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La Célébration à Rome des Fêtes de la Nativité

Référence : MEL_0405
Date : 26/12/1934

Éditeur : Le Journal
Source : n°15410, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Célébration à Rome des Fêtes de la Nativité

ROME, 25 décembre. — J'étais venu à Rome pour y voir naître le Christ. Mais j'ai cru, d'abord, que j’avais laissé Noël en France et que je ne le retrouverais pas ici. Le soleil de décembre est si tiède sur les cyprès et sur les pins, il enveloppe les coupoles et les toits d'une lumière si chaude que nous nous sentons bien loin de l’hiver et de sa douce fête.
Les hommes des pays froids éprouvent le besoin de réchauffer dans leur cœur le petit enfant. Ils savent ce qu'est une nuit glaciale, une étable noire: chez eux, il n'y a jamais trop de bûches la cheminée, jamais trop de bougies dans le sapin ni trop de joie sur les visages innocents pour compenser l'obscurité et la neige de cette nuit entre les nuits.
Mais, au-dessus de la Ville Eternelle, décembre est radieux, et les arbres de Noël vendus sur les marches de la Trinité-des-Monts font songer aux lauriers et aux palmes du dimanche des Rameaux.
Il n'y a pas de messe de minuit à Saint-Pierre. Le Christ triomphe à Rome et nous y apparaît dans une telle gloire que nous y avons peut-être plus de peine qu'en aucune autre ville du monde à entrer dans le mystère de sa pauvre naissance. Sur le socle de l'obélisque dressé devant la basilique, j'ai déchiffré l'affirmation sublime: “Christus vincit”, “Christus regnat”, “Christus imperat”. En apparence, qu'il y a loin de Saint-Pierre, de cette immense église dorée dominant la ville et le monde, à l'étable où se réfugient un homme du peuple et une pauvre femme chassés de toutes les hôtelleries!
Eh bien, non, il n'y pas si loin: l'énorme église se serait effondrée si elle n’était pas fondée sur cette étable. J’ai vu, agenouillées au tombeau de l'apôtre, deux petites sœurs de l'Assomption, les plus pauvres entre toutes les servantes des pauvres. Sous l'énorme baldaquin du Bernin, elles ne paraissaient pas plus grosses que deux mésanges.
C'est sur elles pourtant, et sur leurs sœurs, que repose toute cette gloire de la Rome papale. Cette façade pompeuse qu'elle dresse devant les hommes, il n'en reste pierre sur pierre qu'à cause de ces soubassements: chasteté, pauvreté, humilité, obéissance.
Non, il n'y a pas loin de Rome à Bethléem. Cette église serait-elle faite d'or massif, le tabernacle serait-il creusé dans un diamant, le chrétien qui a la foi sentirait toujours devant un mystère d'humilité, qui est le même à Saint-Pierre de Rome, ces voûtes splendides, que dans la plus misérable église de village. Le Verbe de Dieu est devenu ce petit enfant, il s'est fait chair et a habité parmi nous. Un petit enfant nous est né, et il ne nous quittera plus jusqu'à la fin des siècles. Il ne s'agit pas seulement, cette nuit, d'une commémoration: pour les millions de catholiques qui, dans le monde entier, ont communié, le Christ a réellement à renaître, chacune de ces poitrines est devenue une étable où il a peut-être tremblé de froid.
Et voici que nous commençons à comprendre pourquoi ce somptueux Saint-Pierre nous apparaît d'abord décevant: il représente tout ce que le génie humain a pu réaliser pour nous rendre sensible le triomphe de la véritable Eglise. Il ne pouvait rien tenter de plus et pourtant ce n'est que cela. Voilà le pauvre chef-d'œuvre humain et son étroite limite. A Paris, à Chartres, à Bourges, les pierres de nos cathédrales prient, elles poussent, si j'ose dire, le cri de notre espérance et de notre amour; elles s'élèvent du cœur contrit et humilié de l'humanité et jaillissent vers Dieu en une supplication sublime, inachevée, sans cesse interrompue.
Saint-Pierre de Rome est, au contraire, une affirmation tranquille de puissance et d'unité. La basilique tourne sa face harmonieuse moins vers Dieu que vers la ville et le monde. Elle dresse au-dessus de la mer humaine la proue du vaisseau qui ne sombrera pas.
Elle cherche à nous donner confiance. Elle nous appelle dans toutes les langues, dans tous les idiomes de la terre. Nous avons l’église de notre paroisse pour y parler à Dieu seul à seul, mais à Saint-Pierre il ne s’agit plus de solitude: nous n’y sommes plus qu’une brebis du troupeau immense.
Quelle illusion était la mienne lorsque j’ai cru ne pouvoir revivre, au sein de la Ville Eternelle, le mystère de la sainte enfance du Christ! Le soir du 24 décembre, dans la plus pure des nuits, sur la terrasse du palais Taverna, où réside notre ambassadeur près la Saint-Siège, j’ai entendu toutes les cloches de Rome; comme celles des villages de France, elles appelaient le peuple fidèle. J’ai suivi ce peuple à Santa-Maria-Maggiore. J’en ai vu les vagues s’écarter devant la relique de la crèche. Dans ces églises romaines débarrassées de bancs et de chaises, le peuple debout se presse humblement autour de Dieu.
Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’à Rome nous nous sentons loin de l’Eglise primitive: jamais nous ne fûmes si près de la crêche que durant cette nuit de Noël, à Santa-Maria-Maggiore, qui date du IVe siècle: les catacombes y affleurent, semble-t-il, et cette multitude recueillie paraissait avoir surgi de leurs ténèbres, entre deux persécutions.
Rien de ce vacarme dont on m’avait parlé. D’une tribune, je voyais ces milliers de têtes plus serrées que des grains de blé, et pourtant tel était le silence que chaque parole du vieux cardinal officiant m’était perceptible. Il est vrai que chacun de ses gestes me sont familiers depuis l’enfance. Ce cardinal, dans l’une des plus vénérables entre toutes les basiliques chrétiennes, infléchit la voix sur les mêmes mots du Credo, il élève les mains aux mêmes moments, il étend les bras comme le fait le dernier des desservants au fond d’une campagne perdue.
A combien de partis différents appartiennent les hommes qui composent cette pauvre foule? Ici, à Rome, tout devient symbole, tout prend une signification universelle: c’était l’Eglise Militante qui se pressait sous mes yeux dans l’antique vaisseau, et à mes côtés, ces Japonais attentifs aux rites de la consécration représentaient toute cette Asie vers laquelle se tourne avec passion le cœur du pape.
Une voix d’enfant s’éleva pendant le Gloria, pour chanter le Qui tollis peccata muni. Alors, le recueillement devint plus profond, l’union se resserra. Car ce que les hommes ont en commun, c’est le péché… La certitude d’être rachetés et sauvés, en avoir conscience tous ensemble, à la même heure, la même nuit, sur toute la surface de la terre, en témoigner sa joie par les mêmes chants, par les mêmes gestes, agenouillés à la même table, nourris du même pain, se réconcilier, se donner le baiser de paix dans la certitude ineffable qu’un unique amour nous recouvre tous, c’est cela qui constitue la Chrétienté.
Elle s’est défaite en apparence. Mais Rome est toujours là, toujours la branche est tendue autour de laquelle l’essaim dispersé peut de nouveau se suspendre. Aucune Société des nations ne les empêchera d’être rivales pour conquérir et pour dominer le monde. Aucun règlement ne prévaudra contre ce vieux rêve d’hégémonie et d’empire qui, depuis des siècles, tourmente chacune d’elles et les dresse les unes contre les autres. Mais l’idée de conquérir un royaume qui n’est pas de ce monde, bien qu’il s’agisse pour tous du même Ciel, ne rend pas les hommes ennemis: “Je suis la vigne et vous êtes les pampres.” A Rome, le vieux cep est toujours là, vivant, débordant de sève, qui attend que les pampres séparés soient de nouveau entés sur lui.
Lorsque la dernière révolution sera consommée, que les pauvres humains en auront fini avec la dernière expérience politique et sociale, il restera encore, dressée sur les Sept Collines, ou de nouveau tapie au fons des catacombes, cette espérance radieuse qu’un petit enfant est venu apporter au monde du temps d’Auguste et qui, cette nuit encore, a fait battre notre cœur.

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François MAURIAC, “La Célébration à Rome des Fêtes de la Nativité,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/405.

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