Le Visiteur
Date : 12/09/1944
Éditeur : Le Figaro
Source : 118e année, n°20, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF



Le Visiteur
CE camarade qui descend de l’avion de Londres, je ne l’avais pas revu depuis près de cinq ans. Nous nous serrons les mains. Chacun essaye de déchiffrer sur le visage de l’autre cette histoire inconnue que retracent les rides, en un langage intraduisible. “Racontez…” me dit-il. Je réponds: “Il y aurait trop à dire !” Et pourtant, je ne trouve pas de mots. Et déjà je le sens parti sur des pistes fausses.
“Que Paris est gai! me dit-il, que les femmes sont jolies, bien habillées! Quelle différence avec Londres!”
Il me décrit un Londres terriblement atteint et meurtri où les femmes ne sont plus à se parer. J’essaye de le persuader que le Paris pavoisé et encore ivre qu’il voit ne rappelle guère la ville où nous avons souffert, où nous n’osions plus coucher dans notre lit, où sans cesse il fallait changer de domicile. Mais où que nous cherchions refuge, nous ne sortions jamais de cette ombre étouffante que la Gestapo étendait sur nos têtes.
Il m’écoute ; il me croît, bien sûr! Mais comme je sens qu’il ne “réalise” pas, je tente une phrase sur ce drapeau à croix gammée, dans le ciel de la Concorde. Il hésite et me demande si tous les Parisiens en ont autant souffert que je l’imagine. C’était un garçon fort répandu dans le monde, autrefois. De quelles maisons sort-il ? Certaines gens ne lui ont paru qu’à demi contents. Ce qui se passe leur semble être un prélude à des événements redoutables. J’essaye de le persuader que pour prendre la vraie température de Paris, il faudrait pénétrer dans des milieux plus modestes.
— Mais voyez, lui dis-je, comme la Ville est calme. Qui pourrait croire que ce peuple, il y a quinze jours à peine, dressait des barricades? Et voyez-le si paisible, bien qu’il se débatte contre mille difficultés, sans transports, sans électricité, sans gaz… Et pourtant la police semble inexistante. Les troupes alliées, on ne les voit guère. Les Américains isolés que l’on rencontre ressemblent à des Martiens errant sur une planète inconnue.
— Oui, dit-il, c’est vrai que Paris est tranquille.
J’insiste alors:
— Nous sommes heureux! Vous ne pouvez pas savoir comme nous sommes heureux…
Mais à peine ai-je parlé de ce bonheur, que je sens ma tristesse.
L’immonde marée, en se retirant, a laissé on ne sait quelle boue gluante. Le reflux n’a pas tout emporté. De mauvaises fièvres, sur ces marécages, rôderont longtemps encore. Nous étions des naïfs de croire que, dans la France délivrée, il n’y aurait plus de place pour cette grande peur que la radio de Vichy avait reçu mission d’entretenir parmi nous. Certains français –un petit nombre, bien sûr!– ressemblent à ces pauvres oiseaux habitués à leur cage: on ouvre la porte, et ils ne pensent pas à s’envoler. Ils ne savent plus chercher eux-mêmes leur nourriture. Ils étaient accoutumés à ce qui leur était présenté par une main familière, au service de l’ennemi. Ils avaient la sensation d’être à l’abri. Pour eux toute une éducation de la liberté est à refaire. Les risques de la vie politique les terrifient. Il faut leur apprendre à redevenir des citoyens, à oser regarder en face les exigences de cette Révolution nationale –la vraie– celle qui reste à faire.
—A quoi pensez-vous? me demande mon ami de Londres.
J’hésite quelques secondes et me rappelle “qu’il appartient à une grande âme de ne pas répandre le trouble qu’elle ressent”… Et comme il insiste: “A quoi pensez-vous?”
—A la France… lui dis-je.