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L’Art et l’Argent

Référence : MEL_0383
Date : 10/01/1920

Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45436, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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L’Art et l’Argent

Depuis l'armistice, je vois les poètes s'inquiéter d’économie politique, et le stendhalien, de qui j'obtenais la dernière anecdote touchant Henri Beyle, désormais m'entretient de métallurgie; il s'étonne que la renaissance d'une jeune revue m'importe autant que le relèvement d'une usine. En vérité, il existe des ruines spirituelles. Un jour, les mines de nouveau seront exploitées, mais les ouvrages de l'esprit que Péguy, Psichari, Drouot, André Lafon, que tous les poètes immolés portaient en eux, à jamais nous les avons perdus. Ce que les morts ont adoré, qu'au moins les survivantes ne le brûlent pas. Nous traversons une crise d'humilité. Quelques-uns rougissent d'avoir aimé l'intelligence et servi les muses; ils découvrent que toutes les spéculations ne sont pas philosophiques, et, comme naguère, avec amour, ils disaient “les Idées”, aujourd'hui ils disent “les Affaires”.
C'est vrai que, pour eux, il s'agit de vivre. Sans doute l'homme ne vit pas seulement de pain, mais il vit d'abord de pain. Les Lettres ne nourrissent qu'un petit nombre de ceux qui les servent; et ce ne sont pas les plus jeunes ni ceux qui ont le plus d'appétit. “…A quoi bon la fortune et la jouissance quand la jeunesse sera passée? –écrivait Balzac à vingt-trois ans; –le vieillard est un homme qui a dîné et qui regarde les autres manger, et moi je suis jeune, mon assiette est vide et j'ai faim.”
Que répondre à ce cri? L'Etat peut rendre, moins dérisoire le traitement des agrégés d'Université, dont ferait fi un chauffeur de bonne maison; il ne peut rien pour l'adolescent inconnu dans sa mansarde et qui s'appelle Baudelaire ou Balzac. L'annuelle manne des prix académiques tombe-t-elle quelquefois sur ceux-là? Or, si à aucune époque on n'eut comme aujourd'hui des facilités pour mourir de faim, jamais non plus un artiste pauvre ne se vit à ce point obsédé par l'universelle “invitation à l'argent”; des dames qui, naguère, le dépensaient toujours et n'en parlaient jamais, aujourd'hui vous expliquent leur gain sur le paravent de Coromandel qu'elles ont cédé à un Américain du Sud. Il est rare qu'on les loue de la robe qui dénude leur dos, sans qu’elles vous en glissent à l’oreille le prix. Il semble que dans les meilleures maisons on ait oublié d'enlever aux objets leurs étiquettes. Enfin, pour tous les Français, de M. Klotz au plus humble contribuable, trouver de l'argent ou n'en pas trouver, c'est la question.
Pour qu'un artiste ainsi tenté ne succombe pas, il faut que le possède cette passion du jeune Balzac écrivant à sa sœur: “Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs: être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits?”
Etre célèbre… Un artiste y peut-il prétendre sans se trahir? Voilà longtemps que la confusion des classes a détruit cette élite autrefois dénommée: la Cour et la Ville. Les demi-lettrés, que multiplie à l'infini “le progrès des lumières”, réclament une littérature à leur mesure. D'où chômage pour les malheureux doués d'esprit de finesse, accumulation d'innommables papiers aux étalages des libraires; d'autant que les gens du monde s'en mêlent et que toutes les femmes décrivent les particularités de leur tempérament: les salons ajoutent à l'inondation un fleuve de livres non coupés. “Personne ne veut goûter de plaisir avec les œuvres créées, chacun veut aussi produire à son tour.” C'est une remarque de Goethe; elle prenait déjà avant la guerre un sens terrible. Aujourd'hui, le jeune homme de lettres qui a le souci du pain quotidien et qu'entoure ce bruit d'argent remué, trop facilement acquis et prodigué par des êtres subalternes, –comment résisterait-il à la tentation de trahir sa gloire, de travailler pour la foule, de lui cuisiner des plats?
Au vrai, ne poussons pas au noir notre peinture: cette année, le succès de quelques jeunes écrivains atteste qu'il existe, pour les ouvrages de l'esprit, une large élite. Notons que des Anglais, des Américains, naguère ignorant notre littérature, aujourd'hui parlent notre langue et lisent nos livres. Il faut écrire en vue de ce “moindre public”, tout de même assez étendu, car il est, pour le littérateur, un autre danger que de succomber à la tentation des “affaires” ou de tout sacrifier à la grosse vente: celui de ne plus aspirer qu'à se satisfaire soi-même et quelques amis. J'ai noté, chez des jeunes hommes très sincères et qui ne cachent pas leur jeu, un assez médiocre désir de faire ce qui s'appelle: une carrière littéraire. On les froisserait même en leur disant qu'ils peuvent atteindre, avec leurs écrits, au delà d'un petit cercle familier d'amis délicats: ce leur serait une preuve que la vulgarité les guette. Le beau plaisir qu'ils trouvent aux vers de Jules Laforgue vient un peu de ce qu'ils sentent ces ironies désolées insaisissables à la plupart des hommes, et de même l'alchimie d'Arthur Rimbaud, en même temps qu'elle les enchante, les isole. Ils ont retenu ce que Laforgue nous dit de Baudelaire: “Le premier il a rompu avec le public, le public n'entre pas ici.” A ce renoncement au succès, un ouvrage peut gagner de la profondeur, de la sincérité, mais qu'il y perd de qualités! Un auteur, s'il travaille pour un public choisi, dépouille de son moi l'œuvre où rien ne doit subsister que d'universel et d'humain. Ce que surtout nous aimons de nous-mêmes, ce sont nos défauts: la seule inquiétude d'une élite à séduire les élague.
Nous croyons que cette élite existe encore, et le plus pur écrivain peut l'atteindre. Que celui qui possède la vocation des lettres laisse donc les ingénieurs, les industriels accomplir leur tâche, –qu'il demeure fidèle à sa mission d'accroître et de défendre le patrimoine spirituel de la France.

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François MAURIAC, “L’Art et l’Argent,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/383.

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