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Le Jugement de l’histoire

Référence : MEL_0323
Date : 07/02/1945

Éditeur : Le Figaro
Source : 119e année, n°148, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF


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Le Jugement de l’histoire

QUAND il s'agit de littératire ou de musique, nous n'avons aucune raison d'espérer que la postérité en jugera mieux que les contemporains. Dans un siècle, les raisons qui nous interdisent l'accès d'une œuvre sublime risquent de jouer encore et “La Veuve Joyeuse” continuera d'enchanter les foules futures. Il en va tout autrement de la politique. Ici, le temps agit dans le sens de la vérité parce qu'il dissipe la fumée des batailles partisanes: la poussière du combat retombe, les passions s'apaisent, les faits restent.
Les débats qui nous irritent aujourd'hui (comme celui que soulève la légalité du gouvernement de Vichy) seront tranchés dans un temps où il n'existera plus, en France, de résistants ni de collaborateurs, où ces deux mots seront vidés du sens que nous leur donnons. Des gens calmes et sans passion, dont l'intérêt personnel n'inclinera plus le jugement, se rendront à ce qui alors leur semblera l'évidence. Aussi ai-je toujours cru que ce serait le plus sûr moyen de ne pas offenser la justice que d'essayer de prévoir, en toute occasion, ce qu'en penseront les hommes qui viendront après nous.
Des chefs politiques gouvernent au jour le jour et sont souvent dépourvus de cette sorte d'imagination grâce à laquelle certains autres, d'une plus frande espèce, ne s'interrompent jamais d'agir sous le regard de l'Histoire. Napoléon, dans les moindres actes de sa vie publique, pensait à nous qui le jugeons aujourd'hui. Il n'en a pas moins commis des fautes graves, des crimes, selon la morale ordinaire. C'est qu'à l'abri de la raison d'Etat, les esprits de sa race affrontent sans la Foi, le jugement de la Justice infinie. Je pense à ce geste de Richelieu mourant, prenant l'hostie consacrée entre ses mains tremblantes et défiant son Dieu de le condamner.
D'ailleurs, la raison d'Etat, cette nécessité, ne heurte pas toujours de front la justice. Il existe même une certaine justice qui est la servante de la raison d'Etat et dont les vertus propres sont la rigueur et l'inflexibilité. Les ennemis de Richelieu étaient tous des coupables: la plupart avaient trahi. D'où vient que devant l'Histoire ils fassent figure de victimes? C'est que ce que nous appelons l'Histoire ne reflète pas seulement les ruses et les pensées des hommes humains, si j'ose dire, de ceux qui ne raisonnent pas mais qui, dans un monde voué au meurtre, où le meurtre est l'accident le plus quotidien, le plus banal, gardent leur foi obstinée en la valeur d'une seule vie et s'attachent follement à une créature éphémère parce qu'ils savent qu'elle est irremplaçable.

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François MAURIAC, “Le Jugement de l’histoire,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/323.

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  1. BnF_Le Figaro_1945_02_07.pdf