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Refuge des pécheurs

Référence : MEL_0123
Date : 10/07/1938

Éditeur : La Vie intellectuelle
Source : 10e année, n°1, p.75-78
Relation : Notice bibliographique BnF

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Refuge des pécheurs

Lorsqu'un “frère séparé” lit le Magnificat et qu'il arrive au verset: “Et toutes les générations me proclameront bienheureuse”, ne se sent-il pas séparé, en effet, de ces générations dont la jeune fille, bénie entre toutes les femmes, entendait monter la marée?
Comment un pécheur se passe-t-il de la Vierge? “Mais justement, disent-ils, elle est l'ouvrage de votre faiblesse. Vous l'avez créée à la mesure de votre lâcheté. Vous avez peu à peu construit ce mythe indispensable. Comme votre mère selon la chair vous quitte bien avant que vous ayez cessé d'avoir besoin de son amour, vous lui substituez celle dont l'Église vous propose la dévotion...”
Il est vrai... Mais ce n'est pas parce que l'objet de la foi correspond à une exigence de notre misère qu'il doit nous devenir suspect. Cette place suréminente de la Vierge, ce n'est pas nous qui la lui donnons, ni même l'Église seule, mais l'Esprit-Saint. Il suffit de méditer chacun des versets qui dans saint Matthieu, saint Luc et saint Jean la concernent.
Cette petite fille de Nazareth se tient au centre d'un tel abîme de grandeur que j'entre dans les sentiments de M. de Saint-Cyran, tout hérétique qu'il soit sur d'autres points, quand il écrit de la Vierge: “Sa grandeur est terrible. Pour la révérer, il ne faut que savoir qu'elle est le chef de l'Ange; en montant des créatures à Dieu, au-dessus d'elles toutes, vous trouvez la Vierge; et en descendant de Dieu aux créatures, après le Saint-Esprit, vous la rencontrez...”
Cette grandeur terrible ajoute du mystère à ce lien particulier qui unit Marie aux pécheurs. Non qu'elle n'appartienne d'abord aux purs, comme on le voit par le don que fait d'elle le Christ mourant au disciple bien-aimé. Mais enfin, d'un mouvement irrésistible, les pécheurs se sont emparés d'elle. Sans doute raisonnent-ils par analogie: aussi loin qu'un homme avance dans le mal, sa mère lui demeure fidèle; aussi bas qu'il descende, elle ne le renie pas. De même, aux heures où nous nous dérobons devant la face de Dieu, nous osons nous tourner encore vers l'Immaculée comme s'il existait une correspondance, comme s'il s'établissait un équilibre entre cette pureté sans ombre et cette souillure. Ce n'est pas un hasard s'il n'est presque aucune des prières à la Vierge qui ne puisse être encore récitée sans mensonge par un chrétien coupable.
Alors qu'il ne lui est plus possible de dire le Pater, dans ces heures atroces où il est résolu à ne pardonner aucune offense, où il ne se lasse pas de succomber à la tentation, où pour rien au monde il ne voudrait être délivré du mal, de son mal, même à ces heures-là il lui reste de répéter: “ Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort... ”
Certains hommes n'ont jamais cessé, dans les pires orages, de réciter avant de s'endormir le Souvenez-vous: cri jeté dans la tempête, main tendue au-dessus des vagues, dernier signe donné à la miséricorde...
Que la Vierge corresponde à ces sentiments du pécheur, elle en a témoigné dans tous les lieux de la terre qu'elle a élus. A Lourdes, il existe une grâce particulière: cet étroit espace (qui n'est pas une prairie comme le prétend Barres) entre la Grotte et le Gave, cet asphalte si dur aux genoux, recueille les intarissables eaux de tendresse et de pardon qui ruissellent invisiblement de la sainte montagne: voilà l'endroit du monde où l'homme le plus orgueilleux, dépouillé de sa fausse grandeur, mêlé au troupeau, ne s'en distingue plus que par le nombre et la malice particulière de ses péchés. Et pourtant il déborde de confiance, comme lorsque, enfant, à un léger mouvement des lèvres de notre mère nous comprenions que son regard allait s'adoucir, ses bras s'ouvrir, que c'était le moment de s'y précipiter.
Ce n'est pas que Marie n'ait en exécration le péché, ni que son exigence à notre égard ne soit celle même du Père: que nous demeurions unis à son Fils comme les pampres au cep; —et son maternel amour pour nous se mesure, si j'ose dire, au resserrement de cette union. Mais sans faiblesse pour nos crimes, la Vierge se dresse, aux heures mauvaises, entre le désespoir et nous. Elle empêche le tremblement de tourner au désespoir. Sa tendresse arrête sur nos lèvres le refus irréparable. Son nom prononcé interrompt le cri qui consent aux ténèbres. C'est par sa grâce que nous avons l'espérance chevillée au cœur, et plus que l'espérance, la certitude que nous ne serons pas voués à la réprobation sans fin. Notre dévotion pour elle s'enracine en nous dans cette part préservée de l'enfance, dans ce qui subsiste en tout homme de son vrai cœur:

Mon vrai cœur, celui qui s'attache
et souffre depuis qu'il est né...
Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache
que ma mère m'avait donné...

La Vierge voit dans l'homme vieillissant et souillé, l'écolier avec son chapelet et son brassard qui pour l'amour d'elle renonçait au mal encore inconnu. Quand nous faisons le compte de nos vies, peut-être oublions-nous que les années innocentes influent sur le résultat. La Vierge le sait, qui remonte le cours de ces pauvres vies tourmentées et en retrouve la source toute pure. Elle nous y ramène par la main; elle nous dit : “penche-toi...” et nous voyons le reflet de son visage bienaimé à côté du nôtre, et nous comprenons que pour elle, nous avons toujours été cet enfant.

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François MAURIAC, “Refuge des pécheurs,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/123.

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