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Les Champs et la Ville

Référence : MEL_0378
Date : 06/09/1919

Éditeur : Le Gaulois
Source : 54e année, 3e série, n°45301, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Champs et la Ville

C'est une bénédiction pour un homme de lettres d'avoir derrière soi une province où, enfant, il passait les grandes vacances. Chaque été, il y retrouve de quoi composer son miel quand la bise sera venue et l'aura ramené à son cabinet de travail. Il n'est pas de grand écrivain qui n'ait mis en coupe réglée sa province natale. Aux ouvrages de ceux qui n'eurent pas à débarquer dans Paris, puisqu'ils y étaient nés, il manque toujours je ne sais quelle odeur de verdure. Les rives illustres de la Seine se reflètent dans les meilleurs ouvrages de M. Anatole France; mais ne trouvez-vous pas qu'on respire dans presque tous une odeur de pavés de bois et d'asphalte? Il n'accepte de nous peindre d'autre champagne que celle de Florence, et encore parce que les collines y paraissent l'œuvre d'un dieu habile à graver les médailles.
C'est vrai que naguère encore il était donné aux Parisiens de Paris d'habiter ensemble la ville et la campagne. Pour moi qui loge à Passy, je m'émeus de lire ceci dans un roman de Barbey d'Aurevilly: “…J'étais arrivé dans cette partie de Passy qui se creuse comme un ravin et dont la courbe expire avant de devenir vallon, un petit vallon grand comme la main, frais, ombragé, mystérieux, espèce de coquille de verdure. Des maisons de campagne commençaient de s'y élever. On appelle, je crois, cette partie cachée de Passy, le hameau de Boulainvilliers.” Arsène Houssaye, directeur de la Comédie-Française, à l'époque du coup d'Etat et jusqu'en 1858, pouvait, sans quitter Paris, faire la vendange chez lui; Rachel, Mlle Brohan, d'autres jolies comédiennes acceptaient de cueillir les raisins de son château à Beaujon; il s'élevait non loin de l'Arc de Triomphe et fut démoli lorsque la Ville de Paris ouvrit l'avenue Friedland. J'admire qu'en 1860 “la belle Arsène” comme l'appelait Théophile Gautier, y ramassât de quoi emplir un millier de bouteilles. Dans les chroniques du Second Empire, on vantait fort le château d'Houssaye, son donjon, son belvédère, ses tonnelles, le kiosque du parc, la grotte peuplée de grenouilles et de poissons rouges. Mais alors le goût n'était pas la chose du monde la plus répandue; sur ce qui resta plus tard de son domaine, l'ancien directeur de la Comédie-Française fit élever, avenue Friedland, ces deux hôtels qui n'en font qu'un et dont il nous dit en ses Confessions “que la façade renaissance et mauresque provoque le regard des promeneurs”. …Provoque est le mot.
Pour faire mes vendanges, il me faut, en 1919, dépasser le quartier Beaujon, prendre un train au quai d'Orsay et traverser la France en une nuit. Bienheureux dépaysement! A Paris, tu utilises tes acquisitions. Mais c'est ici que tu t'enrichis, dans le parc où tu jouas enfant et où la foule des arbres remplace pour toi la foule des hommes. La seule odeur d'une nuit d'été devant le perron, à la place où tes frères et toi chantiez des cantiques, t'ouvre une source indéfinie d'images et de réminiscences. Ici, tu es hors du temps, délivré de l'actuel. Les pins font le même bruit d'Océan sous les constellations immuables. Tu comprends ce que te dit la cime agitée du chêne dont, à l'époque de la rentrée et des grands vents d'équinoxe, tu baisais l'écorce; au balcon de bois, un jeune mort de vingt ans est accoudé; tu réentends le timbre de sa voix, cette façon particulière qu'il avait de soupirer: “la belle nuit!” Le poète tient par-dessus tout à l'immuabilité des lieux où il a souffert de sa jeunesse. Comme je répète plusieurs fois à mon amie: “Quand j'étais enfant, il n'y avait pas ce tapis d'escalier”, elle s'impatiente et trouve que ce n'est pas intéressant. Comment lui expliquer qu'un autre tapis, un nouveau papier de tenture suffisent à détruire le mirage merveilleux des jours révolus que je croyais toucher de la main? Les eaux vives où j'allais boire tarissent. Je n'ai plus aux lèvres qu'un goût de cendre...
Mais voilà l'étrange: ces sensations ne sont pas particulières à la jeunesse finissante; elles furent miennes au temps de mon adolescence et je n'ai jamais tant souffert qu'entre la seizième et la vingtième année de “l'éternel écoulement des choses”. Ce désir d'éterniser les mouvantes apparences, c'est lui qui fait les poètes adolescents. Inlassablement, nous revenons sur nos pas, nous essayons d'échapper à la notion de temps et de faire affleurer le plus possible du passé enseveli vivant en nous. A combien d'ouvrages modernes pourrait-on donner le titre admirable que M. Marcel Proust trouva pour le sien: A la Recherche du temps perdu? Un poème capte une image, une douleur, une joie quelquefois, c'est pour l'éternité qu'il les fixe; le plus souvent un livre de vers ressemble à ces boîtes de botanique où les vivantes fleurs ne sont plus qu'une poignée d'herbes saches, à ces lièges où tombant en poussière les papillons merveilleux que quelque enfant y épingla un jour d’été.

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“Les Champs et la Ville,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/378.

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  1. GALLICA_Le Gaulois_1919_09_06.pdf