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Mes premières années à Paris

Référence : MEL_0247
Date : 16/03/1940

Éditeur : Le Figaro
Source : 115e année, n°76, p.A-B
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Portrait

Description

Nouvelle séquence mémorielle. L'humour un peu hautain fait place à l'émotion lors de l'évocation du malentendu avec Jacques Rivière auquel François Mauriac reproche un mépris et une exclusion qu'il a lui-même provoqués. Regard lucide sur le jeune bourgeois aisé et conformiste qu'il a été. La caution de Maurice Barrès sur ses premiers vers éclairée par le drame intime du suicide de Charles Demange suggère à Mauriac un transfert de filiation spirituelle. La tragédie de l'oncle et du neveu en rivalité amoureuse trouvera un écho dans Le Désert de l'amour.

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Mes premières années à Paris

Mes premières années à Paris

II
(Suite)
La nouvelle Revue française. –Le malentendu avec Jacques Rivière. –Une note d’Alain-Fournier. –Journée de lecture.
III
L’article sur les “Mains jointes”. –Une touchante lettre de Barrès.

–Souffrance de Barrès en 1909. –La mort de Charles Demange. –Un soir chez Mme Alphonse Daudet : Jules Lemaitre et Barrès

C’était l’époque où paraissaient les premiers numéros de La Nouvelle Revue française. Je la lisais chaque mois jusqu’aux annonces. Littérairement, c’était mon évangile. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui auront peine à s’imaginer, en cette année de Chantecler, lorsque Alfred Capus régnait sur Paris, et que les grands écrivains de l’Académie ne se glorifiaient plus que de “servir” le prestige de ce petit groupe pur autour d’une revue en apparence modeste, et comme nous passionnait son scrupule devant l’œuvre d’art; cette révision des valeurs qui s’accomplissait là, cette rigoureuse mise en place de chacun nous paraissait sans appel. Or, je n’existais pas pour les amis de Gide: “En vain, les trompettes de la renommée ont proclamé telle prose ou tels vers, écrivait déjà Rivarol, il y a toujours dans cette capitale trente ou quarante têtes incorruptibles qui se taisent: ce silence des gens de goût sert de conscience aux mauvais écrivains et les tourmente le reste de leur vie…”
Pourtant, j’aurais pu être introduit à la Nouvelle Revue Française, puisque je connaissais Jacques Rivière, sorti du même milieu bordelais que moi-même et dont tout aurait dû me rapprocher. Hélas! tout nous sépara, nous qui devions être si étroitement liés lorsque la mort le prit. Je n’aurai joui de cette chère amitié que deux ans à peine, alors que nous aurions pu nous aimer dès 1907. Mais d’abord nous avions un camarade qui, lié avec chacun de nous, s’ingéniait à brouiller les cartes. Et puis, aux yeux de Jacques Rivière et de ses amis, je ne pouvais que faire figure de jeune bourgeois poseur, mondain et dénué de vrai talent.
Je me souviens d’avoir accompagné Rivière, un jour de 1909 ou de 1910, chez des marchands de tableaux où, par orgueil, je fis exprès de trouver affreux ce qu’il admirait; et comme il me parlait de Pelléas, sachant que je me coulais à jamais à ses yeux, mon démon me poussa à faire l’éloge de Werther. Dès lors, je ne le vis plus. Comment eût-il deviné, lui l’étudiant pauvre et dévoré de besognes, l’admiration, la tendre envie qu’il inspirait au jeune salonnard spiritualiste dont il devait tant aimer les livres plus tard? Je garde dans mes trésors une lettre de Jacques, interrompue au milieu d’un mot par sa dernière maladie, où il me parle du Désert de l’amour avec cette ferveur lucide qui anime toute sa critique. Le Désert est, sans doute, le dernier roman qu’il ait lu et dont il rêvait encore lorsque le délire le prit.
Ma collaboration à la Nouvelle Revue Française date de 1922, l’année où parut Le Baiser au Lépreux, douze ans après Les Mains jointes. Il me fallut donc douze ans (en comptant, il est vrai, quatre année de guerre) pour rejoindre enfin le groupe littéraire avec lequel je me sentais le mieux accordé. C’était peu d’en être exclu, mais je m’en croyais méprisé. Je me rappelle, au printemps de 1912, la blessure que me fit, dans Paris-Journal, une note assez fielleuse d’Alain-Fournier, le beau-frère de Rivière et l’auteur du Grand Meaulnes, à propos de ma réponse à une enquête sur la jeunesse littéraire dans la Revue Hebdomadaire. Réponse gourmée, sage, officielle et qui n’exprimait rien de mes sentiments profonds, elle m’avait déjà attiré les foudres de Paul Souday; j’avais osé écrire ce blasphème: “Que ce faux bonhomme de Renan nous ennuie!” Au vrai, je ne donnais guère à Renan l’occasion de m’ennuyer, n’ouvrant presque jamais ses livres.
Alain-Fournier, lui, avait pris pour argent comptant tous les principes dont je faisais étalage et me jugeait sur la caricature que je donnais de moi-même: “La poésie de M. François Mauriac, écrivait-il, est fiévreuse, mais sage. Elle ne ‘sue pas d’obéissance’, comme celle du premier Rimbaud; il me semble, au contraire, que l’obéissance lui soit une vertu naturelle et qu’elle ait le goût inné de la règle. C’est la poésie d’un enfant riche et fort intelligent qui ne salit jamais en jouant, qui a la croix chaque samedi et qui va à la messe tous les dimanches… Les jeunes gens d’aujourd’hui ne lisent pas seulement les bons auteurs que citent M. François Mauriac… Leur adolescence s’est passée dans une inquiétude douloureuse et souvent misérable, parce que tous ne sont pas des jeunes gens riches et croyants: “L’artiste, dit M. Mauriac, au long de son adolescence, doit amasser dans l’ombre un trésor de souvenirs ineffables.” Que répondra M. François Mauriac aux jeunes gens qui diront: “Nos souvenirs ne sont pas ineffables?”
Le plus cruel, c’est que l’auteur de ces lignes, Alain-Fournier, admirait Barrès, Jammes et Claudel, que tout en étant fort occupé par l’amour, il se préparait à redevenir catholique et, qu’enfin, il allait tomber l’un des premiers, à la tête de sa section, en septembre 1914. Il n’avait pas reconnu dans mon pensum son idéal défiguré.
Dieu merci, je n’ai connu que beaucoup plus tard, lorsque parut la Correspondance de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, le commentaire qu’inspira à Jacques cette note de son beau-frère: “Je trouve très bien ta note sur Mauriac, lequel nous embête avec son ordre et sa discipline.” Mon ordre et ma discipline! Je payais cher ce déguisement que j’imposais à ma véritable nature, par nonchalance, inconscient calcul, entraînement aux plaisirs faciles et surtout manque de rigueur intellectuelle. A l’abri de quelques formules qu’il accepte sans contrôle de Barrès et de Maurras, un garçon bourgeois, qui a de l’argent de poche, muse à travers Paris, mène de front plusieurs vies, passe d’un milieu à l’autre avec une aisance dont il se loue, utilise la complaisance de tous ceux et de toutes celles à qui sa jeunesse agrée. Temps qui eût été bassement perdu, sans l’expérience humaine qu’à mon insu je dérobais à la vie, et surtout si je n’avais employé le plus clair de mes journées d’alors, débarrassées enfin de toute préparation d’examen et de tous soucis d’ordre professionnel, à d’immenses lectures menées sans aucun ordre, de Tolstoï et de Dostoïevski à Balzac, de Bergson à Blondel et à Laberthonnière, de l’Histoire de Port-Royal' à la Correspondance de Flaubert, sans oublier les poètes bien-aimés [--] surtout faire de tort aux classiques. Il y avait dans ma vie des périodes de solitude où je passais de mon lit à mon fauteuil, puis à la salle à manger, puis de nouveau au coin de mon feu, sans quitter le livre qui m’enchaînait. Si de tant de lectures je n’ai tiré tout le parti possible, elles n’en ont pas moins servi à ma formation mieux que n’eussent fait, au lendemain de ma licence, les programmes d’agrégation ou les recherches pour une thèse d’histoire (un de mes professeurs de Bordeaux m’avait froidement conseillé de consacrer ma vie à étudier les origines du mouvement franciscain en France!)

III

Jusqu’en 1922, malgré les airs que je me donnais, je ne crois donc pas m’être fait de moi-même une idée excessive.
Sans doute, au départ, le témoignage éclatant de Barrès du 21 mars 1910 m’avait-il aidé à ne pas perdre confiance mais il me fallait relire souvent cette page qui, aujourd’hui encore où j’espère m’être dégagé de toute prévention favorable, me semble compter parmi les plus belles que l’auteur de l’Homme libre ait écrites. Les vacances de Pâques m’avaient ramené en Gironde lorsqu’elle parut enfin dans l’Echo de Paris. A mes remerciements passionnés, Barrès répondit par la lettre la plus touchante qu’un aîné illustre ait jamais adressée à un poète de vingt ans.

Mon cher Mauriac,

Je vous ai dit tout ce que je trouve de délicat et de charmant dans votre livre. Je ne vous le répéterai pas: on a peur de vous nuire en vous admirant de trop près, et l’on craint de prendre sur vous aucune influence ou même de vous rendre conscient. Il faut que vous produisiez sans effort de volonté. Tous les soins d’un bon ouvrier, certes, mais que la source même de votre pensée jaillisse naturellement. Ecartez tout système, écoutez votre vie profonde, vos secrets.
Il me semble qu’ici, pendant trois jours, tout le monde a parlé de vous, et si on avait su où trouver votre petit livre, il serait dès aujourd’hui une rareté bibliographique.
Soyez paisible, soyez sûr que votre avenir est tout aisé, ouvert, assuré, glorieux; soyez un heureux enfant. Je causerai bien volontiers à votre retour avec vous, et si vous me faites des questions je m’appliquerai, cette fois, à prendre le point de vue de la vingtième année qui sait trouver partout l’occasion d’admirer. Je vous serre la main,

Pâques 1910
Barrès

Chez ce maître, en apparence dédaigneux, barricadé, lointain, qu’il nous étonne, cet accent presque tendre! C’est que sous la dure cuirasse, une blessure saignait que je ne soupçonnais pas. La douleur l’avait mis dans l’état de grâce nécessaire pour que le touchent mes poèmes d’enfant. Quelle douleur? Elle se manifeste à travers ces lignes du fameux article: “Dans les rêveries admirables où Charles Demange vivait comme dans un monde crée par lui-même, monde idéal intermédiaire entre la vie et la mort, on trouve cette douce obsession de l’enfance: O mon enfance, c’est vous toujours que je retrouve! s’écrie-t-il dans ses papiers que nous déchiffrons après qu’il nous a quittés.”
Quatre mois avant que mon petit livre tombât entre les mains de Barrès, le 21 août 1909, son neveu Charles Demange, l’un des plus nobles esprits de sa génération, s’était tué dans une chambre d’hôtel, à Epinal. Ce coup atteignait deux fois Barrès: d’abord parce que, quelques semaines plus tôt, le 21 juin, à propos de ce drame affreux du lycée de Clermont, où un boursier de quatorze ans, Armand Neny, fut acculé au suicide en pleine classe, par ses camarades, Barrès, du haut de la tribune française, avait mis en cause l’enseignement de l’Université; mais surtout parce que Charles Demange, ce jeune homme de sa race et ce fils de son esprit, tombait, victime d’une tragédie cruelle, dont Barrès n’était pas absent. Tous sont endormis: Dieu me préserve de trouver le silence des morts. J’indique seulement que le drame d’Epinal est à la source de ce frémissement qui donne à l’article sur Les Mains jointes un accent particulier dans l’œuvre barrésienne. Il explique le ton si tendre de la lettre que je reçus peu après. Il n’est pas douteux qu’à travers l’auteur des Mains jointes, Barrès tandis qu’il écrivait son article, ne cessait de voir Charles, son enfant que l’amour avait tué. “Jamais une niaiserie”, écrit-il de lui, en octobre 1909. Or, il me donne, dans les mêmes termes, la même louange en mars 1910.
A quel moment de ténèbres l’étourdi que j’étais alors le rencontra, ce grand Barrès! Cet homme fort, ce moqueur, ce dédaigneux, qu’il était faible et vaincu! Quel besoin il aurait eu d’être secouru! Je n’ai pu lire sans larmes, la première fois que j’ouvris ses Cahiers posthumes, les allusions au drame d’Epinal: “Il était onze heures du matin. J’étais en train d’écrire un article en réponse au sénateur Delpech qui avait discuté, dans une distribution de prix, mon discours sur les suicidés…” J’accompagne Barrès en pensée à l’hôpital d’Epinal, je le vois veillant cette agonie de huit heures. Il note dans son Journal: “Charles, mon petit Charles, qu’as-tu fait?” Et plus loin: “La vie m’épouvante. C’est une prison qui me terrifie et qui ne m’offre aucun attrait, aucun inconnu…” Au chevet de Charles Demange j’entends battre ce cœur que Barrès a, toute sa vie, défendu contre les autres, contre nous. Le cadavre de l’enfant qu’il a aimé, ce géant méconnaissable comme il l’appelle, et qui le terrifie, lui arrache un cri où le désespoir emprunte le masque de l’espérance: “Le temps fera son travail, me laissera dire: va, mon Ariel, mon petit oiseau, retourne aux éléments, sois libre.”
On comprendra mieux maintenant l’horreur de la scène que je vais rapporter: C’était un soir, après le dîner, chez Mme Alphonse Daudet. Si je ne retrouvais dans mes notes le nom des convives, je ne me serais jamais rappelé qu’il y avait là le ménage jean Richepin. En revanche, je vois nettement, sous les cheveux argentés de Jules Lemaitre, le triangle d’un visage trop rose, d’un rose d’apoplexie. Il était assis avec Barrès dans le petit salon. J’allai les rejoindre:
— Ne trouvez-vous pas, Lemaitre, dit Barrès en me considérant de son bel œil, que le jeune Mauriac, c’est tout à fait Jean de Tinan, l’expérience des bars en moins?
Alors Lemaitre, de sa voix coupante:
— Jean de Tinan? Encore une de vos victimes, Barrès…
Je ne jurerais point, après tant d’années, que ce furent les propres termes dont se servit Lemaitre. Je ne doute pourtant pas qu’il eût voulu faire allusion à la mort de Demange. Mais même n’y aurait-il eu là qu’une de ces gaffes à demi volontaires où le monde excelle, je suis certain que Barrès donna à cette parole un sens affreux, car je le sentis touché au point douloureux, je crus le voir vaciller. Quelques instants après, nous partîmes ensemble. Sur le trottoir de la rue de Bellechasse, puis en remontant vers la Concorde par le boulevard Saint-Germain, il se laissa aller à une sorte de diatribe haineuse contre Lemaitre: “Vous l’avez entendu?”, me demanda-t-il. Et à son tour il chargea furieusement celui que je croyais son allié, son compagnon d’arme:
— Savez-vous à quoi se ramène aujourd’hui la vie de Lemaitre?
Mais il ne serait pas généreux de tirer de l’oubli ce qu’arrachait la douleur à cet homme blessé. Je le sentais souffrir. J’aurai voulu lui prendre la main, passer mon bras sous le sein. Mais Barrès avait atteint cet âge où je suis parvenu et que j’ai dépassé, cet âge où le cœur le plus vivant se sent hors de cause. Dans ses Cahiers posthumes, je retrouve cette note datée de 1909: “Aujourd’hui, j’ai reconnu, senti combien j’étais déchu de toute société humaine que ce fût, je veux dire de toute amitié particulière… Fatigué, sec pour toutes les relations que je puis établir entre moi et quelque autre que ce soit…”
Cher Barrès, le garçon que j’étais alors voyait bien cet abîme entre nous, il savait qu’il n’y avait rien à faire, rien à tenter. Et maintenant qu’il m’étouffe, je reconnais cet âge de la solitude, je mesure cette distance qu’il faut prendre pour considérer chaque être, cette différence de niveau qui n’est que de quelques degrés, mais infranchissable pour les cœurs. “Sous certaines atteintes, écrit Barrès pleurant son neveu Charles, des parties de l’âme se glacent. Ce n’est pas la mort de l’âme, mais sa paralysie partielle, et sous cette immobilité, la plus effroyable lucidité.”
Je n’ai sur être devant ce Barrès saignant qu’un enfant vaniteux et léger. Mais même si j’avais été digne de lui à ce tournant de son destin, qu’aurais-je pu pour l’aider? Cette lucidité dont il parle, voilà le mal sans remède… A moins qu’elle ne nous soit donnée, au contraire, comme une grâce pour que nous consentions de bon cœur à la mort.
Il marchait de son grand pas fatigué:
— Vous avez entendu Lemaitre, quand il a dit qu’il s’éloignait de plus en plus du catholicisme?
Ce mot m’avait d’autant mieux frappé, en effet, qu’il répondait à cette affirmation de Barrès que l’Eglise l’attirait chaque jour d’avantage: profession de foi qui aurait dû m’enchanter et qui ne m’avait guère ému, je l’avoue, parce que je n’y avais discerné que ce goût pour l’ordre, pour la discipline romaine, pour la liturgie, qui chez un incroyant m’irritait.

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François MAURIAC, “Mes premières années à Paris,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/247.

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