Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Paroles de paix

Date : 23/12/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°425, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Paroles de paix

AU moment même où le front de Pierre le Grand brise le masque étroit de Staline et où la main du Tzar éternel s'étend déjà sur l'Iran, sur Trébizone, sur les Détroits, M. Pierre Hervé s'inquiète fort des desseins occultes de l'Eglise romaine.
Car l'Eglise est romaine, me rappelle ce Breton qui a dû recevoir, il n'y a pas si longtemps, le prix de catéchisme. Mais j'ai la chance d'avoir affaire à un hégelien que la contradiction n'effraye pas et qui, oubliant en cours de route “qu'il n'y a pas d'Eglise française” (c'est le titre de son article dans “Action”), m'oppose des textes de saint Louis et de Bossuet fort sévères poru la politique romaine. Il aurait pu en rappeler beaucoup d'autres de Louis XII à Louis XIV.
Et même il aurait pu citer les deux vers du prologue d'“Ester” où le scrupuleux Racine dit fort dévotement son fait au Saint-Père:

Et l'enfer couvrant tout de ses vapeurs funèbres,
Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.

Donc les rois très chrétiens et leurs sujets les plus catholiques n'ont pas été le moins du monde gênés sur le plan temporel par le lien qui, dans l'ordre de la Grâce, les rattachait au Vicaire de Jésus-Christ. C'esr ce qu'il fallait démontrer. Je remercie M. Pierre Hervé de s'en être chargé à ma place avec une force si persuasive qu'elle me dispense de rien ajouter.
Mais puisque la paix va être annoncée demain soir aux hommes de bonne volonté, que M. Pierre Hervé est l'un d'eux et que Noël est sa fête comme elle est la mienne, qu'il le veuille ou non, je voudrais renoncer au feu d'artifice de la polémique pour aborder avec tout le sérieux qu'il mérite un endroit de sa réponse touchant ce qui me tient le plus à cœur. Il rapproche d'une déclaration de Lindbergh (que j'ignorais) cette affirmation d'un de mes articles: “En face de vos amis (les communistes) il n'y aura bientôt plus que nous, déjà il n'y a plus que nous.” Pierre Hervé voit là je ne sais quelle menace d'une alliance vaticano-anglo-saxonne, une conjuration d'intérêts industriels, financiers et cléricaux, avec bénédiction des poignards à la clef.
Me croira-t-il si je lui affirme que, dans ma pensée, cette phrase signifiait que face au marxisme stalinien qui a toute l'efficace d'un cléricalisme et toute la puissance d'une mystique, se dressent les hommes des diverses confessions qui relèvent du Christ, –je ne dis pas, Pierre Hervé, qui se servent du Christ, ou qui utilisent l'Evangile pour dominer et pour asservir les hommes. Ceux-là ont existé, eux aussi, j'en conviens, et Karl Marx n'a pas eu à chercher loin sa formule sur la religion opium du peuple. Les propos de Lindbergh que vous citez me font autant d'horreur qu'à vous-même. Mais vous accorderez qu'il y a de par le monde des millions de catholiques, de protestants, d'orthodoxes qui s'efforcent de mettre en pratique la Parole qu'ils ont reçues, et que depuis dix-neuf siècles, une large élite, de génération en génération, a mis courageusement ses pas dans les pas du Fils de l'homme. Quand j'oppose les deux cités, je le fais si peu dans un esprit de haine que j'invitais l'autre jour Loys Masson, poète communiste et catholique, “à être cet ange qui passe d'un camp à l'autre, noue des liens, crée des correspondances et révèle aux frères ennemis qu'ils sont les pampres de la même vigne, qu'ils participent au même amour”.
Les catholiques contre qui vous partez en guerre, ceux de l'“Aube”, de “Temps Présent”, d'“Esprit”, son les fils spirituels de Lacordaire et d'Ozanam, des collaborateurs de “L'Ere Nouvelle”, que soutenait en 1848 l'archevêque de Paris, Mgr Affre, –dont le sang allait être versé sur une barricade, au milieu de son pauvre troupeau. “Je ne me soucie pas de la foi…”, écrivez-vous. Il est vrai; et tout le malheur du monde vient de ce que ni vous ni les vôtres ne vous en souciez. Ce que font de la condition humaine ceux qui ne croient pas à l'existence de l'âme, nous l'avons vu, hélas! Nous n'avons pas fini de le voir.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Paroles de paix,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/1096.

Transcribe This Item

  1. BnF_Le Figaro_1945_12_23.pdf