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Méchanceté

Référence : MEL_0242
Date : 29/05/1937

Éditeur : Le Figaro
Source : 112e année, n°149, p.5
Relation : Notice bibliographique BnF

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Méchanceté

Répondrai-je? Ne répondrai-je pas? L’auteur hésitant relit l’article qui l’éreinte et invoque la muse Indignation. En vain: sa bile reste froide et ce lui est une raison de s’étonner, une fois de plus, de sa prodigieuse insensibilité aux injures des gens qui n’intéressent pas son cœur.
Les êtres qu’il aime et ceux qu’il admire ont mille façons de l’atteindre: un mot leur suffit, un sourire, un silence. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a délégué à d’autres le pouvoir de le blesser. Mais c’est un pouvoir absolu qui ne souffre pas de partage avec les indifférents. J’ai remarqué que les caractères très susceptibles qui réagissent aux moindres offenses d’où qu’elles viennent, n’ont pas beaucoup de cœur. Les vrais passionnés agissent comme le Dieu de Jansénius: ils mettent à part leurs élus, entretiennent avec eux un commerce souvent orageux, troublé, mais plein de délices, et laissent les autres hommes composer, dans les ténèbres extérieures, un grouillement confus, d’où il ne leur peut venir ni bien ni mal.
Tout de même, on assure à l’auteur que cette fois l’attaque est sanglante, qu’il y doit répondre, même sans colère, et que servi froid le plat n’en sera que meilleur. Sans doute… Encore faudrait-il, pour se mettre en train, éprouver quelque irritation. Or, songe l’auteur, je n’en ressens aucune contre cet inconnu qui m’accorde beaucoup plus d’importance que je ne m’en suis jamais donné à moi-même, et dont chaque mot trahit l’idée exagérée qu’il se fait de ma fortune. L’envie que nous inspirons et qui est la forme d’admiration que nous avons lieu d’attendre des âmes un peu basses, ne me semble périlleuse que parce qu’elle nous incite à réciter la prière du pharisien et à remercier le ciel de nous avoir fait créature si admirable.
De quoi leur en voudrais-je? se demande l’auteur. Il n’est pas jusqu’à leur langage qui ne nous rende sensible le bonheur de n’être pas de leur bord. Lorsque M. Jean Cassou, par exemple, me menace d’être “cassé aux gages” par les gens de droite, je sens bien que ce “cassé aux gages”, dépourvu pour moi de toute signification, qui exprime un geste auquel de ma vie je n’ai eu recours, et dont je n’ai pu subir le risque dans un métier où je ne veux connaître, à gauche comme à droite, que des amis et des pairs, garde pour les gens en place une signification redoutable: en dépit du triomphe de leur parti —peut-être même à cause de ce triomphe. Ah! nous devinons aisément pourquoi tous ces rats ont le fromage si mauvais! Saint-Simon dit du jeune abbé Fleury “qu’il suppléait souvent aux sonnettes avant qu’on en eût l’invention…” Les régimes changent, mais sous tous les régimes les gens qui suppléent aux sonnettes ont l’œil jaune et la bouche amère.
Eh bien, nous leur tiendrons compte de leur fatigue. Je pense avec sympathie à celle de M. Jean Cassou, qui a commencé de servir sous mon confrère M. Léon Bérard, et qui sait bien qu’il n’a pas fini de grimper. L’irritation est une forme de la lassitude —et il s’abaisse, le pauvre homme, jusqu’à me traiter de Tartuffe… Tartuffe! comme si ce n’était pas eux aujourd’hui qui du haut de toutes les places qu’ils occupent, crient aux Français le vers de l’hypocrite démasqué: “La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir”
C’est parler un peu trop vite, mon cher confrère, du moins en ce qui vous concerne. Non pas toute la maison: l’antichambre. Vous portez le collier —un collier qui, en dépit des franches lippées, vous pousse à mordre. Quelqu’un qui vous a observés, vous et les vôtres, dans des commissions, m’assurait que c’était merveille de vous voir, tous en rond, faire les beaux et frémir, non pas même à la vue d’un de vos maîtres: au simple énoncé du nom redoutable.
A seize ans, les jours de mélancolie, nous allions mes amis et moi contempler, au Jardin Public de Bordeaux, un petit canard rouge, dont l’allégresse était le spectacle le plus consolant du monde. Son entrain à frétiller du derrière, à barboter, à claquer du bec (non parce qu’il avait faim, mais parce qu’il était repu) suffisait à nous rendre courage: “Il y a donc encore de la joie dans le monde!” disions-nous.
J’ai longtemps espéré des gas de la Culture le même réconfort. La hargne de ces vainqueurs me déconcerte, je l’avoue. Non, ce n’est pas seulement leur cou pelé qui les brûle. Il doit y avoir autre chose. Qu’est-ce qui ne va pas? Où se cache le pétale qui trouble leur sommeil? Où le cheveu? Il faut citer encore Saint-Simon: “Mme de Maintenon, dans le prodige incroyable d’élévation où sa bassesse était si incroyablement parvenue, ne laissait pas d’avoir ses peines…” Qui nous dira les chagrins de nos révolutionnaires nantis? Si jamais ils recommencent à mordre, nous nous amuserons de cette recherche: petit jeu qui vaudra bien celui de découvrir le nom des quarante académiciens.

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François MAURIAC, “Méchanceté,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/242.

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