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Les Arbres et les Pierres

Référence : MEL_0366
Date : 30/06/1942

Éditeur : Le Figaro
Source : 117e année, n°156, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF


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Les Arbres et les Pierres

Avec cette avance de deux heures sur le soleil, il ne nous est plus permis de rentrer à la nuit. Il fait grand jour encore, mais déjà la place de la Concorde est déserte. Pourtant elle vit, elle n’a pas besoin que nous y passions pour vivre, elle ressemble à un visage auguste d’où le sang s’est retiré.
Derrière les balustres des Tuileries, la foule muette des arbres contemple l’arène vide avec une expression humaine. Dans ce grand jour d’avant le dernier métro, à l’heure où autrefois les autos se hâtaient vers les restaurants et vers le théâtres, rien en trouble plus cet accord profond du feuillage et des pierres.
La pierre et l’arbre se souviennent, ils sont incapables d’oubli. Des lambeaux de notre gloire demeurent pris dans les branches, accrochés aux piles du vieux pont construit avec les pierres de la Bastille. Ce qui se passe dans le cœur des hommes, nous ne le comprenons pas toujours; mais le végétal et le minéral ne dissimulent rien de ce qu’ils ont retenu; ils nous rappellent des choses simples que nous avions apprises dans notre enfance et que nous avions oubliées.
Ce sont des témoins incorruptibles: même si la vie devait un jour se retirer de ces rives sacrées, il y resterait encore assez de pierres et d’arbres pour attester devant les étoiles ce que fut cette ville, ce que fut ce peuple.

Quand cette rive où l’eau se brise aux ponts sonores
Sera rendues aux joncs murmurants et penchés…

Et même quand les temps seront révolus et que le dernier homme aura exhalé le dernier souffle humain… J’ai toujours aimé ce qu’a écrit sur ce sujet Anatole France, vous vous souvenez? “…Et la terre continuera de rouler, emportant à travers les espaces silencieux les cendres de l’humanité, les poèmes d’Homère et les augustes débris des marbres grecs attachés à ses flancs glacés…”
Fidélité des pierres! Les vivants se disputent, ils s’accusent les uns les autres comme de pauvres enfants: “Non, ce n’est pas moi, c’est toi…” Mais lorsque l’un d’eux traverse seul la place de la Concorde, il voit au delà des balustrades des arbres des Tuileries agiter imperceptiblement leurs branches comme des mains. Le langage des choses muettes lui devient familier, les pierres lui parlent tout à coup, ou plutôt il entend leur cri qui lui perce le cœur; et la larme qu’il dérobe alors n’est-elle pas la plus amère qu’il ait jamais versée? Mais la veille, sur cette même place, un autre Français, dont il se croit haï, peut-être essuyait-il la même larme.
Non, cette place ne porte pas un nom usurpé: il existe une concorde entre les Français. Les arbres des Tuileries, eux, le savent, et les balustres, et ces anciens parapets d’où si souvent se pencha notre jeunesse, aux retours de l’aube, sur la Seine déserte.
A leur insu, tous les cœurs s’accordent ici; du moins je le crois, j’ai besoin de le croire; comme dans ces tableaux de Crucifixion: c’est l’instant où retentit le grand cri du Christ; alors les insulteurs s’éloignent, un centurion se trouble et même les soldats indifférents qui tiraient la robe au sort détournent la tête et deviennent graves.
Jette un dernier regard sur les arbres des Tuileries frémissants… Veuillent-ils une agonie ou se tiennent-ils de chaque côté du portail comme les anges de la résurrection? Qui nous le dira? Nous comprenons mieux leur langage quand ils nous parlent du passé que lorsqu’ils prophétisent. La ville même, que sait-elle du destin qui l’attend? On dirait parfois que Paris accroupi au bord de son fleuve ramène les deux mains sur sa face ou la cache dans ses bras repliés.
A l’entour, les hommes s’inquiètent de la nourriture et du vêtement. Ils répètent: Que mangerons-nous? Comment nous vêtirons-nous?” Cette inquiétude les détourne de leur plus profonde angoisse. Beaucoup d’ailleurs sont repris par leurs affaires, s’émerveillent de l’argent vite gagné. Les arbres des Tuileries, le Louvre, le Carrousel, la place de la Concorde font la relève de ces pauvres vivants.
Au minéral et au végétal, revient la charge de se souvenir; ils ont une mission de fidélité. Cette noblesse qui n’apparaît plus toujours dans les êtres, comme elle resplendit dans les choses! Comme nous la sentons vraie tout à coup cette assurance que l’humanité se compose de plus de morts que de vivants! Comme c’est vrai de la France, du Paris d’aujourd’hui! Car ce sont eux, les morts, qui animent d’une sourde vie les statues de pierre et les arcs des anciens triomphes, eux dont le sang obscur court dans ces branches agitées, dans ces bras qui supplient.

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François MAURIAC, “Les Arbres et les Pierres,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/366.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1942_06_30.pdf