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Hérésie ou cheval de bataille

Référence : MEL_0218
Date : 08/05/1939

Éditeur : Le Figaro
Source : 114e année, n°128, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Hérésie ou cheval de bataille

Certains hommes découvrent des terres inconnues, d’autres des étoiles, d’autres des sources, d’autres des hérésies. Sans ce professeur de Liège, M. De Corte, nous ne saurions pas que le Surnaturalisme empoisonne aujourd’hui les chrétiens. Qu’il s’agisse là d’une belle et bonne hérésie, nous pouvons en croire M. Henri Massis, maurassien d’étroite observance, et qui s’y connaît. Il nous est même permis de mesurer le péril à la violence que doit se faire M. Massis pour désigner d’une phrase hésitante et d’un doigt qui tremble un peu, des hommes à qui nous savons qu’il doit beaucoup: “La renaissance thomiste elle-même en est compromise, ose-t-il écrire, et se trouve frappée d’inanité dans la personne de ses représentants les plus en vue…”
Mais enfin, qu’est-ce donc que le Surnaturalisme? Je devrais en être informé mieux que personne puisque je suis, d’après M. De Corte, l’un des coryphées: “De Rousseau à Marx ou à Mauriac…”, écrit-il. Marx et Mauriac! Quel rapprochement! Quelle promotion! Mais aussi quelle surprise! Je suis le Monsieur Jourdain de l’hérésie: je faisais de l’hérésie sans le savoir.
Mais l’étrange, c’est qu’à première vue, l’erreur dénoncée à Liège me paraît être aux antipodes de tout ce que j’ai pensé et écrit depuis que je suis en âge de tenir une plume: “De Rousseau à Marx ou à Mauriac, la dominante de notre époque n’est qu’une haine sourde, tenace, diabolique, de la nature de l’homme…” Or, rien ne m’a intéressé au monde que la nature de l’homme, justement. Hier soir, à la représentation de cette Ondine ravissante, de Jean Giraudoux, comme je me sentais incapable de quitter la nature d’un pas et de goûter d’autres féeries que celle des sentiments et des passions! De la nature de l’homme tel qu’il est, je tiens le meilleur témoignage de ma foi. Il n’est pas une seule de mes créatures, même parmi les plus criminelles, en qui je n’aie cherché et découvert les titres de son origine divine. “Grandeur de l’âme humaine”, j’inscris ces quatre mots de Pascal en exergue de toute mon œuvre.
Mais il s’agit bien de cela! Pour que M. Henri Massis ait monté en épingle avec tant de soin cette mirifique hérésie, il fallait qu’il y eût de la politique dans l’affaire. Et, en effet, nous n’avons pas à la chercher loin: voici le bout de l’oreille qui passe sous le bonnet du professeur de Liège: “Si l’économie, la politique et même la culture n’ont pas en soi un objet naturel, écrit-il, si elles sont subjectivement polarisées dans un esprit mystique (aussi bien intentionné soit-il) qui s’aveugle sur leur aspect strictement naturel, alors il n’est plus qu’à se croiser les bras et à espérer de la seule sainteté la solution des problèmes angoissants de notre époque… L’amour le plus généreux n’a jamais pu remplacer l’exacte considération du réel…”
L’exacte considération du réel serait donc le fait de l’homme naturel, non de l’homme religieux, non du mystique assez naïf pour se cabrer devant certaines méthodes pratiques par les “chefs” que M. Massis adore même quand il les blâme, et qui ont conduit l’Europe à l’extrême bord de la destruction et de l’anéantissement.
Non, ce n’est pas nous qui dissocions la nature humaine, nous qui croyons que la Grâce pénètre l’homme tout entier. C’est vous qui créez cette fiction de l’homme naturel dont la conduite ne relèverait pas, lorsqu’il s’agit des affaires publiques, de la parole de Dieu. Si le Surnaturalisme consiste à croire que ce qui est mal ne peut être bien en aucune circonstance, qu’aucune raison d’ordre politique ou économique ne saurait empêcher le crime d’être le crime, nous sommes de ces hérétiques-là, en effet. Lorsque Caïphe, devant le Sanhédrin, s’écriait: “Il est de notre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation entière ne périsse pas”, il montrait comme il avait peu de disposition pour ce que MM. De Corte et Massis appellent le Surnaturalisme; il pensait, comme ces messieurs, que l’amour le plus généreux n’a jamais remplacé l’exacte considération du réel. Mais ayant agi selon ce qu’il croyait être la sagesse humaine, il précipita son peuple dans l’abîme où il se débat encore après dix-neuf siècles.
Où cette méthode mènera les Nations des “chefs” de M. Massis, c’est le secret de Dieu. Nous croyons, nous, que lorsque le Christ dit qu’il est la Vie, il l’est à la lettre, au sens le plus physique, pour les Nations comme pour les individus et que la politique la plus chrétienne serait humainement la plus sage. Et pourquoi tendrions-nous à séparer l’homme mystique de l’homme naturel, à “l’hypostasier”, nous pour qui les valeurs qui sont le patrimoine commun de tous les peuples: respect de la personne humaine, la liberté, la bonne foi internationale ont, comme le proclamait le président Roosevelt dans son message du 6 janvier, leur plus solide fondement dans la religion, et donnent à la religion ses meilleurs garanties? Il n’y a pas deux sagesses et nous croyons et proclamons, avec Jacques Maritain, qu’une philosophie politique ne doit se fonder ni à droite ni à gauche, qu’il ne lui est demandé que d’être vraie. Or, nous savons qui est la Vérité.

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François MAURIAC, “Hérésie ou cheval de bataille,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/218.

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