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La Haine

Référence : MEL_0185
Date : 14/07/1936

Éditeur : Le Figaro
Source : 111e année, n°196, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
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La Haine

La haine qui divise les Français a de profondes racines dans le temps. J’ai entendu, à la table d’une dame stupéfaite, deux vieux messieurs échanger des propos fort aigres sur le Quiétisme, l’un tenant pour M. De Meaux, l’autre pour M. De Cambrai: Bossuet et Fénelon continuent de se battre dans de vieilles cervelles.
Tel petit homme de lettres, huguenot cévenol, qui défile avec le Front populaire, c’est contre Louis XIV, persécuteur des Camisards, qu’en vérité il lève le poing. La haine est aussi fraîche en lui que dans son bisaïeul, à l’époque où Mme de Maintenon écrivait qu’il n’était point de courrier qui n’apportât au roi de grands sujets de plaisirs: à savoir la nouvelle de conversions par milliers.
Et sans remonter au déluge, je me souviens de Gide, un jour, glissant d’une voix amère à un ami commun, ces paroles qui paraîtront incompréhensibles aux jeunes gens d’aujourd’hui: “Oui! Oui! vous avez signé pour la veuve d’Henry!” même en 1936, je gagerais qu’autour d’une table le nom de Dreyfus ferait se battre les gens mieux que celui de Staline.
Osons dire que l’unité française s’est faite non dans l’amour mais dans la haine. Voilà une belle raison de ne point désespérer. Nous ne nous haïssons ni plus ni moins qu’au temps des Grandes Compagnies et des Jacqueries. Les deux fronts ne s’opposent guère plus que Bourguignons et Armagnacs, que Catholiques et Réformés; et l’étranger ne s’occupe guère moins de nos affaires qu’en ces époques bénies.
“Ligue” et “parlement” sont deux vieux mots qui n’évoquent pas des images de tendresse. Méditez les éphémérides: il n’est aucun mois en France d’où ne monte l’odeur du sang innocent. Juin a ses journées, mais juillet a ses Trois Glorieuses, sans compter la glorieuse prise de la Bastille qui ne fut pas une berquinade. Août se glorifie de la tuerie des Suisses et Septembre se pare de ses massacres. Il faut croire que tout ce sang séché compose un ciment qui en vaut un autre.
L’étrange est que ces foules qui se haïssent opposent des hommes qui, dans le privé, se comprennent à demi-mot, se rejoignent par les racines. Chaque Français a un parti, mais il le trahit vingt fois le jour dans le secret de son cœur. Il suffit qu’on leur fasse porter le même uniforme, à la caserne, pour que ces jeunes frères ennemis ne songent plus qu’à s’entr’aider. Et même dans le civil… Nous sommes du pays d’Hermione qui ne peut jamais savoir si elle hait ou si elle aime.
Ainsi nous efforçons-nous de nous consoler… Pourtant je connais des Français qui, dans cette atmosphère d’exécration, ne respirent plus, que la hargne de certains journaux désespère, et qui ne peuvent plus supporter le spectacle de tous ces poings tendus. Les voix sont faites pour s’appeler, les yeux et les bouches pour se sourire, les mains pour s’éteindre. On le voit dans l’ordinaire de la vie, surtout avec le peuple, dans toute rencontre où la politique n’intervient pas. Non pas une fois, mais dix fois, des chauffeurs de taxi, en entendant ma voix blessée, m’ont dit: “Non, mais qu’est-ce que vous tenez comme rhume!” et m’ont livré d’infaillibles recettes où le vin chaud se mêlait à l’absinthe. Je me souviens de ce porteur, l’an dernier, qui à la descente du train nous accueillit avec un air joyeux de vieille connaissance, un bon sourire amical: “Vous me reconnaissez? C’est moi qui ai porté votre valise au départ…” Le moindre geste entre les hommes est un commencement d’amitié, une ébauche d’alliance.
Nous avons tous l’expérience de cette chaleur humaine, de cette camaraderie. Il faudrait que chacun de nous, en ces temps de lutte civile, s’efforce de l’entretenir en lui, de la susciter dans autrui. La haine coule à pleins bords? Vivons donc à contre courant.

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François MAURIAC, “La Haine,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/185.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1936_07_14.pdf