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J. de la Ville: Les dimanches de Jean Dézert

Référence : MEL_0026
Date : 15/07/1914

Éditeur : Cahiers de l'Amitié de France
Source : 3e année, n°7, p.47-48
Relation : Notice bibliographique BnF

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J. de la Ville: Les dimanches de Jean Dézert

Voici un petit livre que je dédie aux optimistes trop enclins à se féliciter de toutes les vertus qu'ils admirent dans les jeunes hommes d'aujourd'hui. Jean Dézert ne s'inquiète guère de religion ni de politique. Ce garçon de vingt-sept ans, employé au ministère de l'encouragement au Bien, a pris le parti de ne se poser aucune question. Il promène, dans ce Paris, où le hasard le fait vivre, un cœur sans désir. Sa grande sagesse est de ne rien attendre de l'existence et c’est pourquoi le plus humble événement l'étonne et le divertit. Comme il a de l'ironie, ces humbles divertissements lui donnent sujet de se livrer à des paradoxes –et comme il possède un esprit délicieux et beaucoup de style, ses paradoxes ont un tour piquant. Ces dimanches de Jean Dézert seraient donc une lecture du plus intense comique, si peu à peu un amer désenchantement ne se levait pour nous de ses pages “.... Jean Dézert ouvre l'agenda, doré sur tranches, dont il a fait son livre de raison. A la page: 10 octobre, S. Paulin, il note: Néant. Puis il fume une cigarette, “n’ayant rien de mieux à faire avant de s'endormir...”A la fin de chacun de ses dimanches, Jean Dézert pourrait noter: néant avec autant de raison. Mais l'art étonnant de Jean de la Ville est, si j’ose dire, d'analyser ce néant, de l'exprimer, de nous le rendre sensible, de nous faire rire aux larmes...
“La fantaisie, ça va bien en dehors des heures de bureau et principalement le dimanche. Le dimanche, c’est toute la vie de Jean Dézert. Il apprécie ce jour que si peu de personnes comprennent. Il ne se fatigue point de parcourir les rues et d'errer le long des grands boulevards. Marié, il pousserait devant soi une voiture d'enfant tout comme un autre... Du temps des omnibus, il se plaisait, assis à l'impériale, à suivre les itinéraires depuis le point de départ jusqu'au point terminus, il a lu ainsi un nombre considérable d'enseignes et médité sur les noms de beaucoup d'industriels...”
Dans son livre de bord, je lis à la date du 8 février: “Patience des pluies d’hiver, vous ne viendrez pas à bout de me faire sortir de moi-même...” Mais un jour, il rencontre au Jardin des Plantes Elvire Barochet. Elle veut le voir –oh! en tout bien, tout honneur– dans sa chambre d'étudiant... et il n'en faut pas tant à ce faible jeune homme pour être fiancé... et sa cour à Elvire dans le magasin de M. Barochet, marchand de couronnes mortuaires, est le plus amusant et le plus navrant récit que je sache. Un jour Elvire découvre que la figure de son fiancé est trop longue et renonce à l'épouser. Jean Dézert songe au suicide. La pensée de la mort est un excitant pour les gens ironiques. Ce dernier chapitre nous laisse, juste au moment où nous commencions de n'en pouvoir plus, en proie à un plaisir qui ne va pas sans crispation. Je n'oserais, à l'occasion d'un si léger livre, répéter le vers emphatique de Musset à propos du Misanthrope “que lorsqu'on vient d'en rire on voudrait en pleurer”.
“Lorsque Jean Dézert résolut de se suicider, il choisit un dimanche, afin de ne pas manquer son bureau.” Après qu'il a passé en revue toutes les espèces connues de suicide, il se décide pour un plongeon dans la Seine. Il s'accoude au pont de l'Archevêché – “Chalands, pense Jean Dézert, je vous comprends. Vous passez votre existence rectiligne dans ces canaux étroits. Vous attendez devant les écluses.... Vous me ressemblez, somme toute. Vous n'irez jamais jusqu'à la mer...” Puis il “releva le collet de son pardessus et rentra se coucher, car cela même, un suicide, lui semblait inutile, se sachant de nature interchangeable dans la foule et vraiment incapable de mourir tout à fait.”
Des gens superficiels diront: C'est du Renan... de l'Anatole France... que sais-je? Mais Renan était un passionné terrible et France fait chaque jour un peu plus figure de vieux sectaire. Jean Dézert, dans son humble dilettantisme, représente ce qui se fait de mieux comme sceptique. Hélas! Et c'est un jeune homme d'aujourd'hui. Que cet exquis et décevant ouvrage nous garde contre un excès d’optimisme! J'ajoute, pour les gens de goût, que l’édition en est luxueuse et restreinte.

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François MAURIAC, “J. de la Ville: Les dimanches de Jean Dézert,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/26.

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  1. BnF_Cahiers_1914_07_15.pdf