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Ville ouverte

Référence : MEL_0208
Date : 02/02/1938

Éditeur : Le Figaro
Source : 113e année, n°33, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique

Description

Scandalisé par la « balance » faite entre les victimes, François Mauriac utilise la figure mythologique du Minotaure dévoreur d’enfants pour réclamer la protection des villes ouvertes, en faisant comprendre aux Allemands et Italiens qu’eux aussi pourraient être victimes du monstre.

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Ville ouverte

Le difficile, c’est de parler de ces choses froidement, sans que personne puisse vous soupçonner de chercher des effets, ni de vous être dit: “Quatre-vingt-cinq cadavres d’enfants, quel beau sujet d’article!” Qui de nous pourtant, aujourd’hui, n’éprouve, au milieu des hommes, la tentation du silence? Nous ne souhaitons plus que de nous plaindre en secret devant Dieu, ou si nous n’avons pas la foi, devant les arbres et sous les étoiles:

C’est à vous qu’il convient d’ouïr la grande plainte

Que l’humanité triste exhale sourdement.

Le difficile, c’est de n’être pas interrompu dès les premiers mots par: “et les quinze mille prêtres de Barcelone?…” et de ne pas déchaîner aussitôt la morne bataille à coups de cadavres. Comme si chaque parti avait un compte ouvert sur la mort, un crédit illimité! comme si les quatre-vingt-cinq enfants assassinés, un dimanche à midi représentaient des arrérages, comme s’ils étaient légalement dus à ce Minotaure doué d’une ubiquité effroyable et qui se gorge de sang à la fois en Espagne et en Chine!
N’essayez pas de faire entendre aux adversaires qu’on ne saurait comparer des choses qui ne sont pas de même nature, et qu’il est vain de prétendre établir quelque rapport entre le massacre atroce auquel se livre un peuple furieux, le lendemain d’une rebellion militaire, et le bombardement d’une ville ouverte, arrêté, décidé et mis au point dans le silence du cabinet. (On voudrait savoir pourquoi ils ont choisi un dimanche: est-ce à cause du vide des rues et pour tuer moins de monde? ou au contraire parce qu’ils espéraient beaucoup des promenades en famille?…)
Il faudrait que dans les capitales de l’Europe la question du bombardement des villes ouvertes soit posée en dehors de toute polémique, sans cris d’indignation ni vêtements déchirés, sans allusion aux cadavres de femmes et d’enfants. Cela ne sert de rien: ces cadavres, nous les voyons tous les jours au cinéma, entre un match de football et une exhibition de patinage sur glace. Pas un cri, pas un soupir ne monte de la foule engourdie et repue.
Ce qu’il faudrait lui faire entendre, à cette foule, c’est que le Minotaure n’a pas pour l’Espagnol, pour le Chinois ni pour l’Abyssin un goût exclusif, qu’il s’entraîne, qu’il se met en appétit, qu’il s’engraisse et se fortifie en vue d’une curée où nous ne serons plus seulement spectateurs. Ce qu’il faut leur répéter, c’est que demain peut-être c’est nous qui serons filmés par les opérateurs du Pathé-Journal penchés sur une rangée funèbre et cherchant à reconnaître un visage.
Si nous ne sommes capables de nous émouvoir que lorsque notre sort est en jeu, voici le moment de frémir, bonnes gens.
Un jeune Allemand, Ernst Erich Noth, publie ces jours-ci un roman, La Voie barrée, dont le héros évadé d’Allemagne se réfugie en Provence, au sein d’une bonne famille qui l’adopte, et à laquelle il s’attache de tout son cœur: “…Il lui arrivait de rire et de plaisanter avec eux, écrit Ernst Erich Noth, et que tout à coup son rire se brisât quand cette idée lui venait à l’esprit: Ils ne savent pas que la destruction approche, ils ne savent pas que le destin étend déjà la main sur eux.”
Mais cette main s’étend aussi sur les peuples qui nous sauteront à la gorge. Bourgeois de Francfort et de Cologne, frères de Milan et de Turin, croyez-vous donc que la France tendra l’autre joue? N’aurez-vous pas pitié de vous-mêmes? Qui que nous soyons, Français, Anglais, Allemands, Italiens, tout ce que nous ferons pour la défense et la protection des villes ouvertes, c’est pour nous que nous le ferons –pour nous, pour nos femmes, pour nos fils. Voilà sans doute l’argument unique auquel la prodigieuse insensibilité de l’Europe nous permette encore d’avoir recours.
Hâtons-nous, car le printemps approche. Il se presse, cette année; il devance son heure. Les arbustes des jardins d’Auteuil sont déjà verdissants. Je n’aime pas cette impatience de la nature, cette intervention sournoise, cette complicité de Cybèle et du dieu des morts… Je me méfie de cette brise trop douce, de ce vent tiède qui sent la terre, l’argile; de ce souffle qui a une odeur de destin.

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François MAURIAC, “Ville ouverte,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/208.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1938_02_02.pdf