A propos des ballets russes
Date : 18/12/1920
Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45781, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF
A propos des ballets russes
A cette luxueuse répétition générale des ballets russes, l'autre soir, Le Sacre du Printemps fut applaudi par ceux-là mêmes qui, en 1913, sifflaient avec le plus de passion ce difficile divertissement. Des dames, dans les couloirs, se disaient les unes aux autres “Ça me plaît.” Les cinq jeunes musiciens, debout dans une loge, se donnaient un mal incroyable pour isoler leur ovation de l'ovation universelle. Ah! qu'ils regrettaient les beaux chahuts d'antan, qui leur eussent permis de manifester à Stravinsky leur tendresse, leur gratitude!
Mais le public, à présent, décourage les jeunes gens, ils n'atteignent plus à l'étonner; comme il s'attend à tout, rien ne le déroute. Ne cherchez pas le gros de l'armée: tout le monde est à l'avant-garde. C'est au point qu'à la sortie du théâtre des Champs-Elysées, un des plus mystérieux poètes de ce temps, par esprit de contradiction, m'avouait: “Je vais lire, avant de m'endormir, des vers de Racine le fils.”
Mais il serait injuste de prétendre que le snobisme entre pour beaucoup dans l'enthousiasme de ce luxueux public; s'il ne siffle plus, c'est tout bonnement qu'il n'a plus envie de siffler depuis 1913, il a eu le temps de faire son éducation; sous diverses apparence, des ersatz du Sacre du Printemps lui furent servis. Et c'est pourquoi cette chorégraphie ne le surprend plus; il la reconnaît, c'est du déjà vu; il n'ose s'avouer que même cela lui semble dater un peu; en bref, si le public applaudit, c'est qu'il aime les poncifs et qu'il déteste d'être surpris. Les moins avertis savaient que, sur la scène, ces arrière-trains frémissants exprimaient l'épouvante; aussi chargé d'intention que fût chaque geste, aucune dame n'était prise de court. J'imagine que Stravinsky, traîné sur la scène devant une foule délirante, avait la nostalgie des merveilleux sifflets de 1913, plus doux mille fois à son oreille que ces battements de mains, –ce qui s'appelle la consécration mondaine!
Un vieil ami, qui assista, enfant, à la première de Carmen dans la loge de Gounod, m'assure que le scandale fut aussi grand qu'au Sacre. Nos petits-neveux diront, sans doute: Le Sacre du Printemps, du même ton que nous disons: Coppélia.
Quand j'avais douze ans, une taquinerie de mon frère consistait à me suivre partout: “Maman, disais-je, il me suit partout!” A quoi il m'était répondu: “Que veux-tu que j'y fasse?” Si, en dépit de leurs jeux les plus difficiles, les jeunes gens se voient partout suivis par le public, que veulent-ils que nous y fassions? On ne peut tout de même pas distribuer des sifflets au contrôle. Qu'inventeront-ils pour décourager cette invincible bienveillance? Il se pourrait que quelques-uns de nos jeunes maîtres aient trouvé le filon et qu'ils aient mis dans le mille: nous sommes avertis par leur organe officiel, Le Coq, qu'ils ne peuvent plus souffrir le bizarre. Efforcez-vous d'être banals, telle est leur formule de ce matin.
J'aurais voulu, hier soir, sur le décor de Picasso, que fussent projetées ces sages paroles de Francis Poulenc: “La mélodie vulgaire est bonne si elle est trouvée. J'aime Roméo, Faust, Manon et même les chansons de Mayol.” Il eût été plaisant de voir l'ahurissement de toutes ces faces attentives, –toutes ces figures d'hommes et de femmes de bonne volonté. Mais ils auront vite fait d'emboiter le pas: s'il le faut, l'avant-garde résolument deviendra l'arrière-garde. Pauvres jeunes musiciens, le public vous suivra partout!
Mon voisin de loge, un monsieur qui se méfie de la confusion des genres, me confessait: “Il faut, pour me plaire, qu'un divertissement soit un divertissement et qu'il ne me donne point sujet de méditer sur la métaphysique. J'y apporte une âme aussi simple que celle des spectateurs de Mélicerte ou de La Princesse d'Elide, sous le Grand Roi.” On peut n'être point de cette opinion et exiger beaucoup plus de la chorégraphie. Un des plus intelligents et des plus passionnés thuriféraires de Stravinsky, Jacques Rivière, écrivait du Sacre que c'est un ballet à la fois sociologique et biologique! La sorte de plaisir qu'il y prend est une angoisse horrible, celle même dont Pascal pensait que le divertissement a mission de nous délivrer. Mais combien, parmi ceux et celles qui hier applaudissaient Le Sacre, sont capables de sentir cette admiration où il entre de la peur et du désespoir?