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Un quart d’heure avec François Mauriac

Référence : MEL_0039
Date : 31/01/1935

Éditeur : Candide
Source : 11e année, n°568, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Interview
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Un quart d’heure avec François Mauriac

— Voulez-vous que nous nous retrouvions aux Deux Magots?
— Quelle bonne idée! Nous aurons peut-être la chance d'y rencontrer Thérèse Desqueyroux.
Quand M. Francois Mauriac veut se jeter, avec ses personnages, en plein pathétique, il quitte son quartier d’Auteuil, et vient faire un tour place Saint-Germain-des-Prés. C’est dans l’église même de Saint-Germain que se déroule une des scènes décisives du Nœud de Vipères. Quand au café des Deux Magots, il me sera difficile de passer devant, désormais, sans évoquer la figure de Thérèse Desqueyroux telle qu’elle nous apparaît dans La Fin de la nuit[1]: Thérèse aux portes de la vieillesse, mais accumulant, semble-t-il, dans les derniers instants où sa vie garde sa redoutable plénitude tout ce qu’elle a de charmes, pour ne pas dire de sortilèges. Au physique, je l’imagine très bien: Phèdre avec une voilette, un peu épaissie probablement, et dont la chair trop mûre laisse présager, à certaines moments, la déchéance prochaine. Seulement, tout serait changé par rapport à cette femme, de la seconde où l’on aurait rencontré son regard, dans l’ombre du chapeau.
Oui, il y a maintenant à jamais un fantôme littéraire au coin de la place et du boulevard Saint-Germain, près du kiosque à journaux. “Assise à la terrasse des Deux Magots, elle se forçait à boire un anis pour être un peu ivre…” “Devant la terrasse des Deux Magots, elle acheta un journal…” A vrai dire, ces visions de l’imagination s’évanouissent au moment où je m’approche du café. Les braseros s’efforcent en vain de réchauffer la terrasse déserte, que viennent battre des rafales de pluie glacée. J’entre. Thérèse n’est pas là, et M. Mauriac pas encore. Près de la table où je m’assieds, je perçois par une indiscrétion toute involontaire les fragments d’une conversation féminine. Mais il ne s’agit pas d’un drame d’amour: deux vierges universitaires, vêtues de toile cirée et bottées de caoutchouc, qui parlent un français violemment marqué par un accent d’Europe centre-orientale, reconstruisent l’univers entre leur café-crème et leur inquiétude métaphysique. Je sens que l’arrivée de Thérèse Desqueyroux me serait fraternelle, si noir qu’ait été le crime de cette empoisonneuse. C’est à ce moment que M. François Mauriac a poussé la porte-tambour.
Je m’aperçois alors que je me suis mis dans un grand embarras. J’ai eu tord de lire La Fin de la nuit, avant de rencontrer M. Mauriac. Je devrais lui demander sur son roman des déclarations que j’enregistrerais sans prendre parti. Cela m’est impossible. La Fin de la nuit est un libre qui m’a passionné et bouleversé. Je crois qu’à certaines pages (au chapitre central, le chapitre VII et à la fin), Mauriac s’est élevé à des cimes qu’il n’avait encore jamais atteintes, et d’où il éclaire par reflets tout le reste de son œuvre. Est-ce à dire que je m’intéresse beaucoup au second roman dont Thérèse Desqueyroux est l’héroïne, à la nouvelle aventure de la dame qui a, quinze ans auparavant, fait boire de l’arsenic à son mari? Pas précisément. S’il fallait résumer d’un mot mon sentiment, au risque d’être trop sommaire, je dirais qu’à cette heure je pense obstinément au mot de Flaubert: “Madame Bovary, c’est moi”. Alors Thérèse Desqueyroux, c’est François Mauriac? La formule est beaucoup trop raccourcie, décidément.
Il vaut mieux couper court à ce monologue intérieur. J’avale mon café brûlant et je demande à François Mauriac de prendre la parole.
— Je ne m’attends pas, dit-il, à une très bonne presse. Il est très difficile de faire la critique de son propre livre. Je vois bien, cependant, en premier lieu, les raisons techniques pour lesquelles mon roman heurtera certains esprits. Aucun de mes livres n’a beaucoup d’objectivité. Celui-là moins qu’un autre. Ce n’est pas un livre autour duquel on peut tourner pour en mesure l’aspect. Il est tout occupé par un personnage auquel je me suis abandonné passivement.
— C’est ce que j’ai éprouvé avec intensité. Le roman ne tient que par lui, c’est-à-dire par elle. Seulement alors, il fait mieux que tenir: il surgit de la vie banale d’une façon vertigineuse.
— C’est un avis qui me touche beaucoup. Je voulais dire seulement que, du côté de la critique qui s’attachera à “raconter l’histoire” je m’attends pour mon livre à tous les déboires. Mais que la critique fasse son métier.
— Je crois qu’envers aucun livre le métier de la critique n’est de “raconter l’histoire”.
— Je m’attends d’autre part à rencontrer une seconde zone de résistance. Et celle-là beaucoup plus étendue, beaucoup plus profonde, beaucoup plus tenace. C’est que j’ai touché, dans ce livre, à quelque chose dont tout le monde aime mieux qu’on ne parle pas. Et que, dès qu’on en parle, tout le monde se gendarme. Je veux dire l’immense et infinie responsabilité que les créatures humaines ont à l’égard les unes des autres. Et qui fait que j’ai cru devoir suggérer certaine comparaison entre le crime de droit commun qu’accomplit une empoisonneuse et le crime secret que commet au fond de sa conscience tout être qui contrevient ou seulement se dérobe aux devoirs qui découlent d’une telle responsabilité.
— C’est précisément ce qui m’a tant frappé dans La Fin de la nuit: l’atmosphère d’interdépendance des âmes où vous montrez que vit l’humanité. Et c’est pourquoi je me disais tout bas, tout à l’heure, avant que nous n’engagions ce dialogue, que Thérèse Desqueyroux c’est vous-même. Je n’entendais pas par là vous prêter une âme de criminel, mais signifier que vous avez donné au personnage de Thérèse une vie assez intense, assez universelle pour forcer vos lecteurs à vous entendre ajouter: “Qui d’entre vous est sûr, plus que je ne le suis moi-même, de n’avoir rien de commun avec cette femme que vous voudriez appeler monstrueuse?” Les “monstres” littéraires n’ont d’ailleurs jamais été créés, par Racine ou par d’autre, que pour déceler les secrets de l’ordinaire de l’humanité.
— Secrets qui sont généralement cadenassés avec le plus grand soin. Mais, pour un romancier, ce qui apparaît ne compte guère auprès de ce qui se cache.
— Et pour un écrivain catholique, il convient tout de même de rappeler aux hommes que leur vie terrestre est placée entre une immense possibilité de mal. C’est la vue que vous ouvrez sur ces deux possibilités qui donne le frisson dans La Fin de la nuit, d’autant plus que vous les montrez effroyablement emmêlées dans toute vie humaine: bien plus, à chaque minute de chaque vie, et peut-être dans chaque acte et dans chaque pensée. Vous décelez la présence du mal, même sous l’apparence du bien, avec une terrible perspicacité. C’est sans doute ce qui a fait croire parfois que vous haïssez les hommes.
M. François Mauriac bondit:
— Mais je ne sais pas s’il y a quelqu’un de plus obsédé que moi par le souci de les aimer! Seulement puis-je ne pas écrire des livres très noirs, quand j’en vois si peu qui soient vraiment capables d’amour?
— Il y en a plus que vous n’en montrez. Des exceptions rares, je vous l’accorde, mais lumineuses.
— Oui qui devraient l’être.
— C’est vrai. Car vous avez tristement raison en ceci que la foule de ceux qui entourent ces exceptions, dont ils devraient être irradiés, trouvent très normal de ne pas les considérer comme des êtres exceptionnels, et de les noyer, toutes lumières éteintes, dans leur déconcertant troupeau.

André Rousseaux

Notes

  1. Un vol, chez Grasset.

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André ROUSSEAUX, “Un quart d’heure avec François Mauriac,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/39.

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