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La Cagoule

Référence : MEL_0207
Date : 24/01/1938

Éditeur : Le Figaro
Source : 113e année, n°24, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
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La Cagoule

Aussi peu cagoulard que l’on soit, cette affaire étonne encore plus qu’elle n’indigne. Depuis que la France est France, on n’avait jamais entendu dire chez nous que le type “ingénieur de chez Michelin” inclinât au terrorisme, ni qu’il tuât volontiers par ordre. Il y a là un phénomène si étrange qu’après avoir poussé des cris, la sagesse serait d’y appliquer son attention froidement, et de remonter aux causes.
Qu’on ne me soupçonne surtout pas de quelque complaisance inavouée à l’égard de ces furieux. Si j’en découvrais dans mon cœur la moindre trace, j’en ferais l’aveu sans vergogne. Au fond de tout être humain, même le plus inoffensif, il existe des routes mal frayées en direction de bizarreries et de crimes –des routes qui ne sont ignorées de lui-même que s’il n’est pas né chrétien et romancier. Mais je suis bien assuré qu’il ne s’en trouve aucune en moi qui aboutisse au crime politique.
Enclin par goût et entraîné par profession à me mettre à la place des gens et à refaire en esprit le trajet qui les conduisit à telle ou telle extrémité –habile à entrer, par une sorte d’autosuggestion professionnelle, dans leurs sentiments les plus étranges, je sais d’avance qu’il serait vain de prétendre me glisser dans la peau du monsieur bien élevé qui dépose une bombe chez un innocent concierge d’un de ces lugubres immeubles du quartier de l’Etoile.
Ce n’est certes pas la cruauté du monsieur bien élevé qui m’étonne. Dans le bon bourgeois, fils respectueux, père excellent et tendre époux, les réserves de férocité sont incalculables, nous le savons. Les hommes graves qui, de siècle en siècle, ont appliqué la torture à d’autres hommes, étaient d’honnêtes gens comme vous et moi; et si la Bastille n’avait pas été prise, ni Marat, ni Robespierre, ni Fouquier-Tinville n’eussent été fort différents des vétérinaires et des gens de robe à qui nous avons affaire chaque jour.
Mais cette férocité, qui est la chose du monde la mieux partagée, demeure chez le bourgeois presque toujours légale et d’ordinaire, ne se donne libre cours que dans les formes de la justice. C’est ce qui la distingue de la férocité populaire, prime-sautière et facétieuse. Nous n’avons jamais douté que quelques-uns des gens charmants avec qui nous dînons, à quelque parti qu’ils appartiennent, seraient fort capables de faire fusiller cinquante mille personnes suspectes de ne point penser comme eux, et d’anéantir une ville à coups de bombes asphyxiantes, mais ce serait autant que possible dans les règles et, si j’ose dire, en toute sécurité de conscience.
Chez les cagoulards, nous nous trouvons donc en face d’un phénomène tellement nouveau et insolite, que nous devons d’abord le considérer comme un signe. Des éléments inconnus se sont introduits dans le corps de la France et y suscitent des désordres si singuliers que nous souhaiterions qu’ils fussent étudiés avec méthode et rigueur, par des spécialistes et des témoins très peu engagés dans la lutte politique: un Daniel Halévy, par exemple, ou un Siegfried.
Au départ même de leur enquête, ces docteurs se heurteraient à un premier obstacle: la Police. Gardons-nous de nous faire de la Police une image romantique. Reconnaissons-lui le droit, quand elle tient une piste, de ne pas se découvrir trop tôt. Il n’empêche que sa mission n’est pas d’abord de mettre la main sur le criminel, mais de prévenir le crime. Or, tout au long de 1937, les gens de la rue entendaient parler de dépôts d’armes, de serments dans des garages et d’autres histoires de même acabit. C’est même cette publicité, l’apparence “perruque blonde” de cette conspiration qui nous empêchait de la prendre au sérieux. La Police, elle, laissait filer le gibier comme si elle avait craint qu’il n’eût pas fait encore assez de ravage… Elle tenait en réserve, soignait, engraissait diverses espèces curieuses de conspirations. Le poisson ne sait pas qu’il nage dans un vivier, qu’un œil noir le regarde… Nous voudrions être assurés que la Police ne poursuit jamais les délits qu’elle a provoqués, qu’elle ne punit jamais les crimes dont elle aurait pu empêcher l’accomplissement.
En tout cas, le premier soin de nos docteurs serait d’isoler le phénomène qui leur est soumis, de tout élément policier. Il leur resterait ensuite à confronter tous les attentats de même style dont la France a été le théâtre depuis la guerre. Et ici l’ordre chronologique devrait être considéré: il n’est pas sans importance que l’assassinat de Koutiépoff ait précédé de plusieurs années celui des frères Rosselli.
Enfin, il s’agirait de savoir si ce n’est pas le même microbe qui a atteint les circonvolutions droites et les circonvolutions gauches du cerveau français et, pour parler net, si le crime commun à certains éléments de la Gauche et à certains éléments de la Droite n’est pas d’avoir vendu leur âme à un démon qui n’est pas de chez nous.

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François MAURIAC, “La Cagoule,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/207.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1938_01_24.pdf