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L’Internationale et la Chrétienté

Référence : MEL_0386
Date : 06/03/1920

Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45492, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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L’Internationale et la Chrétienté

Une grève comme celle que nous venons de subir permet de mesurer l'abîme qui, aujourd'hui, sépare les classes. Mais les préjugés ne sont pas du côté qu'on pourrait croire, ni l'esprit de caste de même qu'autrefois un Français demandait: “Monsieur, êtes-vous gentilhomme?” il demande à présent: “Citoyen, es-tu prolétaire?” Et de même qu'un duc et pair ne plaisantait pas sur la question des préséances, une mystérieuse hiérarchie s'établit dans la classe ouvrière avec, à son sommet, le terrassier et le manœuvre, et tout en bas, sur les frontières abhorrées du capital, le typographe, l'ouvrier du livre, celui qui comprend et qui est capable de critique, puis, plus bas encore, le bourgeois socialiste, le transfuge des classes riches, dont il a renié les doctrines, mais non l'habitude tenace de toucher des coupons de rente; en vain, un Thomas, un Sembat, voire un Longuet protestent de leur foi révolutionnaire, l'intransigeant pape rouge de Rétrograde les excommunie parce qu'ils sont nés bourgeois: jamais ne fut poussé si loin le préjugé de la naissance; car, sous l'ancien régime, un artisan pouvait bien devenir bourgeois et un bourgeois recevoir des lettres de noblesse, tandis que si tu n'es pas né prolétaire, renonce aujourd'hui à tout espoir de le devenir; il semble même que la bonne volonté des capitalistes à “faire bolchévisme” exaspère ceux qui le sont de naissance. On imagine les Molière de la cité future écrivant non Le Bourgeois gentilhomme, mais Le Bourgeois prolétaire. M. Jourdain ne serait plus nommé grand mamamouchi, mais s'affilierait la C.G.T. Au grand soir, je ne donnerais pas cher de la vie des Sembat, des Blum, des Longuet: comme on comprend le découragement d'un Albert Thomas et que, lassé de tout, il se soit retiré dans un fromage!
Nous lisons ces noms: Loriot, Saumonneau… Ces bolchevistes sont des êtres vivants, pensants, avec qui on aimerait causer, discuter, –mais aucune rencontre possible: ils évoluent dans une autre planète; existe-t-il entre ces mystérieux prophètes et un jeune bourgeois curieux un terrain commun? Hélas! Il n'y a plus, entre les hommes, de “religion” (au sens étymologique du mot, qui signifie ce qui relie). Autrefois, grands seigneurs, bourgeois, artisans se retrouvaient à genoux devant le même tabernacle; de la même chaire, ils recevaient la même parole; à défaut de la religion du Christ, ils étaient unis dans celle du Roi: je songe à ces foules qui pendant la maladie de Louis XV, gémissantes et priantes, emplissaient les églises. A cette foi catholique et royaliste, la Révolution substitua la religion de la patrie et celle de la liberté qui subsistent encore puisqu'elles viennent de nous sauver. Mais enfin comment nier que chez quelques-uns –qui malheureusement sont des “militants”– le culte de l'internationale tende à remplacer celui de la patrie? Idéal qui d'ailleurs n'offre rien d'artificiel et que depuis des siècles, les hommes ont caressé: alors ils ne disaient pas “internationale” mais “chrétienté”.

*

Nietszche, prophétiquement, nous annonçait l'apparition d'une espèce d'hommes sûrnationale et nomade, “qui, écrivait-il, comme signe distinctif, possède physiologiquement parlant, un maximum de faculté d'assimilation”. Il appelait ce phénomène: la création de l'Européen; –mais nous le voyons s'accomplir moins dans les individus que dans une caste: le prolétariat. Alors que la religion, la philosophie, la littérature tendent à différencier les hommes, à marquer leurs oppositions, le travail tel que celui que le machinisme contemporain impose aux ouvriers, cette spécialisation abrutissante qui condamne un homme à tourner toute sa vie un boulon ou à poinçonner des billets de Métro, nivèle, unifie les intelligences, confond, d’une extrémité à l'autre du monde, les intérêts de la caste prolétarienne. Un écrivain –fût-il anarchiste– appartient à sa patrie, lui rend témoignage malgré lui. Mais les conditions du travail des prolétaires les prédisposent à l'internationalisme. Il y a là un sentiment naturel contre lequel nous ne devons lutter que parce qu'il a dévié: ce besoin d'union et d'amour universels que l'Evangile apporta au monde; et c'est ici qu'apparaît tout ce que l'Europe a perdu en perdant la notion de chrétienté.
Tandis que le socialisme unifie, centralise, détruit les caractères particuliers, le catholicisme, en chaque patrie, accuse le trait qui lui est propre; les mêmes prêtres prononcent les mêmes paroles dans les églises de France, d'Autriche, de Bavière, de Pologne, d'Italie, d'Espagne, d'Irlande; la même liturgie, dans l'univers entier, exprime devant le même Christ un identique amour, et pourtant –c'est là le prodige– le catholicisme prête à la France cet air qui, à travers les siècles, la distingue des autres peuples; c'est lui qui resplendit sur les traits de la France éternelle. Il a pénétré, il a soulevé comme un levain son génie. Sans lui, nous n'eussions rien donné de plus au monde que le Pantagruel de Rabelais et la Pucelle de Voltaire (et encore ces œuvres ne sont-elles que des réactions anticatholiques; la haine n'existerait pas sans l'amour). Toute injure, à travers le Christ, atteint la patrie comme ces obus qui, à Reims, atteignaient à la fois le Christ, la Vierge, la France. Un couvent, une église désaffectés, une paroisse sans prêtre, c'est une diminution de vie française. Si nous considérons tout autre pays catholique –par exemple l'Espagne– il nous apparaît que là encore c'est le catholicisme qui crée sa physionomie, ce par quoi elle ne ressemble à aucun autre peuple, fût-il catholique. La chrétienté s'oppose à l'internationale en ceci qu'elle groupe des nations aux visages différents; la Société des Nations ne sort des nuées qu'en devenant chrétienté; les nations, sans se renier elles-mêmes, ne se peuvent confondre que dans le Christ; la vraie religion accomplit le miracle de les particulariser et en même temps de les associer en une catholicité militante: un seul Père, le Pape, une langue universelle, le latin. Vainement on nous prophétisera la mort du christianisme: qu'elle apparaît aujourd'hui puissante, cette faiblesse de l'Eglise! L'effondrement de tout ce que les hommes essayent d'accomplir sans elle nous confirme dans notre foi et la fameuse prosopopée de Lacordaire nous remonte du cœur: “O Rome! C'est ainsi que je t'ai vue. Assise au milieu des orages de l'Europe, il n'y avait en toi aucun doute de toi-même, aucune lassitude; ton regard tourné vers les quatre faces du monde suivait avec une lucidité sublime le développement des affaires humaines dans leur liaison avec les affaires divines… Tu m'es apparue ce que tu es véritablement, la bienfaitrice du genre humain dans le passé, l'espérance de son avenir, la seule grande chose aujourd'hui vivante en Europe, la captive d'une jalousie universelle, la reine du monde…”

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François MAURIAC, “L’Internationale et la Chrétienté,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/386.

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