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L’Habit vert par MM. de Flers et Caillavet. — Les Flambeaux de M. Henri Bataille

Référence : MEL_0032
Date : 01/01/1913

Éditeur : Cahiers de l'Amitié de France
Source : 2e année, n°1, p.46-50
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
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L’Habit vert par MM. de Flers et Caillavet. — Les Flambeaux de M. Henri Bataille

A propos de l’Habit vert, comédie par MM. de Flers et Caillvat. –Parmi les auteurs de comédies, MM. de Flers et Caillavet sont aujourd'hui peut-être les moins mauvais, –et ce jugement implique la condamnation du théâtre contemporain. Si j'assigne à ces hommes d'esprit le premier rang, ce n'est pas que leur œuvre puisse être considérée comme de la littérature, mais parce qu'ils eurent la bonne fortune de mettre la main sur de merveilleux interprètes. Des acteurs comme Max Dearly et surtout comme Guy, trouvent dans un texte insignifiant l'occasion de créer d'inoubliables bonshommes, ce sont de tels acteurs qui aujourd'hui servent de modèle aux écrivains dramatiques. Les auteurs de l’Habit vert, lorsqu'ils ont conçu le rôle du duc de Maulévrier, ne cessaient de penser à Guy. –Ils ont taillé le rôle sur mesure. Les accapareurs des scènes du boulevard ne sont rien de plus que des tailleurs pour hommes et pour dames. Chacune de nos actrices a son auteur comme elle a son couturier. Lavallière s'habille chez de Flers et Caillavet, et Marthe Regnier chez Paul Gavault. Quelquefois un rôle commandé pour Mlle X ... ne lui va pas et il faut le passer à une autre, comme l'avouait M. Tristan Bernard dans une lettre publique écrite à un directeur de Théâtre: “il arriva, écrit-il, que le rôle écrit pour Balthy se trouva convenir parfaitement à la charmante, gracieuse, délicieuse Thomassin...”
Quelle indigence de talent! Si des jeunes en montrent d'abord, ils ont vite fait d'emboîter le pas aux tailleurs pour dames des Variétés et du Gymnase. D'audaces en audaces, aidés par les directeurs complices, ils en arrivent aux plus extraordinaires duperies. C'est ainsi qu'ils servent la même pièce, sous plusieurs formes différentes, au bon public qui n'y voit que du feu, qui applaudit [ingénuement] à toutes les Miquettes, Josettes, petites chocolatières et paye douze francs chaque fois la même viande creuse accommodée à diverses sauces!
Peut-être aurions-nous de meilleur théâtre si nous n'avions pas de si parfaits acteurs. Il faut que l'acteur s'efface devant le rôle et non que le rôle s'adapte à l'acteur. Les grands comédiens risquent d'avoir sur la production dramatique de leur époque une influence funeste. Pendant un demi-siècle, que de temps perdu à fabriquer des drames pour faire valoir les attitudes et la voix de Mme Sarah Bernhardt! Dieu me garde de la juger, puisqu'avant que je naisse elle n'était déjà plus, me dit-on, que l'ombre d'elle-même. Mais que reste-t-il de toutes les Théodora qu'elle a suscitées? Pour elle, Rostand conçut le duc de Reichstadt comme un poitrinaire bêlant.
Est-ce à dire qu'une grande artiste ne puisse servir le théâtre de son pays au lieu de le détruire? A la Comédie-Française, Mme Bartet nous prouve ce que peut faire un talent délicieux et profond mais désintéressé. Unique interprète de Racine, elle atteint, par un miracle de son art, à ce que ce ne soit plus elle que nous aimions mais Andromaque, mais Bérénice. Ennemie de toute enflure, jamais nous ne l'entendîmes jeter de ces inutiles cris qui [déclanchent] les applaudissements. Bartet joue devant Racine invisible. Me voilà bien loin de l’Habit vert et de MM. de Flers et Caillavet; c'est que vraiment on a tout dit de cette comédie, quand on a parlé des interprètes et de leur extrême drôlerie.

Les Flambeaux, de M. Henri Bataille (à la Porte Saint-Martin).–Ce théâtre de la Porte Saint-Martin garde je ne sais quoi de tragique d'avoir été pendant quelques jours, le temple de Chantecler. On y donne aujourd'hui la pièce nouvelle de M. Henri Bataille; je m'étonnais tout à l'heure de la décadence où nous voyons la comédie. Je m'en scandalisais car enfin le plus sot public s'amuse encore aux représentations de Molière et il est capable de prendre autant de plaisir au Bourgeois gentilhomme qu'à la dernière œuvre de M. Paul Gavault. Les écrivains dramatiques et tragiques ont de plus sérieuses excuses. Lorsque le drame était issu de la religion comme à Athènes, Eschyle groupait tout son peuple autour d'une œuvre immortelle. Mais le sentiment religieux n'est plus universel. Il ne saurait plus unir savants et ignorants dans l'admiration d'un drame sacré. Hors la religion, je ne vois pas de sentiment collectif qu'un homme de théâtre puisse utiliser; on a vainement essayé du drame social, car bien loin qu'elle nous unisse, la question sociale est ce qui nous divise et le théâtre inspiré d'elle ne saurait nous montrer que l'éternelle barricade; on m'objectera que nous avons eu de bonne tragédie dans le temps du classicisme, –alors qu'elle n'était pas religieuse et qu'elle n'exprimait aucun sentiment qui fût commun à tous les Français. (Polyeucte déplut en tant que drame sacré.) Il est vrai. Mais Corneille et Racine s'adressaient à une élite. Les auteurs contemporains n'en sauraient faire autant parce qu'aujourd'hui, il ne s'agit plus de plaire à la cour et à la Ville; il s'agit de remplir plusieurs centaines de fois nos salles de spectacle, avec des foules confuses où sont représentées toutes les nations de l'univers.
Monsieur Henri Bataille suscita de grands espoirs au début de sa carrière dramatique. L’Enchantement, la Marche nuptiale, Poliche révélaient un don précieux. Après Maman Colibri, après, surtout, ces deux pièces misérables: la Vierge folle et l'Enfant de l'amour, nous pouvions le croire définitivement perdu. Et voici que les Flambeaux marquent chez lui une volonté de se ressaisir, de se hausser à de plus nobles conceptions, –de ne plus peindre seulement des sensibilités malades, et de ramener enfin dans le poème dramatique éternelle oubliée: notre âme immortelle. M. Henri Bataille nous propose dans les Flambeaux un culte qui puisse nous unir tous: le culte des idées.
Plus haut que les mouvements de la chair, –plus haut que le jeu obscur des passions, elles sont les flambeaux qui éclairent le vol des âmes attirées. Elles nous délivrent de la volupté. Un savant illustre, aidé de sa femme et de son ami, au soir d'une noble existence, va donner au monde le sérum du cancer. Ces trois êtres vivent à l'Institut Claude-Bernard, dans une recherche passionnée, entourés de disciples et d'une calme gloire. Une jeune étudiante survient. Elle déchaîne parmi ces surhommes, les plus grossiers, les plus sanglants instincts. Le maître laisse cette jeune fille qui fut sa maîtresse et dont il est adoré, épouser son unique ami, associé à ses travaux et à sa gloire. Ce malheureux un jour découvre la vérité. Il soufflète son maitre, le blesse à mort dans un duel. A l'instant de mourir, le savant veut oublier cette boue. Il pense avec angoisse à tant de recherches suspendues et que sa mort privera le monde d'une découverte sans prix. Alors, il oblige sa femme de tendre la main à leur ancien ami, à celui qui est son meurtrier, –il leur fait jurer de continuer ensemble à chercher le sérum. Il leur montre, au-dessus de leur misère, le monde invisible des idées. C'est dans cette pure lumière qu'ils doivent se rejoindre et poursuivre encore le secret de la vie.
Que la chair est tris te et qu'elle est puissante! Que peuvent contre elle, à certaines heures, ces flambeaux, ces flammes sans chaleur qu'Henri Bataille nous propose? –Louons-le de s'inquiéter du remède, lui qui jusqu'à ce jour ne se complut qu'à étaler nos plaies. Mais il confond l'ordre de l'intelligence avec celui du cœur. Le culte de la vérité scientifique, ce don de soi-même à la Science, peuvent certes nous aider dans notre vie morale puisqu'ils assurent la suprématie de notre raison et de notre volonté. Mais à certaines heures, quand la sensualité réclame avidement d'être satisfaite, rien ne nous délivrera qu'une puissance étrangère et supérieure à nous, un secours gratuit et infini: la grâce. Cette froide lumière des idées suffira-t-elle à réconcilier une femme passionnée avec le meurtrier de son mari? –C'est la conclusion du drame et nous admettons qu'elle en fasse de bonne foi le serment à celui qui va mourir. Saura-t-elle tenir sa promesse? L'amour de la science suscitera-t-il dans ce cœur un amour gratuit pour l'homme qui lui fit tant de mal? –Aimez vos ennemis! –Un Dieu seul peut nous donner ce commandement et être obéi. Nul n'a obtenu cela encore que Jésus-Christ. Nous ne croyons pas que le culte des idées réalise absolument ce miracle si fréquent dans la vie chrétienne: un saint.
Le drame d'Henri Bataille est écrit dans une langue misérable, mais il est savamment conduit. Peu de longueurs, sauf une scène au deuxième acte où le grand savant échange des idées générales sur les flambeaux avec un grand écrivain. Ce dernier rôle est confié à Jean Coquelin qui continue de garder une fâcheuse ressemblance avec le chien de Chantecler. A la fin de cette scène les deux hommes s'étreignent comiquement. “Le ridicule de l'homme sans Dieu”, me souffla Robert Vallery-Radot qui ajoute à Pascal... Henri Bataille abuse aussi de trop faciles moyens pour agir sur les nerfs du public: musique de Bach dans la coulisse, crachements de sang et agonie sur la scène, odeur d'iodoforme.
Interprétation excellente: Suzanne Després, Yvonne de Bray et Huguenet surtout me paraissent d'étonnants acteurs. M. le Bargy articule comme on ne le fait qu'au Conservatoire, et il meurt selon toutes les règles de l'art. Nous consacrerons une prochaine chronique à l'Annonce faite à Marie, de Paul Claudel, qui triompha au théâtre de l'œuvre, le 21 décembre 1912.

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François MAURIAC, “L’Habit vert par MM. de Flers et Caillavet. — Les Flambeaux de M. Henri Bataille,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/32.

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