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Toucher la terre

Référence : MEL_0221
Date : 27/09/1939

Éditeur : Le Figaro
Source : 114e année, n°270, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Chronique
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Toucher la terre

Ce soir, la fumée des feux d’herbes est lente à s’épandre sur la campagne. Cette brume immobile nous donne la mesure de la paix que les champs n’ont pas perdue. Là où leurs troncs échappent à la brûlure de l’ouest, les arbres sont noirs. Mais les prairies avivées absorbent la lumière. Les labours finis, il ne reste que d’effeuiller la vigne pour que rien ne sépare plus le soleil de la grappe. Les mêmes voix montent des “règes”, que j’écoute depuis l’enfance au déclin d’un jour de septembre. Hors les vols de passereaux pillards qui s’abattent sur la vendange, les oiseaux préméditent leur voyage et se taisent.
Pourquoi parler aujourd’hui de ces choses qui ne confondent avec le bonheur d’être vivant? Parce qu’elles sont, parce qu’elles existent et que je les voix, que je les entends, que je les touche. Ainsi je m’exerce à ne rien dire, durant cette guerre, à ne rien écrire qui ne soit vrai, d’une vérité évidente pour chacun, à n’exprimer aucune émotion que je ne sois sûr de ressentir. Je touche la terre pour retrouver la force de croire à un monde bon et béni.
De même Emily Brontë, dans ce presbytère battu des vents où elle souffrait, inscrivait parfois sur un papier l’heure exacte de l’horloge, désignait la pièce où elle se trouvait, la besogne qu’elle venait d’interrompre, ce que faisaient au même moment son père, sa sœur Charlotte, son frère Branwell, la servante Tabitha dans la cuisine et jusqu’eau chien endormi, le museau sur les pattes. Elle ne livrait rien de son tourment secret, mais caressait pieusement l’humble visage que lui tendait la vie, à cette minute de la journée.
Puisque le devoir présent, m’assure-t-on, est de continuer de jouer à la balle, et que la balle dont je joue, c’est la parole écrite, du moins me garderai-je d’enfler la voix: incapable d’exprimer tout ce que j’éprouve, je n’inventerai rien de ce que j’exprimerai. A certaines heures, les faibles ont besoin des faibles. Peut-être en puis-je aider quelques-uns dans la mesure où je m’efforce de rester moi-même et où je n’essaie pas d’ajouter à ma taille une coudée.
Dans le drame inhumain où nous engage l’Allemagne, nous, Français, restons humains le plus possible. Dès le premier jour, le président Daladier a dit aux milliers de combattants à l’écoute qu’il pensait à eux avec tendresse. Parole, à une pareille heure, qui dépassait toute éloquence? Hier soir encore, il répétait ce mot de tendresse.
La dernière guerre nous a dépouillés de l’emphase et des attitudes trop dures. Ce n’est pas offenser les grandes ombres de Poincaré, de Clemenceau, du juriste et du jacobin, dont la sécheresse sans doute ne fut qu’apparente, de leur préférer l’universitaire d’aujourd’hui à l’accent paysan, qui n’a pas honte de son cœur.
Nous n’avons pas honte de notre cœur. Nous ne serons durs que malgré nous. Ses ennemis ont pu condamner notre peuple à utiliser aussi bien et mieux qu’ils ne le font eux-mêmes, l’appareil sanglant de la guerre, mais il ne leur appartient pas de nous faire une âme à leur image? “Je relis le Discours de la méthode, m’écrit un soldat, et cela fait spirituellement et moralement un bien profond. Quelle joie de pouvoir se raccrocher à ces valeurs que rien, pas même la guerre, ne peut menacer! Si vous voulez entrer un peu dans la vie, relisez la page: Il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées…” L’étrange est que cette confidence me tient d’un jeune catholique, alors qu’un instituteur, lieutenant en première ligne, retrouve dans ses lettres, par une admirable grâce, la foi au Père, et à cet amour qui ne passera pas.
Mais déjà je manque à ma promesse: je cherche parmi les lettres reçues celles qui peuvent servir… Il faut donc que je retouche la terre. Le temps s’est couvert pendant que j’écrivais. Un chuchotement sur les feuilles annonce que la pluie va délivrer cette odeur violente que j’aime. Mon angoisse n’est donc pas telle que je ne sois capable d’attendre ce plaisir?
Vigny écrit dans son Journal qu’il refait vingt fois par jour le tour de son cœur. Et nous aussi, vingt fois le jour, en commençant par celui du fils, nous allons en nous de visage en visage, nous arrêtant sur ceux que nous croyons plus menacés. Mais la part obscure de notre être garde ses habitudes, cherche ses plaisirs, renifle avec délices une odeur de feuilles et d’argile mouillée.
Ne nous en défendons pas. Je me souviens du mot d’un combattant juif, mort à l’ennemi, qui citait Barrès durant la Grande Guerre: “Qu’elle est douce, ô mon Dieu, la venue au monde du jour bien-aimé…” Ce que ressentait, dans la tranchée, devant un paysage d’Apocalypse, ce jeune Français déjà condamné, faut-il rougir de l’éprouver nous aussi, en dépit de toute angoisse, devant ces collines de la Guyenne qui ont eu le temps d’oublier, depuis les guerres de Religion, que les hommes s’entretuent? Je crois qu’il faut l’accepter au contraire, qu’il faut demeurer attentif à une leçon que nous dégagerons un autre jour, et que nous donnent cette plainte recueillie, ces côtes endormies sous la première pluie de l’automne.

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François MAURIAC, “Toucher la terre,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/221.

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