Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Le théâtre du Vieux-Colombier

Référence : MEL_0018
Date : 15/01/1914

Éditeur : Cahiers de l'Amitié de France
Source : 3e année, n°1, p.52-54
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Le théâtre du Vieux-Colombier

Dans cette salle de l'Athénée-Saint-Germain où j'ai vu des patronages interpréter la Fille de Roland et France d'abord, M. Jacques Copeau a fondé un nouveau théâtre “sur l'indignation”. Il ne lui a pas suffi de crier que l'art dramatique se meurt, que les officines des boulevards nous servent de honteuses cuisines –mais il a voulu édifier un théâtre selon son cœur.
Après qu'il les eut réunis, cet été, en une retraite quasi mystique, de jeunes acteurs ont renoncé à toute gloire personnelle: Dès l'instant qu'ils entrent en scène, ils acceptent de n'être plus que Valère, Dorante ou Célimène. M. Copeau, lui, renonce aux toiles peintes, aux cartons découpés, à ces “cosmoramas” où excelle M. Carré. La pauvreté embellit une œuvre comme elle embellit un cœur humain: en accordant, avec un art aigu, les couleurs, en groupant les personnage selon des lois harmonieuses, M. Copeau nous donne, à peu de frais, d'émouvantes visions.
Au seuil de son théâtre, MM. Rostand, Coolus et Kistemæckers doivent laisser toute espérance: M. Copeau est très décidé à ne monter aucune de leurs pièces. Mais d'inconnus chefs-d'œuvre seront exhumés. Déjà, Une femme tuée par la douceur de Thomas Heywood et qui est un drame de l'adultère, nous propose des cas de conscience dont M. Hervieu ne s'était jamais avisé: le mari qui surprend les coupables, les épargne afin qu'ils ne paraissent pas en état de péché mortel au tribunal de Dieu. Un drame de Paul Claudel: l'Échange, nous est promis. Ainsi des hommes, guidés par l'unique souci de l'art, vont droit à des œuvres qu'un grand souffle chrétien traverse. Je ne prétends pas insinuer ici qu'entre la morale catholique et l'art, il ne saurait exister de conflit. Du moins, sur ce théâtre, nous ne devons redouter rien de bas: Eschyle, Euripide, Racine, Molière, Musset, Mérimée, Becque, Renard seront interprétés au Vieux-Colombier. Il ne s'agit donc plus d'une petite scène éphémère pour jeunes gens compliqués, possédés d'intentions obscures. L'œuvre de M. Copeau n'a rien des théâtres d'avant-garde, tels qu'on les concevait en 1890.
M. Copeau, malgré qu'il ait réduit au minimum ses dépenses, peut-il compter sur un public suffisant et même sur ce “moindre public” de professeurs, de jeunes hommes, d'étudiantes russes? J'ai souvent noté chez des intellectuels peu de goût pour le théâtre “parlé”. Ils aiment mieux, au coin du feu, lire les pièces de leur choix. J'observe aussi que des hommes intelligents, fatigués par un travail de spécialiste, succombent, le soir, à la tentation du boulevard et s'excusent de subir des pièces idiotes, sur le mérite des acteurs qui la jouent. Le plus scrupuleux artiste est pourvu souvent d'une femme qui aime voir des toilettes, et si l'on est assuré que la comédie de M. Coolus ne vaut rien, du moins ses collaborateurs Redfern et Paquin ne sauraient nous décevoir. Le goût du chiffon attire au théâtre la foule et surtout l'élite. Même le chiffon masculin passionne les artistes. Dans un grand magazine, M. Emile Henriot consacre à la cravate et au gilet d'ingénieux dithyrambes. La Mode est une divinité. M. Emile Henriot la sert avec un humble zèle. Pour l'honorer, il collabore au Jardin des modes nouvelles et s'il admire le “style” de M. Marcel Boulenger, ne crions pas au miracle: M. Henriot veut parler du style que M. Boulenger montre dans son ajustement.
Qu'importe aux gens du monde la comédie? Ils cherchent au théâtre une atmosphère de luxe, des rencontres et des philosophies de couloir. Et puis quel autre passe-temps inventer jusqu'à minuit qui est l'heure où les professionnels du plaisir organisent leurs médiocres sabbats? Vous m'assurez que vous êtes délivrés de ces petitesses. Appliquez-vous au moins à les détruire autour de vous. Ce jeune homme qui ne peut se résoudre à retenir sa place pour un concert dominical, si vous l'y décidez, se montre transporté et goûte avec passion la musique. Il n'en opposera que plus d'inertie le jour où vous l'inciterez encore à s'émouvoir noblement. Cette peur de l'effort même pour le plaisir, a fait échouer déjà de belles entreprises. Que ce ne soit pas le sort du Vieux-Colombier: un théâtre où tout est subordonné au drame, où acteurs et décorateurs n'essayent pas de triompher aux dépens de l'auteur mais le servent dans ses moindres intentions, voilà ce qui n'existait plus en France –sinon les soirs où Mademoiselle Bartet, avec un détachement sublime, jouait Andromaque et Bérénice.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Le théâtre du Vieux-Colombier,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/18.

Transcribe This Item

  1. BnF_Cahiers_1914_01_15_2.pdf