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Les Beaux jours de Rome

Référence : MEL_0157
Date : 18/01/1935

Éditeur : Le Figaro
Source : 110e année, n°18, p.1 et 3
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Beaux jours de Rome

Rome est la ville du grain de sénevé, l’endroit du monde où nous pouvons tenir au creux de notre main la plus petite des semences. Mais le grand arbre est là, aussi: cette Eglise dont les racines sont apparentes et soulèvent le sol sacré.
Ici, la terre même porte témoignage. “Vous demandez des reliques? s’écriait un pape des premiers siècles, prenez de la terre de Rome…” Par leurs peintures et par leurs épitaphes, les catacombes affirment que ce que nous croyons aujourd’hui, les martyrs le croyaient et que c’est pour cette fois qu’ils sont morts. Cent cinquante graffiti découverts en 1914 dans la catacombe de Saint-Sébastien attestent que les corps de Pierre et de Paul ont été déposés là, pendant la persécution de Dioclétien, et qu’ils y étaient invoqués avec les mêmes mots dont nous usons encore. Les basiliques des premiers siècles font la chaîne des catacombes au Vatican: à Rome, la continuité de L’Eglise frappe les moins attentifs.
De saint Pierre à Pie XI, que la distance est courte! On ne rapporte pas les paroles du Pape. Mais ce que j’ai ressenti devant lui, seul avec lui, c’est que ce palais, ces gardes, toute cette gloire qui l’entoure pourrait disparaître sans rien lui enlever d’un prestige presque accablant. On nous répétait: “Ce Vatican, ces camériers, ces prélats, tout ce luxe…” Eh bien, de même que sous le pavement de Saint-Pierre nous sentons frémir la sourde vie des temps apostoliques, il est beau de voir rayonner, à travers la dignité cardinalice, l’âme ardente d’un humble prêtre. Tel nous est apparu le cardinal Pacelli, secrétaire d’Etat. Tel a dû le voir, comme moi, notre ministre des Affaires étrangères, assis à table en face du prince de l’Eglise. Et comme M. Pierre Laval possède le sens des valeurs, celle-ci a dû le frapper, j’imagine: cette valeur qui, d’habitude, ne se révèle qu’aux petits et qu’aux simples et se dissimule aux puissants de ce monde, la sainteté, éclatait aux regards, ce soir-là, revêtue de l’auguste pourpre romaine.
Dans ces beaux jours de Rome, il nous fallait vivre sur plusieurs plans. Les plaisirs de la politique et du monde, les soirs de fête ne nous empêchaient point quelquefois de nous lever avec le soleil. Il nous arrivait d’avoir mal dormi: un étranger orage d’hiver avait grondé toute la nuit, un orage jupitérien qu’on aurait peut-être dû apaiser par des hécatombes. L’aube glacée baignait les portiques et les dômes. L’église du Gésu bourdonnait de messes. Mais nous aimions entre toutes, dans le couvent français de la Trinité des Monts, la chapelle de cette Mater Admirabilis dont parfois le visage, aux yeux du célébrant et des religieuses, s’empourpre d’un sang mystérieux.
Il nous est arrivé aussi de rompre le pain avec les écrivains de Rome, à la table de la comtesse Pecci-Blunt; “Avez-vous vu Laval?” demandais-je à un jeune poète. “Non, me répondait-il, mais j’ai vu Gide…” Car Gide, lui aussi, était là et des écrivains italiens m’interrogeaient à son sujet. Tandis que se jouait dans leur ville le sort de l’Europe, ils demeuraient attentifs au sort de cette âme avide qui errait, infatigable, à travers les musées. Je goûte ces rapprochements, ces disproportions qui ne sont qu’apparentes. Car le drame d’André Gide est de tous les temps: c’est le drame de Faust que Nietzche (je crois) définissait: “L’énigme de l’homme d’étude assoiffé de vivre…”
Mais, d’ailleurs, qui donc n’a pas traversé Rome en ce mois de janvier? Jamais tant de notables éphémères ne s’étaient abattus sur la Ville Eternelle. J’ai vu dans le salon du palais de Venise tourner leur ronde autour du Duce. Le Duce doit avoir de l’humanité une vue, si j’ose dire, circulaire. Il avance comme Saturne entouré d’un anneau mais c’est un anneau humain. Parfois, il braque tous les feux de son regard admirable sur un élu soudain frétillant. Puis il jette un mot à un autre qui, à son tour, s’ébroue. Il avance à travers les salons, et l’anneau vivant se déplace avec lui.
Son prestige éclate dans Rome. Aux vertus théologales qui, avant lui, avaient régné sur la ville, à la foi, à l’espérance, à la charité, il en a ajouté une quatrième: l’hygiène. Au seul son de sa voix des quartiers misérables sont anéantis, des maisons ouvrières aussi belles qu’à Paris et qu’à Londres poussent comme des champignons; Rome enfin a une banlieue, elle n’avait qu’une campagne; les colonnes antiques se redressent où, quand il le faut, le ciment remplace le marbre; les forums se mettent à l’alignement derrière une grille et un trottoir. Les églises rococo que depuis leur naissance les masures enserraient, dégagées aujourd’hui, apparaissent grelottantes et comme honteuses d’être nues –peut-être aussi avec le sentiment de l’avoir échappé belle.
Verrons-nous un jour, à Rome, les rames du métro frayer leur route à travers les dieux ensevelis et les reliques des martyrs? Ce sera le signal du Jugement dernier, tous les morts ressusciteront… Et il n’empêche que, grâce au Duce, des merveilles apparaissent qu’aucun regard humain n’avait contemplées depuis les invasions barbares. Une Rome nouvelle surgit qui est, précisément, la Rome antique. Il faut un peu de temps pour qu’elle redevienne humaine et se mêle à notre vie. La Ville n’est plus un hypogée; Mussolini poursuit l’œuvre de la République, de l’Empire et des Papes: par lui, l’histoire de Rome continue.

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François MAURIAC, “Les Beaux jours de Rome,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/157.

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