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Mes premières années à Paris

Référence : MEL_0244
Date : 24/02/1940

Éditeur : Le Figaro
Source : 115e année, n°55, p.3-4
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Portrait

Description

Avec trente ans de recul, François Mauriac évoque avec un humour attendri sa fuite de Bordeaux qui l'ignore et ses débuts dans le monde et les milieux littéraires de la capitale grâce à la caution de Maurice Barrès qui a révélé son talent au public. Magnifié par l'admiration et la reconnaissance, ce maître le déconcerte quand il le rencontre enfin.

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Mes premières années à Paris

I
Le matin du 8 février 1910. – La lettre de Barrès. – Un adolescent bordelais cultive son moi. – Seconde lettre de Barrès. – Il fait allusion aux Mains jointes dans un article. – Notre première rencontre. – Je suis déconcerté.

Le 8 février 1910, je fus réveillé par ma gouvernante, qui m’apportait l’eau chaude et le courrier. Je tenais de l’héritage paternel ce qu’il me fallait pour occuper, au 45 de la rue Vaneau, un petit appartement agréable, ou qui du moins aurait pu l’être. Mais ma mère, avec son goût de changer les meubles de place, et dont la vie s’est passé à faire transporter les armoires d’une de ses maisons dans une autre, m’avait expédié de Gironde, à grands frais, des lits de fonte indémontables que six hommes n’arrivaient pas à soulever, une certaine table que, mes frères et moi, nous appelions “mille pattes” et qui, venue de Malagar à Paris, a bouclé la boucle et se trouve actuellement dans les Landes; enfin, une pendule et des candélabres pareils à ceux qu’on voit à la première image des Deux nigauds de la comtesse de Ségur, sur la cheminée au coin de laquelle M. et Mme Gargilier, en tisonnant, décident de céder à la bouderie de leurs enfants Innocent et Simplicie, et de les envoyer à Paris.

*

Les deux nigauds n’avaient pas désiré d’un plus grand désir de quitter leur province que le nigaud que j’étais alors de fuir son Bordeaux natal. Et sur ce point, après trente années, je me trouve aussi nigaud que devant; j’aurais pu me laisser convaincre par mon cher Barrès et ne pas me déraciner. Le frisson de ferreur rétrospective que j’en éprouve n’a rien d’offensant pour mes compatriotes. Que de belles destinées puissent se déployer en province, et surtout dans de grands ports comme celui où j’ai débarqué du néant, à l’aube d’un jour d’octobre de l’an 1885, ce n’est pas le frère du professeur Pierre Mauriac qui pourrait l’ignorer. Mais moi, j’étais d’une autre race d’esprit; je n’avais pas cours à Bordeaux; tous mes défauts m’y paraissaient irrémissibles, et ce par quoi je valais échappait aux regards.
Dès que je l’ai lu, j’ai été frappé par cette phrase de Rimbaud sur le forçat: “… Et lui seul pour témoin de sa gloire et de raison…” Oui, j’étais mon seul témoin. Personne ne me voyait tel que je croyais être. En famille, on m’appelait “l’Asperge” ou “Coco-bel-œil”. Quoique j’eusse des notes mirobolantes pour mes dissertations, j’avais redoublé ma classe de philosophie et fus refusé une fois à l’oral de licence lettres-histoire. L’idée que j’avais de mon génie ne m’épargnait donc point la terreur d’être un fruit sec.
Par-dessus tout, à dix-huit ans, je me croyais laid et incapable d’être aimé. Pour écrire ces souvenirs, il m’a fallu relire les cahiers de notes d’avant Paris, tout ce qui reste de mon adolescence. Quel cri monotone! Quelle affreuse plainte! Cela seul me console de ces années: elles m’ont tout de même enrichi; j’ai utilisé dans mon œuvre tout ce dont je serais mort étouffé si à vingt ans, je n’avais enfin rompu les amarres.
L’Ecole des chartes en avait été le prétexte. Non que j’eusse aucun goût pour les recherches historiques, mais c’était la seule des grandes écoles où les mathématiques ne fussent pas exigées. Je m’en évadais au bout de six mois “pour me lancer dans la littérature”, comme disent les familles. Un de mes camarades, Francis-Charles Caillard, mort pendant la guerre sous l’habit de saint Benoît, dirigeait à cette époque une petite revue et s’était mis en tête de se faire éditeur. Sachant que j’écrivais des vers, il me les avait demandés pour commencer une collection. Ce fut mon ami Jean de la Ville de Mirmont qui trouva le titre du recueil: Les mains jointes. Cette entrée dans la gloire me coûta cinq cents francs, ce qui, en 1909, pour un tirage restreint, n’était pas une médiocre somme.
Donc ce matin du 8 février 1910, je reçus des mains de ma gouvernante une enveloppe bordée de noir, timbrée de la Chambre des députés. Je l’ouvris d’un doigt négligent et crus à une farce de mon ami de Ville de Mirmont:


Monsieur,

Vous êtes un grand poète que j’admire, un poète vrai, mesuré, tendre et profond qui n’essaie pas de forcer sa voix faite pour nous attendrir sur notre enfance. Je voudrais le dire au public. Voilà comment j’ai tardé à nous envoyer mon merci de ce précieux petit livre, lu, relu depuis quinze jours, chaque jour. Je suis profondément heureux que nous ayons un poète.

Maurice Barrès.


Je demeurai quelques secondes encore incrédule. Puis je me souvins d’avoir reçu d’un libraire, durant les vacances du jour de l’an à Bordeaux, où la grippe m’avait retenu quelques jours, la demande d’un exemplaire sur japon de mon poème, pour M. Maurice Barrès. Pourquoi n’y avais-je pas attaché une grande importance, c’est ce que je ne saurais dire aujourd’hui. Peut-être avais-je cru à une fantaisie de bibliophile. En cherchant dans mes notes d’alors, je vois que tout de même j’en avais été frappé. Durant le voyage de retour à Paris, je m’étais senti comme porté par un souffle annonciateur de la réussite.
Cette lettre ne me laissait plus douter de mon bonheur. Pour le mesurer, ce bonheur, il faut connaître la place que Barrès tenait alors dans ma vie. Il m’avait été beaucoup plus qu’un maître, durant ces sombres années de mon adolescence à Bordeaux. Sous l’œil des barbares, Le Jardin de Bérénice, Un homme libre m’avaient permis de ne pas perdre cœur. Ce n’était pas un sentiment de vanité puérile qui, selon l’exemple et la leçon de Barrès, me faisait opposer mon moi aux barbares. Je cédais, sans bien m’en rendre compte, à l’instinct de conservation. Un garçon de mon espèce, dans une ville comme Bordeaux, peut succomber à la solitude et au désespoir: et nous étions quelques Girondins, dans ces années-là, qui nous efforcions d’atteindre à l’air libre. Vers cette époque, Edouard Adet, héritier d’une des premières maisons de la place, fuyait sa famille, menait une vie besogneuse à Londres, puis à Paris, pour suivre sa vocation de sculpteur. Jacques Rivière, lui aussi, gagnait la capitale. Je me souviens de son horrible chambre, rue de Tournon. Jean de la Ville de Mirmont préparait le concours de la préfecture de la Seine.

*

Pour moi, même si je n’avais été indépendant grâce à mes quelques rentes, je ne me serais heurté à aucune opposition du côté maternel. Mais j’avais voulu achever à Bordeaux ma licence d’histoire. Durant ces deux années, Barrès fut mon meilleur soutien. L’éducation religieuse m’avait disposé à bien entendre son enseignement. Sous l’œil des barbares me poussait dans le sens où j’ai déjà j’étais porté par l’examen de conscience. Mes ruminations de petit catholique scrupuleux m’avaient préparé à bien pénétrer ce bréviaire d’égotisme. Le vrai Barrès tenait tout entier à mes yeux dans les trois livres du Culte du moi, dans deux romans: L’Ennemi des lois et Les Déracinés, et dans quelques pages d’Amorti et dolori sacrum et de Du sang (en particulier la nouvelle: Un amateur d’âmes). A presque tout ce qu’il publia ensuite, et même à un livre comme La Colline inspirée, je ne me suis prêté que par devoir, et par gratitude. Grand lecteur de Balzac, je m’efforçais d’admirer avec quelle volonté le Barrès nationaliste faisait sa vie, sans pouvoir me défendre d’admirer aussi, dès que je le connus, comme André Gide ne faisait pas la sienne. Barrès, à la tête de la Ligue des patriotes, devant la statue de Strasbourg, m’attendrissait ainsi qu’un dieu déguisé. Il s’offrait à la Cité en sacrifice. L’homme libre consentait au sort d’Iphigénie. Son secret, pensais-je, il l’avait livré à quelques jeunes gens, dont j’étais le plus obscur; et maintenant il se battait au créneau, avec les barbares contre d’autres barbares. J’ignorais alors qu’un artiste, même à son insu, obéit presque toujours aux nécessités de sa création et qu’à l’âge où il était parvenu, Barrès, bien qu’il cédât à des convictions sincères et même passionnées, n’aurait pu se passer des grands thèmes que lui fournissaient les cimetières de sa Lorraine. Je m’obstinais à ne voir dans les ouvrages de cette veine que des chefs-d’œuvre de patience froide.
En 1910, je plaçais Barrès si haut que, par une de ces complications propres à la vingtième année, je ne lui avais pas envoyé Les mains jointes, tant ce petit livre me paraissait indigne d’un tel maître, et par crainte aussi de son mépris ou de son silence dont je ne me serais pas consolé. J’étais encore tellement possédé par lui que dans les notes que je retrouve, datées de ces années-là, les expressions barrésiennes sont incorporées à presque toutes les phrases. Voici quelques lignes à titre d’exemple; les lecteurs à qui le style de Barrès est familier y reconnaîtront tous ses tics démesurément grossis: “Ne vois chez tes camardes des Chartes qui s’appliquent mieux que toi à leur tâche parce qu’il leur est plus facile de se borner, ne vois que des utilités professionnelles. N’attache non plus d’importance aux spécialistes à qui tu t’es apparemment soumis. Ta fortune te permettra toujours de te délivrer d’eux lorsque leur joug deviendra plus lourd et plus injurieuse leur attitude… Au retour de ce dîner où des jeunes gens prétentieux et bruyants t’énervèrent, pourquoi es-tu si inquiet de l’effet que tu leur produisis? Jamais plus tu ne les reverras, ces inconnus au large rire blessant. Jamais plus tu ne renverseras un bibelot devant eux… Vis au somment d’une tour d’indifférence. Qu’elle domine la plaine immense où campent les barbares. Dans cette tranquille nuit où siffle un peu ta lampe, où l’indigeste dîner te trouble encore, prends conscience des nécessités de ton hygiène physique et intellectuelle. Fortifie-toi pour légitimer chaque jour tes dégoûts et tes mépris…” Et plus loin: “… Furieuse préparation d’examen coupée de fumerie, de lectures de Barrès et de stations dans des bars, etc., etc.”

*

Cela suffit pour juger du degré d'intoxication barrésienne où j'étais parvenu. Or, par miracle, ce Barrès justement, et pas un autre, ce Barrès à qui je n'avais même pas osé faire hommage de mon livre, me découvrait entre mille et m'adressait du haut de sa gloire, où je le situais à des milliers de lieues de ma chétive existence, un message d'admiration et d'amitié! Je ne me souviens pas de la réponse que j'y fis. Mais je reçus peu après cette nouvelle lettre, qui mit le comble à ma joie:


Mon cher poète,

Quand j’avais votre âge, j'avoue que j'aurais été bien inquiet dans l'attente de voir mon premier livre signalé. Alors je veux vous dire que j'ai dit un mot des Mains jointes dans un article que j'ai remis à l'Echo de Paris, et qui peut paraître d'un jour à l'autre, et que j'en ferai un article entier dans une dizaine de jours sur votre cher petit livre. Et il ne faut pas me remercier. C'est moi qui vous remercie de m'avoir donné des vers à aimer. Je vous serre la main.

Barrès.


Cette lettre est datée du 19 février. Le 21 paraissait dans l'Echo de Paris une chronique intitulée “L'esprit contre la bête”. Barrès y poursuivait sa campagne pour la défense des Eglises, et appelait les intellectuels au secours: “Que de signes favorables dans la plus récente production littéraire J'ai là sur ma table trois livres: La Splendeur catholique de Pol Loewengard; Les mains jointes, de François Mauriac, précieux poème tendre et dévot et puis Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, de Charles Péguy. Ce sont des ouvrages fort divers: l'un théâtral, encore chargé des parfums orientaux dont l'auteur veut publiquement se laver dans la cuve baptismale; le second, Les mains jointes, modeste, voilé et pareil à quelque vieille fontaine des fées...”
C'en était trop! Il fallait voir Barrès, et tout de suite. Mais comment oser me présenter chez lui? Le journal annonçait qu'il donnerait une conférence sur son Voyage de Sparte, le surlendemain 23 février, à l'Université des Annales. Je m'y rendis, le cœur battant. Je le vis, je l’écoutai. J'admirai avec quelle désinvolture il se contentait de lire ou de résumer des pages de son livre. Il n'aurait plus manqué qu'il se fût donné la peine de travailler pour ce public! Tels étaient mes sentiments d'alors: je déifiais eu Barrès toutes les puissances d'orgueil et de mépris derrière lesquelles j'abritais un cœur terriblement doué pour s'attacher et pour souffrir. Car, dans ces attitudes qui, à distance, risquent de paraître ridicules ou odieuses, il ne faut voir que les défenses d'un garçon follement sensible.
Quand Barrès eut fini de parler, je montai hardiment sur l'estrade. Je me souviens encore du regard dont la chère Mme Brisson foudroya son futur conférencier. Il y avait là l'acteur Leitner. Je dis Barrès d'une voix étranglée:
— Je suis François Mauriac.
Il me toisa avec étonnement. Je croyais bien m'habiller à cette époque; au vrai je ne m'habillais que trop bien. J'achetais chez Tremlett des cravates noires sur lesquelles était dessiné un masque rouge.
— Tiens, dit Barrès, vous n'êtes pas un petit séminariste! Il est vrai, ajouta-t-il, que quelques-uns de vos poèmes sont bien brûlants…
Il me demanda de l’accompagner à la Chambre. Il faisait beau. Je me revois, traversant à ses côtés la place de la Madeleine, puis la Concorde. Il saluait des électeurs. Je lui posais des questions indiscrètes et idiotes. Il y répondait avec une indifférence, avec une franchise aussi qui m'impressionnaient. Je retrouve dans mes papiers cette note griffonnée le soir même: “Il m'annonce qu'il fera un article sur Les mains jointes dans quinze jours. Il me parle de ses œuvres. Il aime Sous l'œil des barbares et renie Du sang. Ses auteurs préférés sont la comtesse de Noailles et Moréas. Il avait craint que je fusse un séminariste. C'est chez Bourget qu'il a vu mon livre. Il veut faire pour moi ce que Bourget a fait pour lui. Il a horreur de Jammes (moutons à faveur bleue...), de Régnier. Il me dit que je suis à la période d'acquisition, et c'est pourquoi j'admire tout. Bourget, il l'aime par reconnaissance…” Que cette première rencontre ait été une déception, c'est la faute de ma naïve exigence, et non la sienne. Fût-ce ce jour-là, ou plus tard, qu'il me dit à propos de Bourget: “Il s'est trompé à partir des Essais de psychologie contemporaine...”, ce qui était supprimer d'un mot toute l'œuvre romanesque de son grand aîné? Peut être avais-je tort de prendre cette boutade au pied de la lettre et ne cédait-il qu'au plaisir d'étonner un petit provincial? Ne pas oublier ici que Barrès a maintes fois exprimé à l'égard de Bourget une amitié admirative, même dans les Cahiers non destinés au public. Précisément, à l'époque de notre première conversation (février 1910), il écrit: “Bourget, à qui je dois mieux que de belles lectures: les exemples d'une grande vie d'homme de lettres.”
Il me dit (ce jour-là ou plus tard?) d'un autre confrère: “J'ai cru longtemps que c'était un malin qui faisait la bête. Cela me paraissait impossible qu'il ne fit pas exprès… mais non! il est vraiment aussi bête qu'il en a l'air. Il est comme ça!”
Je lui nommais en tremblant chacun de mes dieux; il les écrasait d'un mot: “Jammes? oui… (il prononçait: ouai). J'ai toujours envie de lui crier: relève-toi donc, bêta!” Il riait de me voir attacher tant d'importance à C…: “Je l'ai vu, ouai... ouai... C'est le type du fonctionnaire avec une casquette!”
Je me sentais un peu éberlué. Je n'étais pas résigné encore à cette guerre des dieux qui s'est toujours poursuivie dans l'Olympe des lettres. Jammes traitait Barrès de marchand de glace artificielle, et Claudel lui rendait avec usure son dédain.
Devant la vitrine de Bernheim, place de la Madeleine, j'aurais voulu que Barres admirât un tableau de Van Gogh, mais n'obtins d'autre réponse que “J'ai peur d'être dupe...” Ce mot me déconcerta et j'y pensai longuement le soir. Une de ces négligentes fusées devait retomber sur mon nez innocent, à propos du premier déjeuner où je fus convié à Neuilly, quelques semaines après qu'eut paru l'article sur Les mains jointes. Tout le plaisir que j'en espérais fut sinon compromis du moins troublé par un propos qu'on me rapporta et dont le style même m'assurait qu'il était authentique: “Quel ennui de recevoir ce petit Mauriac! Il va falloir lui donner de moi 'une idée conforme à son tempérament”
Autre impression de Barrès, un an plus tard, à un dîner chez Mme Alphonse Daudet (car, grâce à l'article paru le 21 mars 1910, j'étais devenu un jeune homme qu'on invitait)… Mais ici, peut-être est-il nécessaire de donner quelques explications sur les milieux dans lesquels les circonstances, plus que ma volonté, m'avaient introduit. Il est curieux d'observer les cheminements d'un garçon débarqué de Bordeaux sans connaître à Paris âme qui vive et qui, quelques mois après, dîne chez les duchesses.

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François MAURIAC, “Mes premières années à Paris,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/244.

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