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La Victoire des vaincus

Référence : MEL_0210
Date : 18/06/1938

Éditeur : Le Figaro
Source : 113e année, n°169, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
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La Victoire des vaincus

Dimanche, à Port-Royal-des-Champs, deux jeunes compagnons s’irritaient, comme j’aurais fait à leur âge, de cette solitude envahie par la foule. Il faut bien que le déclin nous donne parfois une impression d’enrichissement: je ne suis plus irrité, mais attendri par les visiteurs du dimanche, dans un de ces lieux sacrés de notre jeunesse.
Il y avait là quelques fervents assis dans l’herbe autour d’un conférencier qui leur expliquait, avec beaucoup de feu et de finesse, l’homme selon saint Augustin. Mais même aux promeneurs qui erraient dans ce vallon, sans rien connaître du drame spirituel dont il fut le théâtre, même à ceux-là je me sentais lié.
J’aurais voulu leur dire: “Tout ce qui d’ici a pu être arraché par la force, l’a été. Il ne reste pas pierre sur pierre de cette abbaye fameuse, les tombes ont été violées, les cendres dispersées. Et voyez: vous-même qui ne connaissez pas cette histoire, vous demeurez sensibles à une présence, à une affirmation obstinée.”
Certes, c’était bien une hérésie qui prit sa source dans ce vallon, et justement condamnée. Mais l’abominable violence a fait de l’erreur une vérité relative, dans la mesure où l’erreur vécue en toute bonne foi, héroïquement et jusqu’au don de soi-même, participe à la vérité.
Ce fut toujours le rôle des bourreaux que d’unir par un fleuve de sang la vérité intacte aux vérités que nous ne croyons pas toutes pures. Un Hitler n’a peut-être pas d’autre mission en ce monde que d’enseigner à des hommes séparés par la doctrine et par la race, qu’ils ne relèvent de la même haine que parce qu’ils relèvent du même amour.
Et songeant que c’était à cet endroit de la terre que Pascal, une nuit, échangea avec son Seigneur des paroles qui nous brûlent encore, je me disais que tout le mal sorti de Port-Royal-des-Champs avait été peut-être compensé par ce seul témoignage, par le tête-à-tête de Blaise Pascal et du Sauveur, par cette confrontation avec son Dieu d’une personne qu’un nom désigne, chargée de son destin différent de tous les autres destins.
Avec son Dieu, non le Dieu de Calvin, de Jansénius, ni même l’Etre tel que le conçoit un Docteur de l’Église, mais tel qu’il se manifeste lorsqu’il parle à l’un de nous et qu’il s’établit au centre d’une pauvre histoire, d’un humble drame individuel.
Autour de ce colloque, des furieux renversent les murailles, violent les tombes, dispersent les cendres; et quand il ne reste plus rien que les peupliers, les hautes herbes et le vent, nous percevons encore, après des siècles, dans ce clair dimanche de juin, la réponse adorable que Pascal entendit ici-même, un soir de novembre: “Je t’ai aimé plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures.”
Le vieux Roi ne savait pas que dans ce Port-Royal désolé par ses fossoyeurs, deux voix: celle d’un homme et celle d’un Dieu, continueraient de se répondre dans les branches, et que sa fureur tout espagnole d’exhumer des religieuses endormies n’interromprait jamais le dialogue de feu.
“Avec toutes sortes d’indécences”, ces corps sacrés, quelques-uns encore dans leurs habits, furent entassés, et alentour rôdaient les chiens. Ce crime s’accomplit en ce mois de novembre 1710 qui ramenait justement l’anniversaire de la nuit où Pascal pleura de joie.
Les saisons règnent maintenant sur la vallée sauvage qui, selon l’inoubliable mot du marquis de Pomponne, “avait eu le malheur de déplaire à Sa Majesté”. Tandis que les cendres impalpables des victimes attendent la résurrection, nous demeurons un peu à l’écart de la foule des dimanches, assis dans l’herbe de juin qui recouvre la terre apaisée à l’endroit même où Jean Racine, aux pieds de M. Hamon, ne repose plus.
Pourquoi, sur le chemin du retour, n’était-ce pas une parole prononcée ici qui me hantait, mais une autre tombée des lèvres de ce saint espagnol, Jean de la Croix, un siècle avant Pascal, et qui est tellement faite pour nous attendrir, mais aussi pour nous terrifier si nous avons subi la fascination de la Force? “Au soir de cette vie, vous serez jugé sur l’amour.”
Il est vrai que c’est parfois l’amour qui nous pousse à une violence injuste. Et l’auteur des Provinciales lui-même… Tout homme qui construit, qui fonde, fût-ce par le fer et par le feu, c’est que la haine seule ne l’anime pas. Telle sera peut-être la ruse dernière de la miséricorde que dans nos fureurs les plus folles et que dans les excès et dans les abus de la force, elle saura découvrir une étincelle d’amour.

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François MAURIAC, “La Victoire des vaincus,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/210.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1938_06_18.pdf