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6 février

Référence : MEL_0158
Date : 06/02/1935

Éditeur : Le Figaro
Source : 110e année, n°37, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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6 février

M. le président du Conseil –qui passe notre espérance– nous invite à nous réunir aujourd'hui dans les églises pour prier. Nous ne manquerons pas de suivre ce pieux avis, d'autant que lui-même conférera par sa présence, aux cérémonies funèbres, un caractère tout ensemble officiel et sédatif.
Le chef du gouvernement accomplit son devoir en veillant à ce que le sang ne soit pas de nouveau versé. Entre les victimes pour lesquelles il va prier ce matin, et lui, un malentendu n'en persiste pas moins: car ces pauvres gens sont morts pour que “ça change”, et il occupe le pouvoir pour que “ça ne change pas”.
Mais on finit toujours par s'entendre avec les morts. Les morts sont de bonne composition, surtout lorsque les vivants qui parlent en leur nom font figure d'hommes raisonnables. M. le président du Conseil peut tout espérer de la sagesse des ligueurs qui ont répondu à l'étranglement du vieux Doumergue par un défilé de troupes, à vrai dire impressionnant.
Il est d'ailleurs toujours avantageux pour le gouvernement d'avoir en face de soi une opposition composée d'hommes d'ordre, parce qu'au nom de la patrie, on a vite fait d'inquiéter leur conscience.
Les chefs de cette opposition ont-ils une idée de derrière la tête? Cela est vraisemblable bien que nous n'en soyons pas très sûr. Aux jours naïfs de notre jeunesse, nous prêtions volontiers à autrui de mystérieux desseins et de vastes pensées; mais l'expérience nous enseigne que la plupart des hommes, même parmi les chefs, vivent dans l'immédiat, que leur secret le plus souvent est de n'en avoir aucun et qu'ils redoutent fort que le public ne finisse par s'en apercevoir.
En tout cas c’est sur le scrupule patriotique des ligueurs que le gouvernement a raison de compter aujourd’hui. Après une année, les assassins n’ont pas été punis, le silence se fait sur la tombe des victimes; la Maçonnerie qui a eu son Charleroi le 6 février, qui a eu sa Marne le 8 novembre, veille à ce qu’il ne soit pas changer un iota à cette Constitution dont l’usage lui assure dans ce pays un règne sans fin. Il est vrai… Mais il est vrai aussi que le cours de la vie dérange les trames les mieux ourdies et que ce gouvernement modéré que la Maçonnerie avait chargé d’occuper le tapis en attendant qu’elle reprenne au grand jour la première place, accomplit au dehors une œuvre qui étonne le monde.
Autant que les profanes en puissent juger, le morne piétinement de la diplomatie française est interrompu. O merveille! les débats entre nations ne sont plus stériles. La politique des pactes prend figure; elle fait honneur à ceux qui l'ont conçue et à ceux qui l'inscrivent dans le réel. Depuis trois jours, les peuples comme autrefois regardent le ciel sans terreur.
Et sans doute on nous expliquera que les événements ont aidé les hommes; nous voyons bien ce que Laval doit à Hitler, ce qu'il doit plus encore peut-être au besoin qu'a l'Angleterre d'une Europe pacifiée, pour n'être plus distraite de la partie qu'elle joue en Asie. Mais les considérations de cette sorte n'enlèvent rien au mérite des négociateurs français: la politique est l'art d'utiliser les événements, c'est l'exploitation raisonnée du hasard, au profit d'un plan longuement mûri.
Dans le silence de cette journée, dans ce recueillement au bord des tombes de ceux que nous n'avons pas vengés (mais Dieu s'est réservé la vengeance) aucune voix ne soufflera-t-elle aux maîtres de l'heure: “Profitez du prestige que vous donnent vos succès au-dehors pour accomplir au-dedans ce qu'ont voulu ces victimes: brisez la résistance de conjurés qui se servent de vous, si vous ne voulez pas qu'ils vous étranglent, vous aussi, entre deux portes. Car ce qu'ils attendaient de vous, ce n'était pas de servir la France et l'Europe comme vous le faites avec tant d'éclat, mais de détruire les ligues nationales, comme vous vous y êtes efforcés avec tant de maladresse.”
Que les hommes de premier plan manquent donc d'audace! Ils n'ont de force que pour résister à la tentation de jouer un rôle décisif. Imaginons un président du Conseil ou un ministre des Affaires étrangères qui, revenant de Rome et de Londres, choisirait le 6 février pour annoncer au pays un programme de réformes, à la fois politique et social... Le plus modeste programme, mais qui serait une amorce, qui ressemblerait à un premier pas... De quels cris d'espérance et de joie ce message serait salué. Que cet homme serait aimé! Hélas! le pays est seul dans la partie qu'il joue contre les politiciens.
Et nous savons bien que personne, en démocratie, n'a moins de pouvoir qu'un ministre: il faut considérer l'animal parlementaire dans son milieu réel, ses attaches de toutes sortes, les promesses échangées, les amitiés et les inimitiés, les menaces occultes qui le pressent. En politique, c'est peut-être dans la mesure où un homme n'est pas libre qu'il atteint aisément aux hautes places.
Mais une autre menace depuis le 6 février 1934 pèse sur le chef du gouvernement: non occulte, celle-là, une menace à ciel ouvert, si l'on peut dire, et que le plus malin ne saurait esquiver. Pour des politiciens, c'est peut-être un jeu d'enfant que de rouler ce peuple malheureux (ils le lui ont bien montré le 8 novembre) mais ce dont nous sommes assurés, c'est qu'avec toute leur ruse ils n'arriveront plus jamais à le rendormir.

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François MAURIAC, “6 février,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/158.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1935_02_06.pdf