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A l'ami de Rimbaud

Référence : MEL_0201
Date : 04/10/1937

Éditeur : Le Figaro
Source : 112e année, n°277, p.5 et 7
Relation : Notice bibliographique BnF

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A l'ami de Rimbaud

Nous avons appris, par une dépêche de la Cité du Vatican, la démission de Mgr Jarosseau, à l’heure où il quitte cette Ethiopie dont il fut l’apôtre; nous ne croyons offenser personne en saluant très bas le vieil évêque.
Je ne l’ai jamais rencontré, et pourtant je le vois sur le pont du bateau qui s’éloigne; j’imagine son dernier regard à cette terre pleine de morts. C’est qu’entre un écrivain français et ce prêtre de quatre-vingts ans, un intercesseur existe: l’aventurier qui, malgré la traversée de l’enfer, gardait encore dans sa figure boucanée les yeux bleus de l’enfance et qui venait parfois, la nuit, s’asseoir dans la case du Père. Si Arthur Rimbaud s’est endormi dans le Seigneur à l’hôpital de la Conception, à Marseille, peut-être le dut-il au pauvre prêtre du Harrar dont la piste avait croisé la sienne en ce pays de la soif.
Qu’il nous soit permis de suivre la trace de Rimbaud et en esprit, de nous asseoir, nous aussi, aux pieds du missionnaire. Qu’il nous soit permis d’appuyer notre front à ce vieux chêne consacré, visité par la foudre. Qu’il sache que des Français sont unis à lui, tous ces jours-ci.
“Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, s’écrie Pascal, oh! qu’il leur faudrait obéir de bon cœur! La nécessité et les événements en sont infailliblement.” Il est vrai… Mais l’événement qui, à l’extrême soir d’une vie immolée, anéantit le fruit d’un demi-siècle d’efforts et de souffrances, un saint lui-même ne l’envisage pas sans frémir.
Il faut bien en comprendre l’horreur: déjà l’apôtre chargé d’ans et portant sa gerbe, voyait s’ouvrir les portes éternelles; déjà le vieillard triomphant, mais à bout de souffle, entonnait le nunc dimittis… et tout à coup, il ne tient plus dans ses faibles bras que le cadavre écrasant de son peuple.
Lorsque le chrétien, au milieu du chemin de sa vie, songe à tous les bons prêtres qu’il a connus, il en vient à se demander si l’échec apparent d’une destinée sacerdotale n’est pas la mesure même de sa sainteté. Le disciple n’a jamais fini de se conformer à son maître. Ce cri que l’habitude a dépouillé pour nous de son tragique: “Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné?” il n’existe pas de saint qui ne l’ait jeté dans les ténèbres de la troisième heure. François d’Assise —(dont je crois que Mgr Jarosseau porte la bure)— est mort sur la terre nue, convaincu que cette pauvreté, qu’il avait si amoureusement épousée, était répudiée par ses fils et par l’Église.
Tel est un des aspects les plus déroutants de cette nécessité dont parle Pascal et qui est le maître que Dieu nous donne de sa main: après dix-neuf siècles, il n’est plus aussi simple qu’à l’aube du christianisme de rendre à César ce qui est à César; les comptes de l’éternité et ceux du temps sont terriblement confondus. Ce n’est pas à nous, fidèles, qu’il appartient de les démêler. La Grâce seule possède le secret de ces partages: à la rose d’or que Pierre dépose sur les genoux de la Reine d’Italie, impératrice d’Éthiopie, il reste assez d’épines pour tresser la couronne d’un vieux capucin français qui s’en revient mourir chez nous.
Les saints sont associés à un interminable échec, à une agonie qui durera autant que le monde. Si nous nous en persuadions enfin, nous cesserions sinon d’en souffrir, du moins d’en être scandalisés.

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François MAURIAC, “A l'ami de Rimbaud,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/201.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1937_10_04.pdf