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Bouillie pour les chats

Référence : MEL_0153
Date : 16/11/1934

Éditeur : Le Figaro
Source : 109e année, n°320, p.1 et 3
Relation : Notice bibliographique BnF

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Bouillie pour les chats

Le style n’est pas toujours l’homme. Beaucoup d’hommes valent mieux que leur style.
Nous ne pousserons pas la cruauté jusqu’à juger M. le président du Conseil sur sa première harangue.
Le vrai est que les hommes politiques connaissent le pouvoir des mots: ils savent que le plus terrible des explosifs c’est le mot propre. Aussi les politiciens professionnels ont-ils toujours eu le génie de l’impropriété.
Qui tordra le cou à l’éloquence parlementaire? Elle consiste à vider les mots de tout leur sang.
Dans ses derniers discours au peuple français, le président Doumergue avait eu cette audace incroyable de lui dire les choses comme elles sont; il ne cherchait pas les effets de style: ayant défini le mal en termes clairs, il proposait des remèdes qu’il osait appeler par leur nom. L’usage du terme propre l’a perdu. Ce n’est pas ce qui perdra son successeur qui, mardi dernier, servit à un Parlement affamé la bouillie de phrases qu’il attendait depuis neuf mois.
“Nous vous proposons l’union par l’action et l’action dans l’union…” Si j’avais siégé à la Chambre, j’eusse demandé respectueusement à M. le président du Conseil de vous marquer la différence qu’il voit entre l’action dans l’union et l’union par l’action. Pouvons-nous agir sans être unis, tout en étant unis parce que nous agissons? Mais si c’est impossible, à quoi donc rêvait M. le président du Conseil lorsqu’il enfilait ces perles? Un peintre en bâtiments qui peint une fausse fenêtre sait qu’il peint une fausse fenêtre. Il est probable qu’un président du Conseil, même remarquablement intelligent, balance ses phrases sans y songer.
“La paix est une conquête permanente…” Ici je crois que notre nouveau maître a bien voulu dire quelque chose… Et je n’irai pas jusqu’à soutenir qu’il a dit le contraire de ce qu’il voulait nous faire entendre. Tout de même si nous devons entendre que la paix est en général ce qu’est en particulier celle de 1918: une création continuée, “conquête…” est pris ici au sens d’“action de conquérir”. Mais alors ne fallait-il pas écrire: “La paix exige une conquête…” Le bleu que je suis s’en informera auprès de Lancelot. Car “conquête” signifie aussi “chose conquise”. Et l’emploi du verbe être dans la phrase “la paix est une conquête” semble bien impliquer ce sens-là. Mais alors nous n’avons plus à nous inquiéter de la paix, conquête permanente, c’est-à-dire acquise une fois pour toutes?
Trois lignes plus bas, je m’achoppe à cette phrase: “Et nous rechercherons dans le droit international la justice par la Société des Nations qui reste pour les combattants meurtris l’espérance d’une compensation au sacrifice.” Hâtons-nous de dire que jamais M. P.-E. Flandin, avant qu’il fût devenu président du Conseil, n’aurait accouché d’un pareil monstre. Lui-même ne doit pas le contempler sans horreur. Depuis qu’il s’adresse à des hommes, rien de tel n’était encore sorti de sa bouche. Peut-être se répète-t-il, aujourd’hui, le vers de Booz endormi:

Se pourrait-il, Seigneur, que de moi ceci vînt?

Non, Dieu merci, le style n’est pas l’homme: et le grand bourgeois qui nous gouverne ne ressemble en rien à cette phrase pour comitards. Grâce au contexte, nous voyons bien comment il l’a conçue, en une lente et difficile gestation. Il venait de déclarer audacieusement à cette Chambre rouge: “Nous développerons nos alliances et nos amitiés. Nous fortifierons la défense nationale…” Qu’il fallait de bouillie pour faire avaler cela aux gauches! Mais M. le président du Conseil en a remis.
Au paragraphe suivant, la justice nous est promise: “une justice indépendante, prompte, inexorable et intégrale”. Etonnante cascade d’adjectifs! “Intégral” qui signifie “total” n’aurait-il pas suffi? Mais au Palais-Bourbon, en ces derniers mois de l’an 1934, il était déjà bien téméraire de nommer la Justice: il fallut par pudeur recouvrir d’épithètes sa nudité.
“Inexorable”? Nous n’en demandons pas tant. La vraie justice n’est pas inexorable: c’est la fausse qu’il l’est, –celle qui écrase le faible pour se faire pardonner de ménager les forts; cette justice qui ne trouvera jamais les assassins du conseiller du Prince, mais qui depuis des mois prive de leur mère les enfants de Stavisky.
Quand au couplet contre les ligues, il est timide, il est vague et pour un rien serait comique. Réglementer les cortèges? Et s’ils n’acceptent pas d’être réglementés? Et si c’était eux qui vous réglementaient? La colère du Parlement contre les ligues, c’est celle du malade imbécile contre son thermomètre. Cassez le thermomètre, vous n’en crèverez pas moins.
Répétons-le: nous ne jugeons pas M. le président du Conseil sur sa harangue. Il a servi à ces quatre cents estomacs le seul brouet qui leur fût tolérable. Le morceau prouve qu’il les connaît bien: c’est ce qui nous rassure. Ce grand Flandin doit être un grand malin: il sait qu’il n’est pas aimé pour lui-même et que les radicaux empoissonnés se servent de lui. Espérons qu’il saura se servir d’eux… Mais ceci n’est plus de mon rayon…

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François MAURIAC, “Bouillie pour les chats,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/153.

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