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A propos d’une anthologie de la poésie française

Référence : MEL_0220
Date : 26/08/1939

Éditeur : Le Figaro
Source : 114e année, n°238, p.5
Relation : Notice bibliographique BnF

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A propos d’une anthologie de la poésie française

Cent pages d’introduction du ton le plus juste, où l’abondance des idées et des points de vue ne fatigue jamais le lecteur, parce qu’un art sans défaut y ménage de ces avenues bin dessinées dont en France nous avons toujours eu le goût; la méthode et l’exemple de Paul Valéry médités, “repensés” avec une ferveur lucide; le dessein d’un jeune lettré enthousiaste de rendre à notre poésie “le trésor de ses profondeurs” accompli dès les premières pages, où les extraits des poètes du seizième siècle éblouiront les Français que les muses captivent encore et qui, pour la plupart, connaissent à peine le nom de Maurice Scève –voilà bien des raisons de tresser des couronnes à ce brillant Thierry Maulnier.
Brillant, mais en proie à un démon étrange qui le pousse à immoler aux poètes qu’il chérit les poètes qu’il exècre. Ce compagnon d’Orphée se joint tout à coup et sans crier gare à la troupe des Bacchantes, pour le déchirer. D’une idée juste, il tire une sorte d’ivresse méchante qui le précipite contre ceux dont il ne devrait prononcer les noms qu’avec respect, s’il n’est plus capable de les aimer. Et, par exemple, il est très vrai que la révélation romantique, au sens allemand du terme, nous la devons bien moins à Lamartine, à Hugo ou à Musset, qu’à Nerval, à Baudelaire, à Rimbaud. Mais comment M. Thierry Maulnier ose-t-il en conclure que Lamartine, Hugo et Musset “manquèrent surtout de génie poétique, et que c’est par imposture, distraction ou malentendu, qu’ils sont restés dans l’histoire de la littérature française les types de l’abondance et de la richesse lyrique…”?
Est-ce lui, l’auteur des pages les plus fortes que nous ayons lues depuis longtemps sur la poésie française, qui se permet d’écrire du très grand Vigny: “Il y a, dans la médiocrité de Vigny, quelques vers si beaux que l’auteur en paraît irresponsable”? Mais lorsqu’il ajoute qu’il lui a paru inutile de rien extraire “des quelques poèmes agréables de Verlaine”, lorsque mettant le comble à ses mépris, il y ajoute des silences plus injurieux encore, et jusqu’à ne pas même nommer Francis Jammes, nous sommes tout de même en droit de nous rappeler que notre jeune confrère a été nourri sur les genoux de l’Injustice, qu’il s’est abreuvé du lait des furies, et qu’il n’a pas commencé encore d’en éliminer le poison.
Le pire est que ces attentats ne se bornent pas à des paroles: les disjecti membra poetœ jonchent le champ du carnage où M. Thierry Maulnier croit servir les muses en sacrifiant à ses dieux particuliers ceux que la multitude honore. Il arrache avec dédain un distique de La Légende des siècles, découronne brutalement une strophe de La Maison du berger de l’adorable vers qui nous y introduit; et Le Bateau ivre même est démâté par ses soins. Cette anthologies ressemble à l’Acropole et à ses merveilles pour qui le temps fut moins cruel que les hommes: son auteur aime la poésie comme lors Elgin chérissait le Parthénon.
Peut-être étonnerons-nous M. Thierry Maulnier en lui affirmant que ses victimes, ce ne sont pas les grands hommes qu’il insulte, mais les poètes qui lui sont chers, comme ils nous sont chers aussi, et pour lesquels il se montre un ami bien redoutable. Car nous avons, certes, le droit de préférer aux hautes cimes monotones les profondes vallées, leurs secrets et leurs sources. Mais un dieu stupide que son amour des vallées pousserait à abattre les montagnes ne serait pas mieux inspiré que M. Thierry Maulnier sacrifiant Lamartine, Hugo et Vigny, à Nerval, à Baudelaire et à Mallarmé. Qu’il soit capable d’embrasser la poésie française d’un seul regard, les premières pages de son introduction nous le prouvent; le malheur est que, son démon le saisissant, il s’exprime tout à coup en barbare insensible aux correspondances et aux contrastes de ce “massif” splendide où chaque sommet a sa lumière, ses fleurs, ses neiges, ses dieux. Pourquoi la ligne de faîte qui court de Maurice Scève à Mallarmé et à Paul Valéry nous défendrait-elle de suivre avec amour ce gave qui bondit de Villon à Verlaine et à Jammes?
Je ne lis plus jamais Lamartine, qui fut un dieu de mon adolescence. Vigny, Baudelaire et Rimbaud demeurent toujours à portée de ma main alors que j’ouvre à peine, quelquefois, Les Contemplations. Mais les proportions entre ces poètes demeurent les mêmes à mes yeux. Il ne s’agit pas de savoir qui est le plus parfait, car quel rapport de grandeur établir entre l’auteur octogénaire de La Fin de Satan et Rimbaud qui, à dix-neuf ans, se tait pour toujours? Gérard de Nerval a tout à perdre si vous le tirez de ses ténèbres pour le hisser jusqu’au piédestal où l’énorme Hugo se dressait dans la lumière crue. Il est nécessaire que l’ombre de Hugo s’étende sur Nerval pour que brille de tout son éclat “ce diamant aux feux obscurs”.
Le dessein que se proposait M. Thierry Maulnier de “définir par les textes même la ligne des hauteurs dominantes de l’histoire poétique française”, nul mieux que lui n’était digne de l’accomplir. Nous serions certes mal venu de lui reprocher des préférences qui, pour la plupart, sont aussi les nôtres, et si jamais nous avons rêvé nous-même de faire œuvre de poète, ce fut pour nous rallier à l’art poétique dont M. Thierry Maulnier nous livre la formule: “La mission propre de la poésie est d’offrir au plus solide du langage et au plus mystérieux du monde le lieu d’une miraculeuse coïncidence.”
Mais il n’appartient à personne de changer l’ordre, d’intervertir les places, de détruire les propositions. Le temps ne se trompe guère et assure à chaque poète l’espèce de renommée qu’il mérite: celle-là même que, presque toujours, il aurait lui-même choisie. Le laurier de Baudelaire ou de Mallarmé ne nous paraît-il plus précieux, plus enviable que toute la gloire du vieil Hugo? Et pourtant c’est Hugo qui demeure notre plus grand poète. Pour moi, je demeure fidèle aux génies que je découvris, en quatrième, dans les Morceaux choisis de M. l’abbé Ragon, et même, quelques années plus tôt, dans La Corbeille de l’enfance à l’usage des maisons d’éducation chrétiennes. Si jamais je rencontre un jour ces grands hommes sur le rivage des morts, je serai devant eux comme fut Stendhal, le soir qu’il vit lord Byron dans une loge de théâtre, à Milan: “…Comme la conversation languissait, M. de Brême chercha à me faire parler; c’est ce qui m’était impossible. J’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes.”

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François MAURIAC, “A propos d’une anthologie de la poésie française,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/220.

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