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La Vraie Justice

Référence : MEL_0265
Date : 08/09/1944

Éditeur : Le Figaro
Source : 118e année, n°16, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF


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La Vraie Justice

EST-CE le ciel pluvieux qui atténue notre joie… ou plutôt ces coups de téléphone, ces lettres suppliantes? Des hommes et des femmes qui naguère encore riaient, c’est leur tour aujourd’hui de pleurer. Nous serions en droit de leur dire: “Vous avez réussi à vivre heureux durant ces années où tant de vos frères souffraient et mourraient…” Mais on nous signale des erreurs, des malentendus invérifiables; plusieurs personnes arrêtées seraient victimes de méprises. Et puis il y a tous ceux qui cherchent une excuse dans l’équivoque détestable que Vichy imposait à la nation… (Ah! qu’ils doivent les haïr aujourd’hui, “ces mensonges qui leur ont fait tant de mal” –et celui qui les incarne tous: ce vieux Mensonge vivant avec son képi doré et toutes ces étoiles sur la manche!)
Il ne s’agit pas ici de plaider pour les coupables, mais de rappeler seulement que ces hommes, ces femmes sont des accusés, des prévenus, qu’aucun tribunal ne les a encore convaincus du délit ou du crime dont on les charge.
Oh! je sais bien: la Gestapo, la police de Vichy n’avaient pas de ces délicatesses. Mais justement! nous aspirons à mieux qu’à un chassé-croisé de bourreaux et de victimes. Il ne faut à aucun prix que la IVe République chausse les bottes de la Gestapo.
Il se peut que je m’alarme à tort. Je suis assuré en tout cas de m’alarmer trop tôt. Mais j’oserai dire ici toute ma pensée. Un peuple ne vit pas impunément quatre années dans l’atmosphère dégradante des régimes policiers. Durant quatre ans, des bourreaux de profession, passionnés pour leur art, ont mis au point des méthodes qui ont dû émouvoir, au fond de leurs tombes oubliées, les ossements des inquisiteurs et des magistrats de la vielle France. Ils savaient bien, tous ces prud’hommes du bon vieux temps, qu’on y reviendrait, à la torture! Comme s’il existait un autre moyen pour obliger un frère à livrer son frère, un ami à livrer son ami!
L’antique cruauté mal refoulée, celle dont notre Montaigne disait: “Je hais cruellement la cruauté…”, voici donc que, grâce à Adolf Hitler, elle a rejailli aussi inventive, aussi joyeuse qu’aux époques où l’homme fut pour l’homme la bête la plus féroce. Prenons garde qu’à notre insu, et autant que nous en ayons souffert, nous nous sommes familiarisés avec ces raffinements immondes et que la manière dont des hommes traitent d’autres hommes ne nous étonne presque plus.
Je n’écris point ceci pour invoquer des prétextes, ni pour frustrer ceux des nôtres qui ont faim et qui ont soif de justice, du rassasiement auquel ils ont droit. Comment reculerait-il devant les exigences d’une justice stricte, celui qui a vu les enfants juifs pressés comme de pauvres agneaux dans des wagons de marchandises? L’effrayant regard me poursuit encore d’une femme dont le jeune mari venait d’être abattu parmi d’autres otages; et il y a cette lettre que je n’ose pas relire, où une de nos filles raconte comment elle ferma les yeux de garçons fusillés et comme elle les ensevelit. Mais c’est cette rigueur nécessaire qui doit nous rendre plus scrupuleux. Il faut être assuré de frapper juste lorsque l’on est résolu à frapper fort.
Et puis, ne l’oublions jamais: cette victoire des Alliés, notre victoire, sera une victoire de l’homme. Les démocraties demeurent unies dans une certaine idée de la dignité humaine que, dans toute l’Europe, les bourreaux de Hitler ont dégradée et bafouée. Aux yeux des marxistes, l’homme est l’être suprême pour l’homme. Nous autres, chrétiens, nous avons foi en sa filiation divine, en la valeur infinie de chaque créature venue de Dieu et qui retourne à Dieu. Ainsi, par diverses routes, nous aboutissons tous à ce respect de l’être humain qui, même coupable, même chargé de crimes, doit être châtié sans être avili.

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François MAURIAC, “La Vraie Justice,” Mauriac en ligne, consulté le 24 septembre 2023, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/265.

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