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Un quart d’heure avec François Mauriac

Référence : MEL_0040
Date : 02/04/1936

Éditeur : Candide
Source : 13e année, n°629, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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Un quart d’heure avec François Mauriac

La question banale: “Pourquoi avez-vous écrit ce livre?”, il ne m’est pas venu à l’esprit de la poser à M. François Mauriac à propos de sa Vie de Jésus[1]. N’a-t-il pas déclaré dans sa préface qu’en la personne du Christ un écrivain catholique trouve à évoquer la plus vivante, la plus frémissante des grandes figures de l’histoire? On peut ajouter que cette figure, s’il ne l’avait pas évoquée, aurait manqué à son œuvre, où elle tient implicitement le rôle essentiel.
Les autres personnages de l’Evangile, il les a déjà décrits, sous leur aspect immuable, qui fait que vingt siècles n’ont pas cessé de les rendre semblables à eux-mêmes. Les pharisiens, ils sont dans tous ses romans, et dès Préséances il nous a fait rencontrer sur les bords de la Gironde des Nazaréens comme ceux qu’il peint à la première page de sa Vie de Jésus, quand il nous montre la petite ville où le Christ a passé sa vie cachée: “Jésus demeure au plus épais d’un clan, parmi les ragots, les jalousies, les menus drames d’un nombreux parentage, des Galiléens dévots…” Presque à chaque page, d’ailleurs, par le seul rappel de ce que l’humanité a d’incorrigiblement misérable, Mauriac a fait de la Vie de Jésus un livre d’une brutale actualité.
Ecoutez-le. Il évoque la scène du disciple qui a demandé à Jésus que le temps lui soit laissé d’aller ensevelir son père. Et Jésus a répondu; “Suis-moi! et laisse les morts ensevelir les morts.” Alors Mauriac:
“La crasse de dix-neuf siècles recouvre le métal éclatant et dur de ces mots. Dix-neuf siècles de commentaires lénitifs, d’atténuations. C’est que la vérité ne se regarde pas en face, la vérité littérale de ces paroles dont aucune ne passera. Mais quoi! Même de celles-là, il nous est donné de mesurer combien elles sont vraies, lorsqu’au cours d’obsèques officielles nous considérons l’assistance: ces visages rusés, malades, que marque la double usure du temps et des crimes, ces chairs macérées, marinées dans les vices, cette foule de corps dont la corruption est plus avancée que celle du mort qu’ils encensent: car de celui-là du moins il ne reste que la dépouille; l’âme est ailleurs, purifiée par un feu inconnu. Mais ceux qui croient lui survivre, ce sont ceux-là qui sentent mauvais: l’odeur de la pourriture spirituelle dépasse l’autre.”
Quand à Jésus lui-même, il est présent depuis le début dans l’œuvre de François Mauriac. C’est lui qui a purifié le “fleuve de feu” et dénoué le “nœud de vipères”. Il a sauvé malgré ses crimes le misérable héros des Anges noirs. Il est l’aube qui luit à la fin de la nuit de Thérèse Desqueyroux. Mais cette présence était invisible. Or, avant d’intervenir parmi les âmes en général et parmi les personnages de Mauriac en particulier, Jésus a vécu sur la terre, l’histoire de sa vie n’était donc pas seulement pour Mauriac le thème d’un livre qui peut tenter tout écrivain chrétien. C’était le livre qu’il devait écrire un jour pour fournir la clef de son œuvre; afin que, après avoir peint si souvent les épisodes tragiques où l’on voit, malgré tout, le monde sauvé, il finit par dessiner le visage même du Sauveur du monde.
— Sans doute, dit M. François Mauriac, une Vie de Jésus, il faudrait l’écrire à genoux, dans un sentiment d’indignité propre à nous faire tomber la plume des mains. Cet ouvrage-là, un pécheur devrait rougir d’avoir eu le front de l’achever.
“Mais, ajoute-t-il, si je n’ai pas voulu faire un ouvrage d’histoire scientifique, je ne voudrais pas qu’on me crût tout à fait étranger à cette science. J’ai étudié la vie de Jésus dès ma jeunesse. A cette époque, la crise moderniste attirait sur ce sujet l’attention de tous les catholiques. J’ai lu beaucoup de livres là-dessus; je crois connaître assez bien la question du quatrième Evangile. Bref, sans avoir nulle prétention, je crois au moins pouvoir passer en cette manière…”
— …Pour un amateur distingué.
— Si vous voulez.
“Seulement, il était inutile de recommencer ce qui a déjà été parfaitement fait. Et, pour moi, j’ai cherché surtout à peindre le visage qui apparaît dans les trois synoptiques et le quatrième Evangile, à peindre, s’il est permis de parler ainsi, le caractère d’un homme. Aussi n’ai-je rien relu, pour écrire ce livre, sinon le Nouveau Testament, que j’avais ouvert sur ma table pendant que je travaillais.”
— Ce visage de Jésus, vous ne lui prêtez nulle beauté extraordinaire.
— C’est un reproche que certains lecteurs m’ont fait. J’ai déjà reçu plusieurs lettres à ce sujet. Et je suis heureux que vous me donniez l’occasion de m’expliquer là-dessus.
“On peut voir Jésus de deux façons. Soit comme le plus beau des enfants des hommes, soit comme un homme qui ne se distinguait pas physiquement de ceux qui l’entouraient, et dont la divinité n’apparaissait que dans ses paroles et dans ses actes. Pour moi, je penche vers le second parti.”
— On a même dit que vous aviez décrit un Christ laid.
— C’est excessif. Disons, si l’on veut, que c’est le Christ de Rembrandt. J’ai écrit qu’il apparaissait comme un homme de petite mine, qui ressemblait au gens de condition très humble parmi lesquels il vivait. Je m’appuie sur l’Evangile, où l’on ne voit pas que Jésus en ait imposé à son entourage par son prestige physique. Pour les siens, il est le fils du charpentier, membre d’une très pauvre famille, qui d’ailleurs se moque de lui et le croit fou. C’est parce qu’il parle et agit en Dieu qu’il se révèle comme le Christ. Quand on va l’arrêter au jardin des Oliviers, rien ne le distingue du groupe des disciples parmi lesquels il se trouve. S’il avait été d’une sature et d’une beauté remarquables, aurait-il fallu le baiser de Judas pour le désigner aux soldats?
“Pour moi, l’histoire de la Passion n’est pas moins bouleversante, au contraire, si nous nous représentons la personne physique de Jésus comme un corps misérable, un cerf livré aux chiens.”
— Et la Résurrection n’en est que plus resplendissante.
— Oui. Dois-je dire que ce chapitre de la Résurrection est celui dont je suis le moins satisfait? Que je le récrirai peut-être un jour? Mais ce n’est peut-être pas la peine d’en avertir le lecteur, s’il ne s’en est pas aperçu…”
Non, ce n’est pas la peine si certains lecteurs, dont je suis, trouvent au contraire que c’est une des plus belles parties du livre. Je crois qu’il faudra mettre au premier rang, dans l’œuvre de François Mauriac, la dizaine de pages qui commencent par ces lignes: “Ici devrait commencer l’histoire du retour de Jésus dans le monde. Mais ce serait l’histoire du monde lui-même jusqu’à la consommation du temps. Car la présence de Jésus ressuscité dure encore…” C’est un morceau magistral que ce final où la vie du Christ débouche sur la vie de la chrétienté, où tous les hommes, de tous les temps, s’asseyent à la table, des pèlerins d’Emmaüs: “A qui d’entre nous l’auberge d’Emmaüs n’est-elle familière? Qui n’a pas marché sur cette route, un soir où tout semblait perdu? Le Christ était mort en nous. On nous l’avait pris: le monde, les philosophes et les savants, notre passion. Il n’y avait plus de Jésus pour nous sur la terre. Nous suivions un chemin, et quelqu’un marchait à nos côtés. Nous étions seul et nous n’étions pas seul…” Jusqu’à la conclusion qui, loin de fermer le livre, l’ouvre tout grand aux âmes: “Désormais, dans le destin de tout homme, il y aura ce Dieu à l’affût.”
Il est vrai que de telles pages débordent le cadre de l’histoire, tel qu’on l’entend généralement de cette science littéraire. Mais il est vrai aussi que la vie de Jésus, quelque soit le sentiment avec lequel on l’aborde, n’a jamais pu paraître une histoire comme les autres.

André Rousseau
  1. Un vol. chez Flammarion.

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André ROUSSEAUX, “Un quart d’heure avec François Mauriac,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/40.

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