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Le Drame de Maurice de Guérin

Référence : MEL_0240
Date : 18/09/1937

Éditeur : Le Figaro
Source : 112e année, n°261, p.5 et 7
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Drame de Maurice de Guérin

Dimanche dernier, ainsi que nous l’avons annoncé, a été inauguré, au Cayla, dans le Tarn, le musée où sont réunis les souvenirs de Maurice et Eugénie de Guérin. A cette occasion, notre éminent collaborateur François Mauriac a prononcé un discours magistral dont nous avons le privilège d’offrir aux lecteurs du Figaro le texte intégral.

Si Maurice et Eugénie de Guérin sont aujourd’hui revenus dans leur Cayla pour nous y accueillir, ils ne considèrent pas avec dédain ce que nous leur offrons, pauvres vivants, dans nos cœurs unis. L’amour est la seule richesse qui ait cours à la fois dans le temps et dans l’éternité. Or, notre présence au Cayla est un acte d’amour.
Cent ans après qu’un homme est retourné en poussière, il ne lui importe guère d’être admiré, mais il lui importe beaucoup d’être aimé. Auprès de Lamartine ou de Hugo, Maurice de Guérin ressemble à un pauvre enfant dont on a retrouvé les cahiers d’écolier au fond d’un pupitre… et pourtant c’est lui, le privilégié, qui occupe une place dans notre cœur et, si nous avons la foi, dans nos prières; lui, le seul ami de notre jeunesse que nous n’ayons pas perdu et que nous soyons assurés maintenant de ne perdre jamais.
Quand j’avais vingt ans, ma prédilection allait à tout ce groupe fiévreux de jeunes hommes, prêtres, ou laïcs, qui se pressaient à la Chênaie autour de l’abbé de Lamennais et dont Maurice de Guérin paraissait être le plus obscur. Aujourd’hui, Montalembert, Lacordaire lui-même comptent peu pour moi. Je me suis détourné de ces bouches trop éloquentes: à mesure que nous avançons dans la vie, nous préférons les silencieux.
A la Chênaie, Maurice était celui qui ne parlait pas. Ni monsieur Féli, ni Lacordaire ne faisaient grand cas du garçon taciturne. Mais ce Lamennais qui jouait au prophète, qu’il eût été surpris, s’il avait pu prévoir qu’après un siècle, ses Paroles d’un croyant seraient pour nous d’un moindre poids que le journal secret rédigé la nuit par un enfant languedocien, exilé en Bretagne au fond des tristes forêts. Les débats tragiques de l’abbé de Lamennais avec Rome nous retiennent moins aujourd’hui que le drame caché dans le cœur de Maurice de Guérin et dont il se délivrait la nuit, en fixant ses impressions et ses songes sur les pages d’un cahier vert.
Quel drame? Quel est le drame de Maurice de Guérin? Pour y entrer profondément, peut-être faut-il l’avoir vécu. Il faut avoir été, dès l’enfance, captivé à la fois par les dieux et touché par la Grâce. Vous connaissez sans doute ces vers fameux que Maurice a écrits et que j’aime entre tous:

Comme un fruit suspendu dans l’ombre du feuillage,

Mon destin s’est formé dans l’épaisseur des bois.

J’ai grandi, recouvert d’une chaleur sauvage,

Et le vent qui rompait le tissu de l’ombrage

Me découvrit le ciel pour la première fois

Les faveurs de nos dieux m’ont touché dès l’enfance;

Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,

Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence

Qui m’entraînait bien loin dans l’ombre et les secrets.

Mais le jour où, du haut d’une cime perdue,

Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil!)

Le monde parcouru par les feux du Soleil,

Et les champs et les eaux couchés dans l’étendue,

L’étendue enivra mon esprit et mes yeux;

Je voulus égaler mes regards à l’espace,

Et posséder sans borne en égarant ma trace,

L’ouverture des champs avec celle des cieux.

Le mystère de Guérin tient dans ces quelques vers. Ceux qui n’appartiennent pas à sa race spirituelle peuvent admirer le prosateur inspiré de la Bacchante et du Centaure, mais ils ne sauraient entrer dans ce mystère dont je parle. Pour Maurice, la foule des arbres compte davantage que la foule des hommes. Un Lacordaire, un Montalembert s’adressaient à d’immenses auditoires pleins d’applaudissements et de cris, mais lui, il n’a commerce qu’avec ces êtres immobiles et muets dont le vent émeut la chevelure de feuillage et qui cachent sous leur écorce des passions inconnues.
Sans doute a-t-il aimé des créatures humaines, il a cru les aimer. La baronne de Maistre a reçu des lettres d’une immortelle passion… et pourtant il m’a toujours paru qu’à travers cette femme éphémère, Cybèle regardait fixement son enfant sauvage et l’attirait dans la nuit des branches froissées par le vent.
Peut-être aucune créature n’est-elle entrée aussi profondément dans son cœur que la jeune femme de son ami Hippolyte de la Morvonnais, cette Marie à laquelle il n’adressa jamais une parole d’amour, mais au Val d’Arguenon, il avait vécu auprès d’elle dans le bercement de la mer; et lorsqu’il dut s’en aller un soir, l’adieu éternel qu’elle lui jeta à mi-voix, depuis le perron, se perdit dans la rafale et dans les ténèbres. Désormais, Marie qui était au moment de mourir, serait toute mêlée pour Guérin à la montée des constellations, à l’écume et aux souffles des marées; elle se confondrait dans son souvenir avec ces nuits d’immobilité et de silence où il demeurait attentif à la palpitation des vagues, à l’aile sifflante des canards sauvages. Il adore Marie parce qu’il ne la sépare pas d’un univers adoré.
Cette fascination du monde créé ne détournait pas seulement Maurice de Guérin des êtres, mais de l’Etre incréé de Dieu. C’était la déception, l’immense irritation des romantiques devant la nature indifférente qui presque tous les rejetait vers Dieu. Ce sentiment est inconnu de Maurice de Guérin. Ce n’est pas lui qui aurait proféré le reproche d’Olympio:

Nature au front serein, comme vous oubliez!

Rien ne lui est plus étranger que les anathèmes et les imprécations de Vigny contre la nature: ils lui eussent été incompréhensibles. Ephémère, il ne la haïssait pas d’être éternelle. Il n’en désirait qu’avec plus de passion de se perdre en elle, de se confondre et de s’anéantir dans son sein.
Mais parce qu’il n’éprouvait pas l’horreur romantique de la nature aveugle et sourde, il n’était pas non plus rejeté comme tant de ses frères, vers le Dieu personnel des chrétiens, vers le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de douceur et de consolation. Bien loin de chercher un refuge contre la matière sans mémoire, il joue, dès l’enfance, entre les genoux de Cybèle, il est déjà familier de ses taillis et de ses sources, de ses nuages et de ses brumes, il est l’Atys éternel que les mystères de Cybèle n’intimident pas, le berger attentif à tous les souffles, pour qui ce ne saurait être un châtiment que de se voir un jour métamorphosé en pin. “J’habite avec les éléments intérieurs des choses, écrit-il le 10 décembre 1834, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu’au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle; là je surprends la cause du mouvement et j’entends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur.”
Et pourtant Maurice était né chrétien, longtemps il avait aimé ce Dieu que sa sœur Eugénie adorait et possédait dans la petite église d’Andillac, ce Dieu qui ne souffre pas de partage avec la déesse sans regard.
Ne pouvons-nous aimer à la fois Cybèle et le Christ? Il y eut un moment de l’histoire du monde, à l’aube du treizième siècle, où les hommes purent croire que le Christ en la personne de François, le petit pauvre d’Assise, avait exorcisé la nature. Les branches craquèrent sous la fuite du dernier centaure, les saintes et les saints se substituèrent aux nymphes des sources, et ce cri prophétique entendu une nuit sur la mer: “Le grand Pan est mort!”, l’humanité put croire enfin que ce qu’il avait annoncé était accompli. Le Frère Soleil, les collines, les vagues et les étoiles autour de François d’Assise chantèrent un hymne à la gloire de l’Agneau de Dieu. Mais le petit pauvre aux pieds et aux mains percés respirait encore que déjà son œuvre était atteinte: sous l’écorce des chênes, les nymphes une à une se réveillèrent et la flûte du faune résonna de nouveau entre les joncs de la source. Deux siècles plus tard, ce que nous appelons la Renaissance fut la ruée à travers la nature des dieux un instant dépossédés et vaincus —leur revanche.
Ils revinrent, mais Dieu resta. Il demeura dans le blé et dans le vin: chaque église de village immobilisa dans son ombre le Seigneur crucifié. Autour de la pauvre église d’Andillac, autour de l’autel aux vases dédorés et de la lampe vacillante qu’entretenait Eugénie, les moissons gonflées du sang de Cybèle déferlèrent en vain, les prairies emplirent vainement les après-midi torrides d’une vibration engourdissante: Dieu demeurait agrippé à la nature, si j’ose dire, abîmé en elle dans un mystère d’anéantissement et d’amour.
Et dès lors le cœur des poètes chrétiens fut lui aussi déchiré. La Grâce et la nature, en se disputant Maurice de Guérin, font de sa pensée ce feu du ciel, dont il a parlé, “qui brûle à l’horizon entre deux mondes”. Comme chez le Centaure, son visage reflétait l’image et la ressemblance de Dieu; mais toute une part de son être baignait au plus épais de l’animalité primitive.
A mesure que sa jeunesse s’écoule, c’est à Cybèle que cède Maurice: l’examen de conscience, le retour en soi-même à quoi est dressé dès l’enfance un petit catholique très tôt ne fut pour lui qu’un éloignement, une fuite, une chute dans l’abîme délicieux où il ne souhaita pas de se retrouver, mais de se perdre.
Se perdre, se sauver… Eugénie donnait à ces deux termes un sens absolu. De ce Cayla où elle est attachée, elle regarde s’enfoncer dans les ténèbres et dans la lumière du monde ce frère bien-aimé terriblement habile à éluder les supplications, les exhortations, rompu aux dérobades, aux défaites et aux détours. Pour Eugénie, aimer Maurice c’est aimer l’âme de Maurice. Cette terreur l’habite qu’elle pourrait être séparée de lui éternellement. Dans l’église d’Andillac, un dialogue dure des années entre l’humble fille à genoux et le pauvre tabernacle: à eux deux ils veulent sauver Maurice. De la terrasse, de la chambre où elle écrivait son journal elle a orienté le destin de son frère par des voies qui lui échappaient alors à elle-même, jusqu’à ce que la mort vînt chercher dans la cohue de Paris ce frère de tant de larmes pour le ramener au gîte et, le vendredi 19 juillet 1839, pour l’endormir enfin dans les bras de sa sœur et de son Dieu.
Si j’en avais le loisir, j’aimerais à montrer ici que c’est très précisément cette lutte, ce déchirement d’une âme en proie à la fois au Christ et à Cybèle qui, du point de vue littéraire, inspira une œuvre miraculeuse, créa ce bref équilibre que la prose française n’avait peut-être jamais atteint et qu’elle n’a plus retrouvé. De Chateaubriand à Maurice de Guérin, cette prose qui s’était détournée de la perfection classique, passe d’une adolescence impure à une magnifique plénitude.
Un siècle bientôt s’est écoulé depuis que les yeux de Maurice de Guérin se sont fermés à la beauté du monde. Mais, pour nous, il demeure l’adolescent à la paupière sombre, aux sombres cheveux, au front découvert, au profil intact de dernier des Abencérages. Il est notre jeunesse même. Il est à la fois nous-même et l’ami que nous avions aimé, —celui qui a échappé par la mort à l’avilissement de la vie et qui a dérobé au monde et aux passions tout ce que Dieu en peut considérer sans horreur. Il nous offre en même temps, à nous qui l’aimons, l’image d’une noblesse et d’une grâce inconnues de ce dur siècle où nous sommes condamnés à vivre.
Regardez bien cette maison modeste, cette humble cuisine, ce salon, cette petite chambre, cette terrasse, ce domaine pareil à tous les domaines où nos mères nous ont appris à parler, à aimer et à souffrir; il nous faut bien les transformer en musée puisque les vieilles propriétés de famille sont menacées de ruine et que le secret semble se perdre des vertus qui se cultivaient dans leur ombre, —dans cette ombre où les passions et les fautes même étaient pénétrées de noblesse, retentissaient jusque dans le ciel, et, un jour, se trouvaient rachetées par l’immolation d’une sœur. Devant l’autel d’Andillac, méditons au bord de cette source où la vierge Eugénie venait puiser le secret du sacrifice, —ce sacrifice à la petite journée dont la pratique, pendant des siècles, a peuplé la France de saintes inconnues dont le sang coule dans nos veines. Les cendres de ce foyer où nous sommes assis recouvrent les traces de notre dignité oubliée. Ici, comme elle nous apparaît jeune, vivante, pressante, oubliée, la vieille vérité cent fois redite depuis Barrès! Non, une civilisation ne se mesure pas à la rapidité des voyages ni au confort de la vie matérielle, mais, comme le royaume de Dieu, elle réside au dedans de nous et se rattache à une certaine vertu de l’âme. Cette vertu ne s’improvise pas: il y faut l’étroite alliance des générations et de Dieu. Des siècles de perfectionnement sont nécessaires pour qu’une famille française, à un moment de son obscure histoire, se pare tout à coup à sa cime de deux fleurs fragiles et admirables: Eugénie, Maurice.
Peut-être dira-t-on qu’asservis à une loi d’airain, dans un temps où la haine règne sur la France et sur le monde, nous n’avons plus que faire de ces sensibilités presque folles. Il se peut… Je ne sais… Mais je sais qu’il m’arrive encore de recevoir, du fond de quelque province, une lettre qui, avec le génie en plus, aurait pu être écrite au Cayla, —de ces lettres dont le ton, si j’ose dire, est donné par celle que Maurice de Guérin écrivait le soir du 11 avril 1838 à Barbey d’Aurevilly: “Je déborde de larmes, moi qui souffre si singulièrement des larmes des autres. Un trouble mêlé de douleurs et de charme s’est emparé de toute mon âme. L’avenir plein de ténèbres où je vais entrer, le présent qui me comble de biens et de maux, mon étrange cœur, d’incroyables combats, des épanchements d’affection à entraîner avec soi l’âme et la vie et tout ce que je puis être; la beauté du jour, la puissance de l’air et du soleil, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature, me remplit et m’environne. Vraiment je ne sais pas en quoi j’éclaterais s’il survenait en ce moment une musique comme celle de la Pastorale. Dieu me ferait peut-être la grâce de laisser s’en aller de toutes parts tout ce qui compose ma vie”. Vous connaissez la fin de cette lettre: “Adieu! la soirée est admirable: que la nuit qui s’apprête vous comble de sa beauté…”
Messieurs, il existe encore chez nous de ces jeunes êtres qui débordent de larmes; il existe encore de ces étranges cœurs, inutiles en apparence, faibles et désarmés au milieu de leurs frères féroces. Ils témoignent pourtant, simplement parce qu’ils sont là et qu’ils souffrent, que la nappe profonde qui alimente notre génie n’est pas près de s’épuiser. C’est pour eux que le Cayla est désormais ouvert. Ils viendront rêver devant cet horizon sacré, qu’ont reflété les yeux d’Eugénie et de Maurice. Ils viendront sur la terrasse brûlante évoquer les chères ombres du frère et de la sœur et écouter dans le vent le murmure de leurs voix confondues.

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François MAURIAC, “Le Drame de Maurice de Guérin,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/240.

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