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Les Pins invisibles

Référence : MEL_0367
Date : 10/10/1942

Éditeur : Le Figaro
Source : 117e année, n°243, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF


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Les Pins invisibles

Un écrivain, en garde contre la vanité, devrait chaque jour rêver quelques instants sur ce thème de Pascal: “Que de royaumes nous ignorent!” Mais le plus mortifiant, c’est d’être si peu connu même des royaumes qui ne nous ignorent pas. Il est souvent question, dans les lettres flatteuses qu’il m’arrive de recevoir, des “pins” de Malagar et du bonheur que je dois goûter à leur ombre. Or il ne se trouve à Malagar d’autres pins que la demi-douzaine que j’y ai dévotement plantés et qui y poussent fort mal, car ces amants de la pauvreté périssent dans une terre trop riche.
J’ai pourtant consacré bien des pages à ce pays de coteaux et de vignes, où s’élève ma vieille maison devant la plantureuse vallée garonnaise. Il est vrai que les pins, à l’extrême horizon, tracent une ligne noire et arrêtent mon regard. Mais à peine sont-ils visibles: il faut savoir que c’est eux. Si quelques détachements de leur immense armée s’avancent jusqu’aux abords de Langon, la forêt ne surgit qu’au delà de Sauternes.
Que de fois suis-je revenu sur ce contraste des deux régions qui se touchent et qui étonnaient mon enfance, lorsque, après trente kilomètres à travers les forêts de Saint-Symphorien et de Villandraut, soudain en plein Sauternais, en le château Guiraud et le château Rieussec, la route débouchait sur le ciel vide! Quelques pas encore, et les rives de la Garonne apparaissaient, chargées de leurs crus illustres, campagne trop peuplée où les villages se touchent, où l’homme est partout; aucun espace n’y est laissé à la forêt, à la solitude; dans ce pays de Barsac, chaque arpent a trop de prix pour qu’on y fasse sa part au rêve. Les pins innombrables s’arrêtent sur le seuil d’une terre interdite aux arbres, sauf à des boqueteaux de grêles acacias qui fournissent des supports à la vigne.
Et pourtant, il est vrai que ces pins invisibles demeurent présents sur ma colline. Par un été sec et torride comme celui dont nous achevons la traversée, il suffit que le vent souffle du sud pour que je reconnaisse leur parfum. Surtout si quelque incendie les dévaste (et il n’y eut guère de jour, cet été, où n’ait surgit une de ces sombres murailles de fumée qui, au crépuscule, deviennent incandescentes; hier encore, l’horizon était en feu du côté de Villandraut et de Balisac, où sont les pins de mon frère Pierre, et j’ignore encore s’ils ont été épargnés…)
Alors l’odeur de résine brûlée traverse la plaine, monte jusqu’à ma terrasse. Je ferme les yeux pour la respirer. Sur ce coteau consacré au raisin, les pins de mon enfance m’entourent tout à coup; je les retrouve mieux que si je les revoyais. Avant la guerre, il m’arrivait de les visiter quelquefois, et je ne les reconnaissais pas. Ils dérangeaient l’image impérissable que j’en avais gardée. Aujourd’hui, je souhaiterais de ne jamais revoir le parc où je sais que les bûcherons étrangers qui l’occupent enterrent leurs chevaux: on me dit qu’il flotte parfois, sous les branches du “Mystère Frontenac”, une odeur de charnier… Mais cette odeur-là n’atteint pas Malagar. Ici, j’entends respirer les pins invisibles et contemple de loin leur martyre; je les regarde brûler dans la nuit. Il m’arrive de sentir sur ma face la chaleur de ce bûcher.
Pourquoi ne pas associer la terre à notre souffrance? Cette clairière dans le parc, ignorée de tous, pour moi c’est l’endroit du coup de lance dans le corps supplicié de mon pays. Ainsi, chacun de nous situe le cœur de la France là où a commencé de battre son propre cœur. Chacun connaît le lieu où il ira s’agenouiller, un jour entre les jours, pour remercier Dieu, pour toucher de ses lèvres la terre, pour penser à ceux de ses amis tombés dans cette guerre.
Je parle encore d’incendie et de l’haleine brûlante des pins consumés, mais ce matin, au réveil, sans que rien l’eût annoncé, l’automne était là, et déjà à sa besogne, il arrachait par paquets les feuilles malades des ormeaux; la terre heureuse buvait enfin la pluie. Pourtant les pins invisibles ne m’ont pas quitté; ce souffle humide sur mon visage et sur mes mains, c’est le leur encore; c’est le même que je chérissais, le dernier jour des vacances, quand nous faisions une suprême fois le tour du parc, la figure levée vers les premières palombes, le cœur saisi d’une folle attente.

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François MAURIAC, “Les Pins invisibles,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/367.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1942_10_10.pdf