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La Foi en l’Histoire

Référence : MEL_0396
Date : 01/01/1921

Éditeur : Le Gaulois
Source : 56e année, 3e série, n°45795, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Foi en l’Histoire

Jules Lemaître aimait autrefois, au début d'une année, se livrer à des pronostics. Mais il ne se risquait pas hors de sa spécialité et n'augurait rien qu'à propos des auteurs à la mode. Ce petit jeu n'aurait aujourd'hui guère de succès: d'autres soucis nous pressent que celui de connaître à quoi rêvent nos beaux esprits, et les prophètes de la politique sont plus entourés que ceux de la littérature. Des spécialistes des affaires étrangères, nous attendons avec angoisse de favorables oracles. Ces spécialistes courent d'ailleurs les rues. La science politique est, cette année, la chose du monde la plus répandue. Dans les salons et dans les tramways, il ne se tient sur l'unité allemande et sur la question d'Autriche que les plus raisonnables propos. Les fruits que nous recueillons du traité de Versailles m'avaient été annoncés, voilà un an, chez le coiffeur. Les causes étant connues, il ne faut pas être sorcier pour en déduire les conséquences. De plus, la politique étant un jeu qui se pratique depuis des siècles, tous les cas se sont déjà présentés; il n'y a plus d'aléa pour qui connaît l'histoire; à tout problème diplomatique, nous trouverons dans le passé la solution. L'histoire est un immense répertoire de charades résolues.

*

Nous avons retrouvé la foi en l'histoire, dont étaient dépourvus nos aînés. Brunetière oserait-il encore répéter aujourd'hui qu'il n'est thèse à l'appui de laquelle on ne découvre un document, dans la poussière des archives, et qu'il n'est rien qu'on ne puisse prouver, avec des faits, en s'y prenant bien? Mais Renan, surtout, serait étonné et choqué de notre dogmatisme en matière d'histoire: “Qui voudrait songer de nos jours à une exposition régulière de la science politique?” écrivait-il en 1888. Il se scandaliserait fort de voir quelques-uns de ses fils spirituels s'appliquer à établir le dogme du nationalisme intégral basé sur les leçons de l'histoire. Le train dont va le monde dérouterait l'ancien tonsuré de Saint-Sulpice, s'il en pouvait juger du fond de l'abîme où il risque d'expier une trop sacrilège ironie. Sceptique, en tant qu'historien, il admirerait que nous ne le soyons plus; croyant en l'avenir de la science, il serait stupéfait qu'on n'y croie plus aujourd'hui, du moins à sa manière qu'eût pensé de la critique bergsonienne le mystique de L'Avenir de la Science? S'il admettait, comme Bergson, que le destin de l'intelligence humaine est de penser la matière, il ne doutait pas qu'elle pût par surcroît embrasser la vie. Que la conscience soit distincte de l'organisme et que son sort ne soit pas lié à celui de la matière cérébrale, voilà une opinion qu'il eût jugée désuète et périmée. En 1886, avec cette gouailleuse familiarité qu'il risque à cette heure de payer cher, il disait à Dieu mille calembredaines de cette sorte: “Quel parti vous avez tiré de l'organisation vertébrale pour produire, au moyen de pulpes nerveuses insignifiantes, l'art, la science, la vertu!” Il était donc affirmatif sur des points où les philosophes de ce temps le sont le moins et doutait de ce qui paraît aux plus considérables de nos beaux esprits comme la base la plus solide à établir leurs convictions: les sciences historiques. Il est vrai qu'après nos désastres, il écrivit des pages pleines de sagesse et d'affirmations dont aujourd'hui nous nous réclamons, mais le fond de sa pensée fut, je crois bien, que la science historique était essentiellement conjecturale. Nous ne partageons plus cette opinion; l'histoire nous enseigne la politique. Qui de nous n'excelle au petit jeu de récrire le discours sur l'histoire universelle? Non pour montrer, comme Bossuet, le Surnaturel dans le monde, mais pour prouver que les destins de la France et du monde sont tout entiers entre les mains de nos diplomates (mais avons-nous des diplomates?) et de notre gouvernement (mais avons-nous un gouvernement?)

*

Etrange époque! Jamais la sagesse politique ne fut si répandue… seulement, si mon coiffeur me suggère, touchant l'Autriche, les plus sages réflexions; si les prévisions de Thiers au moment de Sadowa, courent les rues, cela ne change en rien la marche des événements. La seule différence réside en ceci que nous gaffons avec une entière lucidité: nous détruisons l'Autriche, la mort dans l'âme, et la Turquie, d'un cœur aussi passionné pour les Turcs que si nous avions tous écrit Azyadê! Ainsi apparaît-il que les événements du monde ne sauraient dépendre de la seule intelligence humaine; il ne faut pas que tout aille trop bien; la claire vision que nous avons de la politique nous amène exactement au point où nous conduisit l'aveuglement de Napoléon III; et nous ne sommes que des Cassandres.

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François MAURIAC, “La Foi en l’Histoire,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/396.

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  1. GALLICA_Le Gaulois_1921_01_01.pdf