Les Tilleuls de Juin
Date : 24/04/1920
Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45541, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF
Les Tilleuls de Juin
Dans ce dur siècle où les cœurs encore sensibles à la poésie sont souvent déroutés par le cubisme et par dada, le recueil d'Eusèbe de Bremond d'Ars arrive à son heure. Il mérite d'être beaucoup aimé: nul souci d'école ni de coterie. C'est ici l'œuvre d'un isolé, mais de qui la solitude s'est enchantée et nourrie des plus chères musiques. Les Tilleuls de Juin s'émeuvent au rythme et au nombre du vers baudelairien, et s'il fallait comparer à l'un de nous ce poète, nous saluerions en sa muse la sœur puînée de celle d'André Lafon; comme ceux de cet ami disparu, les poèmes d'Eusèbe de Bremond d'Ars offrent au monde, pour qu'il s'y mire, une eau profonde et endormie. Mais, cet étang, à quoi ressemble l'œuvre d'André Lafon, reflète des maisons pauvres, des toits de province, les humilités d'une vie souffrante. Les miroirs d'eau d'Eusèbe de Bremond d'Ars gardent l'image des ancêtres “en leurs habits des grands jours de l'histoire”, les jardins peuplés de dieux. Quel destin sert le mieux le poète: grandeur ou misère? Opulents, qu'eussent écrit Baudelaire, Laforgue, Rimbaud, Verlaine? L'angoisse chez Bremond d’Ars est surtout métaphysique: trop de quiétude peut-être, de sécurité chamelle... mais elles suffisent pour nous émouvoir, cette conquête du monde, et, plus loin que les couleurs, les sons et les formes, une si brûlante poursuite, une si ardente possession de Dieu.
Tant qu'elle chante les apparences, la strophe d'Eusèbe de Bremond d'Ars est magnifiquement lourde de pluie, pleine de parfums, les arbres des parcs antiques y font des signes, et des souffles d'orage passent sur des jeux d'enfants rêveurs. Pourtant, de ces apparences, lentement, mais trop vite à mon gré, elle se dégage non que ce suit une poésie désincarnée elle exalte, au contraire, la chair jusqu'à “Celui qui est”. Au delà des odeurs du parc des grandes vacances, au delà de ces soirs d'amitié ou de solitude, et de tout ce qui est muable et qui s'écoule, le poète cherche l'Etre, ce Christ qu'il appelle “l'auteur merveilleux de toute la substance”. En ce Christ, qui est la “Résurrection, et la Vie”, ressuscite et vit éternellement notre passé, –ce bref intervalle de temps et d'espace– où tient un monde d'émotions, de sensations, d'images.
Pendant la guerre, Eusèbe de Bremond d'Ars, entre deux blessures, fut hospitalisé à Chartres. L'odeur des “tilleuls de juin” s'y dépouilla de toute volupté et monta comme une vapeur d'encensoir vers les pieds de Notre-Dame de sous-terre et vers son Fils:
Verbe dont la douceur est comparable au soir
Quand les tilleuls de juin, lourds de miséricorde,
Ombragent de leurs fronts les êtres beaux à voir.
Verbe dont la tendresse est cette allée ouverte
Qui du faubourg lépreux conduit au bois charmant.
Quelques cœurs sauront-ils être attentifs à ces accents? Le sanglot de Verlaine, dans Sagesse, on en retrouve ici l'écho; mais la sensibilité verlainienne s'y soumet à une loi: derrière, chaque image, nous pressentons la doctrine solide, la forte théologie, et c'est. sans doute le charme secret de ce poème qu'une telle union, qu'un si bel accord du sensible et du raisonnable. Rien n'est si beau, que ce lyrisme contenu, surveillé.