… Il s'agit du Tiers-Ordre; c'est le Tiers-Ordre que M. Pierre Hervé dénonce, c'est le Tiers-Ordre qui, nous assure-t-il, croit l'heure venue d'ouvrir le feu contre la classe ouvrière et contre la République. Sourions et passons.
Pour nous, qui avons de meilleures raisons que M. Pierre Hervé de haïr le totalitarisme, peut-être sommes-nous devenus trop méfiants. Peut-être inclinons-nous à voir partout l'empreinte du monstre, même après que des millions d'êtres humains ont été sacrifiés pour que le monde soit délivré de lui… Mais il existe un précédent illustre: Napoléon abattu a laissé une France et une Europe marquées pour plus d'un siècle de sa griffe souveraine. C'est d'une croix ignominieuse que l'Europe de 1945 garde la brûlure, comme une femme qui sort du bagne.