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Le démon de l’Espagne

Référence : MEL_0191
Date : 09/01/1937

Éditeur : Le Figaro
Source : 112e année, n°9, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique

Description

Le spectacle d’une danseuse espagnole fait surgir l’image des victimes de la guerre civile et le souvenir de l’attitude condescendante du reste de l’Europe pour la nation espagnole.

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Le démon de l’Espagne

De la brume et de l’engourdissement d’un music-hall, où j’ai été entraîné, ce soir, une Espagnole jaillit, la tache rouge d’un œillet au sein. Sa danse est une sorte de rage qui cède à la torpeur, renaît, puis retombe. L’Espagne est-elle encore vivante? Depuis plusieurs semaines nous ne l’entendions plus respirer. Il ne venait d’au delà des Pyrénées qu’une rumeur d’injures échangées dans tous les dialectes du monde: des races ennemies s’entre-tuaient sur un cadavre… Et voici tout à coup que la mantille sombre de la morte flotte au-dessus d’un de ces spectacles où la forme féminine, livrée aux regards, est séparée de l’esprit qui la transfigurait. Parmi tous ces jeunes corps sans âme, l’Espagnole seule est pour un soir une âme désincarnée. Absente enfin de la tuerie dont elle est le prétexte, elle a abandonné son corps aux bourreaux; et la voici qui danse pour nous qui l’aimons et la laissons mourir.
Elle danse, elle danse… J’ai sur les genoux un journal, frais imprimé, où j’ai lu tout à l’heure: “Dans la morgue de Chamartin de la Rosa, dans le quartier de Tétouan, cinquante corps étaient déjà allongés à cinq heures de l’après-midi…” Dans cette foule venue pour s’enchanter de la beauté des corps, combien sont-ils à voir que cette jeune fille en deuil danse sur un charnier?
Mais ceux mêmes qui s’entretuent là-bas en son nom, plaignent-ils l’Espagne? Que représente-t-elle aux yeux de ces Tudesques, de ces Italiens, de ces Anglo-Saxons, de ces Slaves? Il n’est pas de pays plus méconnu, plus dédaigné des nations qui, sous divers vocables, n’ont jamais adoré que la force au service de la matière.
A Madrid, durant les derniers jours de la monarchie, je me souviens d’avoir dîné chez un Grand d’Espagne, vrai modèle du Greco. De son bel œil sali de bile, il observait le représentant d’une puissance étrangère qui, le verre d’alcool à la main, parlait trop fort et dont un rire aviné fendait la face rouge brique: “Quand je songe, me dit l’Espagnol à mi-voix, que ces gens-là nous considèrent comme des singes!”
L’Espagne n’a jamais beaucoup compté à leurs yeux; mais la voici chaque jour plus étrangère à cette bataille des nations qui se livre sur son corps. Elle est foulée aux pieds des Gentils incapables d’entrer dans son mystère. Ces Russes, ces Italiens, ces Allemands viennent vider dans sa maison saccagée une querelle qui ne la concerne pas, et son propre martyre lui demeure une énigme.
Des deux côtés, les chefs ont trafiqué de son âme; des deux côtés ils l’ont livrée à des loups qui font semblant de se manger entre eux… Au vrai, ils se dévorent par procuration. Ils jouent leur partie à des centaines de lieues de chez eux. Quel merveilleux champ de manœuvres! Quel champ de tir inespéré! Ils essaient, sur le corps piétiné de l’Espagne, leurs tanks et leurs torpilles. Ils sont bien les descendants de ceux qui se servaient de leurs esclaves pour expérimenter des poisons.
Il est de moins en moins question de la victime. Ce peuple espagnol, à la fois le plus charnel et le plus spirituel, où toute idée s’incarne, où dans les cœurs les vagues de l’amour divin et de la passion humaine confondent leur écume, ce peuple est devenu la proie de ce qui paraît être le plus hostile à son génie: on l’assassine au nom de systèmes qu’il ne pourrait même concevoir, lui qui, au fond, n’a jamais balancé qu’entre la sainteté et l’anarchie, et dont la roche calcinée sépare l’enfer du ciel. Et il jette sur les nations rangées en cercle autour de son martyre, le regard effaré du taureau couvert de sang, qui ne sait plus ce qu’on lui veut.
Du démon auquel l’Espagne est livrée, on ne saurait dire que la main droite ignore ce que fait la main gauche: les protagonistes de cette guerre civile se doutent-ils que dans chaque camp c’est le même Esprit qui les meut, qui les précipite les uns contre les autres? Un Esprit qui leur est étranger: car l’Espagne a son démon certes, un démon qui n’appartient qu’à elle: cruel et triste, amoureux du sang et de la mort, mais ce n’est pas celui qui, depuis six mois, la déchire. Elle agonise, dévorée par un démon sordide et qui n’est pas à sa mesure. Le Maître de Moscou et de Berlin peut bien fouler ce peuple comme une vendange au pressoir; il ne le possédera jamais de l’intérieur; il règnera sur lui par la vertu de son poing gauche ou par la puissance de son poing droit; mais il ne réduira jamais ce “château” secret de l’âme espagnole où le drame qui se joue dépasse celui de la distribution des richesses, échappe aux catégories de l’époque et rententit dans l’éternité.

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François MAURIAC, “Le démon de l’Espagne,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/191.

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